Le train les déposa cette fois dans la ville-même où ils étaient censés aller. Clée descendit la première en sautant par dessus le marchepied, son petit corps produisant un bruit de porcelaine en atterrissant sur le quai.Noah la suivit, plus calmement et avec un peu moins de grâce puisqu’il portait leurs bagages. Cela ne se résumait qu’à deux petites valises, mais tout de même, il n’était pas très musclé.
Brouessant : c’était la ville que J leur avait indiquée dans les lettres qu’il avait envoyées après Khotaô. On sentait déjà l’air marin à l’intérieur de la gare, et l’on entendait d’ailleurs la rumeur des vagues. Son ami lui avait dit qu’ici, ils trouveraient une nouvelle enquête et des informations sur Clée. Y avait-il une raison de le croire ? Non, mais il n’y en avait pas plus ne pas le croire. J était peut-être plus mystérieux que Noah ne l’avait pensé, mais après tout, il était un vieil ami, non ? Un vieil ami impliqué dans l’affaire de Khotaô. Un vieil ami en contact avec le jeune Ange. Mais qu’importe, Noah verrait bien si cette nouvelle enquête était un piège. Hochant la tête à quelqu’encouragement qu’il s’était donné silencieusement, il se mit en marche d’un pas résolue et, suivi de sa jeune amie, se dirigea vers la sortie de la gare. L’air marin était frais, et le vent faisait claquer leurs manteaux contre leurs cuisses. Noah remonta son col autour de son cou. Déjà, il sentait ses joues rosir à cause de la bise. C’était comme ça, la mer, mais les gens n’avaient pas l’air mécontents pour autant. Ici, semblait-il, ils portaient tous des tenues colorées et discutaient gaiement aux terrasses des cafés.
« Mais enfin, nous ne faisons que passer ! Vos allées sont assez larges pour que nos caravanes y roulent !
— Je regrette m’sieurs-dames, les gitans sont pas trop les bienvenus dans le cœur de la ville...
— C’est ridicule ! Notre venue est prévue depuis plus d’un mois ! Je vous dis que nous devons voir le maire pour discuter des derniers éléments du contrat : vous n’aurez qu’à lui demander à lui si nous sommes le bienvenu ou pas ! »
Tandis que les esprits s’échauffaient, Clée s’était retournée dans la direction des échos de voix. Ce qu’elle avait vu la mit en joie, si bien qu’elle tira avec insistance sur la manche de Noah pour qu’il lève les yeux de la carte qu’il consultait avec une concentration intense.
« Nous irons mangé dès que nous aurons posé nos bagages à l’hôtel, Clée... Attends un peu. »
Levant les yeux au ciel, la fillette se décida à prendre son ami par la main pour le guider vers l’endroit d’où venaient les bruits de dispute. Alors que Noah se dégageait de son étreinte en rouspétant, elle le poussa vers le premier range des curieux qui s’étaient attroupés autour des protagonistes l’altercation ; et avant qu’il n’eut pu pousser une nouvelle protestation, Noah reconnut le charriot bariolé qui , garé sur la place devant la gare, finissait de vomir ses passagers. Aimé, placé entre Fernand et un habitant du village, s’efforçait de calmer les deux colosses sur le point d’en venir aux mains, tandis que Mathilde, Louisette et les quelques autres membres de la troupe du bras-cassé attendaient au pied de la caravane que le débat se termine.
Au moment où Noah posa son regard sur eux, la chaussure de Michaël sortait tout juste de l’obscurité de la carriole, suivie bientôt par sa jambe, puis par le reste de son corps. Le jeune homme descendit souplement du véhicule, mais il ne fut pas le premier à repérer Noah dans la foule, car déjà, Anne, la plus posée des membres, se dirigeait vers lui en souriant.
« Quel heureux hasard ! fit-elle lorsqu’elle parvint à son niveau.
Noah lui répondit par un sourire sincère, et ils échangèrent quelques banalités sur la météo, le voyage et la santé des uns et des autres.
« Et moi qui pensais te quitter pour toujours sur le quai de la gare... »
Michaël termina sa phrase en donnant un coup de coude à Noah :
« Qu’est-ce qui vous amène par ici, toi et Clée ?
— Cette étape était déjà prévue dans notre voyage, mais je devrais plutôt vous poser la question à vous... Vous avez trouvé des traces du philanthrope dans cette ville ? » demanda Noah en se souvenant que la troupe était à la recherche de celui que tout le monde voyait comme un bienfaiteur.
Il était sur le point de se plonger dans ses pensées quand la réponse d’Anne lui parvint.
« Pour tout te dire, nous nous sommes un peu écartés de notre itinéraire car nous avons reçu une demande exceptionnelle pour jouer dans cette ville.
—Vraiment ? Et votre recherche ?
— Nous restons des comédiens itinérants qui doivent gagner leur croûte... Une demande de la part d’un maire, ça ne se refuse pas... »33
Anne lui expliqua qu’ils avaient prévu de continuer leur route jusqu’à une ville un peu plus au nord, mais qu’ils avaient reçu cette demande de la part du maire de Brouessan et qu’ils avaient finalement décidé de faire une petite escale.
« C’est le début de la célébrité ! Ajouta Michaël avec ironie : Notre troupe est très demandée !
— Alors même que les adjoints du maire, qui sont avertis de notre arrivée, refusent de nous laisser passer ? »
Noah se décala pour laisser Aimé et Fernand entrer dans le cercle qui s’était formé.
Le jeune comédien avait l’air soulagé, mais aussi un peu fatigué de son voyage et des négociations qu’il venait de mener. Il adressa un sourire sympathique à Noah, tandis que Fernand le toisait avec méfiance.
« Que fait-il ici, celui-là ?
— Le hasard a voulu que nos chemins se croisent de nouveau. répondit Anne : Voyons, Fernand, dis-lui au moins bonjour ! »
Le chef de la troupe du bras-cassé sembla s’adoucir en entendant la voix de sa comédienne, mais il ne s’avança pas pour autant à saluer Noah et Clée. Aimé gratifia la troupe d’une bonne nouvelle : il avait réussi à faire entendre raison aux adjoints, ils allaient pouvoir entrer dans la ville ( à pieds) et rejoindre la mairie. Sur ces mots, il retourna dans la caravane et revint quelques secondes plus tard avec une sacoche à la main, qui devait contenir des documents relatifs aux représentations proposées et aux prix demandés. Les membres de la troupe le suivirent lorsqu’il commença à se diriger au fond de l’esplanade, vers une artère piétonne qui devait mener jusqu’à la mairie.
Michaël, cependant, resta auprès de Noah, et il attendit que ses compagnons se soient éloignés un peu avant de prendre le jeune homme par l’épaule. Il avait un air conspirateur, avec sa façon de vérifier d’un regard rapide que personne ne les observait, puis de reporter son regard vers Noah. Clée, quant à elle, devait certainement se retenir d’écrire au comédien que ses regards en coin le faisaient paraître coupable plus qu’autre chose, et Noah et elle échangèrent un regard complice. Pendant ce temps, Michaël avait sorti de sous sa veste un petit papier qu’il déplia. C’était une lettre écrite dans une calligraphie ronde et large, mais quelque peu tremblante, signe que l’auteur de ces mots avait un sujet d’inquiétude. Mais là s’arrêtère les germes de déductions de Noah, car déjà, Michaël lui expliquait la situation.
« J’ai reçu cette lettre un peu après que le maire nous demande de venir à Brouessan. C’est un messager qui est venu me la remettre en pleine nuit : tu ne peux pas savoir comme j’ai eu peur quand j’ai vu une silhouette inconnue qui m’attendait devant ma tente, j’ai cru que mon heure était venue ! Lis-donc, ça vous concerne aussi, toi et Clée. »
Prenant le papier dans ses mains, Noah s’accroupit près de sa jeune amie pour qu’elle aussi puisse lire la lettre.
Bonjour Monsieur Michaël.
Quand j’ai appris que vous passiez avec votre troupe dans notre ville de Brouessan, j’en ai été fort soulagée. J’ai donc dépêché un messager pour vous retrouver, vous qui êtes toujours sur la route. À la vérité, je me trouve en ce moment dans une inquiétude croissante par rapport à une amie, et l’on m’a dit que vous pourriez m’aider. Je ne vous exposerai pas mon problème dans ce mot, mais je viendrais personnellement vous chercher à la gare à votre arrivée, si vous le voulez bien. Je vous emmènerai dans un café de ma connaissance où nous pourrons discuter tranquillement.
On m’a dit que monsieur Noah et Mademoiselle Clée seraient là aussi : ils sont les bienvenus lors de cette entrevue, d’après M. J, qu’ils connaissent déjà.
Avec tout mon respect,
Hélène.
« Comment... Entendu parler de nous ? » put lire Noah dans l’écriture de Clée, qui se faisait brouillonne lorsqu’ellene voulait pas faire attendre ses interlocuteurs.
« Ça, je l’ignore...
— Mais nous n’allons pas tarder à le savoir... » fit Michaël en désignant une silhouette féminine qui s’approchait d’eux.
Et en effet, ils purent bientôt distinguer plus précisément celle qui devait être l’autrice de la lettre. Son teint sombre contrastait avec la robe rose pâle qu’elle portait. Une robe qui était plutôt passée de mode, mais qui seyait parfaitement à ses formes naissantes. Elle avait l’air jeune, encore jouvencelle, mais son maintien était déjà celui d’une femme. Dans ses yeux noirs et ses lèvres crispées, on lisait bien son inquiétude, mais elle s’efforçait d’avancer jusqu’à eux le plus calmement du monde, comme si elle ne faisait que flâner sur la place. Enfin elle parvint jusqu’à eux et leur adressa une ébauche de sourire :
« Vous devez être ceux que j’attendais, car je vois que vous êtes trois, dont deux hommes, et que vous tenez à la main ce qui ressemble au message que je vous ait écrit, monsieur Michaël.
— C’est un plaisir de faire la connaissance d’une aussi ravissante jeune femme, répondit ce dernier avec courtoisie.
—Avant toute chose, déplaçons-nous. »
Elle les mena à travers une enfilade de ruelles d’où l’on pouvait entendre le remous des vagues, jusqu’à un petit café. L’endroit était vide, ce qui était étrange puisqu’il avait l’air si accueillant... Seul un serveur était là, et attendait derrière un bar que quelqu’un vienne le sortir de sa morne attente. D’ailleurs, lorsqu’il les vit entrer, tous les quatre, il s’empressa de venir à leur rencontre. S’il eut un froncement de sourcils interrogatif en voyant Clée se déplacer avec son corps de porcelaine, il ne fit cependant aucune remarque, et préféra prendre la commande de ses trois autres clients. Bientôt, ils étaient attablés près de l’entrée, à côté des fenêtres, et tout en buvant leurs cafés, ils s’observaient silencieusement.
Noah n’était pas un enquêteur professionnel, mais il pouvait déjà déduire plusieurs choses de cette situation. La jeune femme était inquiète et avait besoin de leur aide, comme elle l’avait dit dans la lettre. Quelqu’un lui avait donc parlé de la troupe du bras-cassé, mais aussi de Noah et Clée. Car si la troupe pouvait faire parler d’elle, comme toute troupe ambulante qui se reproduisait dans les villes, Noah et Clée voyageaient seuls, n’étaient pas célèbres, et n’avaient que peu de connaissances ou d’amis qui auraient pu parler d’eux. Par ailleurs, les habitants de Brouessan n’étaient pas rétifs aux choses magiques ou anormales, comme l’étaient ceux de Khotaô. C’était simple : pas de regard trop scrutateur dans la direction de Clée, et surtout, pas de remarques déplacées. Ces gens-là devaient donc accepter la magie et l’inexplicable, mais surtout, le côtoyer assez pour ne pas trop s’en étonner ni en avoir peur. Mais alors que le jeune homme se plongeait dans ses réflexions, il s’aperçut que la jeune femme avait commencé à s’expliquer.
« ...omme vous pouvez vous en douter, je suis Hélène : l’autrice de cette lettre. Je vous demande votre aide par rapport à une affaire qui a débuté il y a quelques mois.
— Comment avez-vous entendu parler de nous ? l’interrompit Michaël
— Quelqu’un m’a dit que vous aviez résolu une affaire ensemble, et il m’a conseillé de me tourner vers vous trois pour ce qui concernait l’Inexplicable plutôt que vers le bureau. »
Michaël se retenait de poser toutes ses questions face à la réponse évasive de leur hôtesse. Qui était ce quelqu’un ? Pourquoi les avoir réunis, Noah, Clée et lui ? Pourquoi pas juste Noah et Clée ? Pourquoi ne pas avoir prévenu le bureau ?
« Voilà, exposa Hélène : Il y a maintenant six mois, une de mes amies a commencé à chercher du travail. Nous sommes scolarisées dans une académie privée, et il n’est pas rare que des élèves doivent travailler à côté des cours pour financer leurs études. L’école le sait, et les emplois du temps des élèves qui travaillent à côté sont allégés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions. Alors mon amie, dont les parents commencent à épuiser leur fortune, a décidé de payer seule ses frais de scolarité. C’est alors qu’on lui a conseillé d’aller travailler à la vieille auberge à l’orée du bois des pins : une ancienne bâtisse qui sert d’auberge depuis longtemps et qui recrute presque toujours. Au début, tout se passait bien. Nous connaissons bien cette auberge en ville, et nous n’avons jamais eu à nous en plaindre. Mon amie avait l’air d’être satisfaite de son travail ett elle disait qu’elle allait pouvoir terminer son année. Pourtant, après deux mois à travailler là-bas, elle a commencé à changer. Elle semblait épuisée en permanence, s’isolait régulièrement de ses amis et camarades, et ne parlait presque plus. On l’aurait dit absente alors qu’elle était là, comme si elle pensait à autre chose, ou pire : comme si elle ne pensait pas du tout. Deux mois, c’est trop tard pour se dire que c’est à cause du changement de rythme qu’elle était un peu fatiguée. Je me suis tout de suite dit que c’était étrange, mais les autres avaient l’air de penser qu’elle avait attrapé une mauvaise fièvre. Alors j’aimerais vous demander d’enquêter sur son cas, qui me paraît bien étrange... »
Il y eut un silence, puis l’on entendit le crayon de Clée gratter le papier. Il fallut attendre un peu, car écrire est moins rapide que parler, mais la fillette finit par tourner son carnet vers ses trois camarades, et surtout vers Hélène, à qui elle s’adressait.
« Quel est le nom de votre amie ? Cela fait plus de quatre mois qu’elle est dans cet état ? Pourquoi ne pas avoir contacté quelqu’un d’autre avant ?
— Mon amie s’appelle Esthelle, pardonnez moi de ne pas l’avoir précisé plus tôt. Quant à la raison pour laquelle je n’ai parlé de cette affaire à personne d’autre, c’est que l’auberge apporte beaucoup de choses aux habitants de Brouessan, je voulais rester discrète quant à cette affaire et une enquête au sein du bureau aurait fait jaser. Esthelle elle-même m’a prié de ne rien dire à personne, mais son état m’inquiète vraiment, alors je me suis permise de vous appeler. »
Noah, qui n’avait pas prononcé un mot depuis qu’Hélène les avait rejoints devant la gare, se leva soudain.
« Je suis désolé, mademoiselle, mais nous ne pouvons pas vous aider. Cette affaire est à coup sûr étrange, mais nous ne sommes ni médecins, ni enquêteurs. Nous ne pouvons rien faire pour votre amie. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser, le voyage a été long, et je crains que mes camarades et moi-même commencions à fatiguer. »
Puis, sans autre forme de procès, il quitta le café en déposant quelques pièces sur la table pour payer les trois cafés. Michaël et Clée prirent sa suite, en s’excusant confusément auprès de la jeune femme qui venait de se voir refuser aussi froidement l’aide qu’elle demandait.