Chapitre 2

Par Taranee


 

Noah marchait d’un pas vif, et il fallut du temps à ses compagnons avant qu’ils ne puissent le rattraper. Alors qu’ils passaient sur une rue qui s’ouvrait sur la mer, Michaël réussit à lui attraper le bras. Noah se retourna, n’opposant aucune résistance. Il n’était pas énervé, non, il avait plutôt l’air pensif et vaguement inquiet.

« Qu’est-ce qui t’a pris ? Lui demanda le jeune comédien : Pourquoi as-tu refusé aussi sec ? Elle n’a peut-être personne d’autre à qui demander !

— Et elle ne nous connaît pas. Cette affaire ne tourne pas rond, Michaël, tu aurais dû t’en rendre compte dès que tu as reçu cette lettre ! Comment une personne qui ne nous connaît ni d’Eve ni d’Adam, qui n’a jamais entendu parler de nous, tout du moins de Clée et moi, pourrait nous faire confiance pour résoudre une affaire en sachant que nous ne sommes pas de la profession ?

— Elle l’a dit elle-même : quelqu’un lui a parlé de nous.

͟ C’est justement ça le problème, Michaël ! Nous nous connaissons à peine, nous nous sommes rencontrés à Khotaô : nous sommes loin d’être un duo d’enquêteurs.

— Qu’est-ce qui t’inquiète comme ça ? Ce n’est pas banal, en effet, mais je vois bien qu’il y a autre chose qui te taraude. Même un aveugle le verrait. »

Noah prit une inspiration. D’une part, il se demandait comment son camarade pouvait ne pas comprendre toute l’étrangeté de l’affaire, d’autre part, il se rappelait qu’il n’avait que vaguement évoqué son vieil ami J ; devant le comédien. Il ne lui avait pas confié ses doutes. Il ne pouvait pas reprocher à Michaël de ne rien voir, car Noah ne le connaissait pas encore bien et ne lui avait rien dit. Alors c’est maintenant qu’il fallait le lui expliquer.

« Michaël, je t’ai déjà parlé de ce vieil ami, celui qui m’avait conseillé de venir à Khotaô... »

Il attendit que son vis à vis acquiesce avant de continuer :

« Ce vieil ami, c’est celui qui est mentionné dans la lettre : ce « Monsieur.J ». Si l’on en croit la lettre où il est écrit « d’après Monsieur J » ainsi que les paroles de cette Hélène, elle a déjà rencontré J. Or, si J est passé dans cette ville, ce ne peut être un hasard : le jour de mon départ de Khotaô, j’ai reçu une deuxième lettre de J, qui me conseillait d’aller à Brouessan. Ce que je me demande, c’est comment J a-t-il pu savoir qu’il se passait quelque chose à Brouessan ? Pourquoi m’y a-t-il envoyé, et pourquoi t’y a-t-il envoyé toi aussi ? Car il est clair que J te connaît, au moins de nom, puisqu’il t’a recommandé, de même que moi et Clée, à cette jeune femme. En clair : Est-il mêlé à cette affaire ? »

Michaêl prit le temps de digérer ces nouvelles informations. Il eut l’air hébété un moment et dut s’appuyer contre le garde-fou à sa droite, comme s’il était pris de vertige ; puis il se ressaisit.

« Ce qui t’inquiète, c’est que J connaisse nos déplacements, et qu’il sache aussi que nous nous sommes rencontrés à Khotaô ? Tu penses qu’il nous surveillerait ?

— C’est possible... Je pense qu’il nous connaît tous les trois, tout du moins... Dans la lettre que j’ai reçue de lui avant d’arriver à Khotaô, il me disait que je ferai une rencontre intéressante... Et je pense qu’il parlait de vous : toi et le reste de la troupe. En réalité, il m’a aussi envoyé des messages pendant que j’étais à Khotaô, comme s’il était au courant des avancées de l’enquête. Ce qui me porte à croire que non seulement il nous connaît, mais qu’il est en mesure de surveiller nos déplacements. »

Un temps de silence. Chacun digérait l’information. Mais alors que Michaël allait ajouter quelque chose, on entendit des bruits de course. Bientôt Mathilde, membre timide de la troupe et proche de Fernand, apparut au coin de la rue. Elle avait l’air essoufflé, et elle s’arrêta devant eux, les mains sur les genoux, reprenant son souffle. Enfin, elle se redressa, lissa les plis de sa robe, en vain puisque le vent du bord de mer venait charrier les tissus. Elle s’approcha de Michaël et lui attrapa le poignet.

« Enfin je te retrouve ! Je t’ai cherché partout, mais enfin qu’est-ce qui t’a pris de disparaître ? Fernand est furieux, il n’arrête pas de dire que cette fois, il va vraiment te jeter dehors !

— Tu sais bien qu’il ne le fera pas : je suis l’un des meilleurs éléments de la troupe. Et puis quelqu’un m’attendait à la gare : j’avais rendez-vous.

— Avec Noah et Clée ?

— Peu importe, allons-y, Mathilde, avant que Fernand ne devienne fou. Et surtout, ne lui dis pas que j’étais avec ces deux-là : je sais bien qu’il ne les porte pas dans son cœur ! »

Il adressa un vague salut aux deux voyageurs avant de disparaître au coin de la rue, guidé par Mathilde.

N’ayant plus rien à faire en ville, ils se mirent en route vers leur hôtel. Sous les conseils avisés de Clée, ils avaient réussi à réserver une chambre à l’avance en envoyant un télégraphe. L’hiver approchait, il n’aurait pas fait bon d’arriver en ville pour apprendre qu’ils allaient devoir dormir dehors, faute d’endroit pour les accueillir. Le bâtiment se trouvait justement sur l’avenue qui menait à la mairie, et donc proche du centre-ville. Noah avait eu quelques réticences à dépenser autant d’argent danss un endroit où ils ne feraient que dormir, mais Clée l’avait tancé en lui rappelant qu’à Khotaô, il avait dormi sur la banquette, et qu’il avait encore des douleurs au dos. Il avait dû capituler devant des arguments si convaincants. Le bâtiment avait belle allure. Onsentait que le commerce marchait bien, car les briques, cela se voyait, avaient été fraîchement repeintes, de même que leur enseigne qui arborait une belle calligraphie faite avec des feuilles d’or et protégée au vernis. L’hôtel s’ouvrait sur un hall qui, sans être immense, restait de bonne taille. Le sol était recouverts de tapis orientaux et il y avait plusieurs cheminées qui réchauffaient la salle. Les clients discutaient chuchotant, ou bien feuilletaient le journal. Même la réservation des chambres, au comptoir, se faisait dans un murmure, ce qui créait une atmosphère feutrée propice à l’endormissement. Les deux jeunes gens récupérèrent la clef de leur chambre et grimpèrent au troisième étage, jusqu’à une chambre de laquelle ils pouvaient apercevoir la grève.

La chambre était meublée bien confortablement, avec deux lits cette fois, et quelques affaires de plus par rapport à l’auberge de Khotaô. Mais ce confort ne fut pas la première chose qu’ils remarquèrent, car sur l’étude en bois avait été déposée une enveloppe à leur intention. Perplexe d’abord, puis inquiet, Noah s’approcha du petit meuble et se saisit de la lettre. Il y avait un coupe-papier dans un tiroir et il s’en servi pour décacheter l’enveloppe. La lettre à l’intérieur était bien calligraphiée : une écriture fine et élégante, mais aussi sévère. L’écriture de J. Noah ne put s’empêcher de pousser un rire. Alors c’était ça : ils venaient juste de parler de lui avec Clée et Michaël, d’émettre des soupçons sur lui, et voilà qu’une lettre l’attendait sur le bureau de la chambre dans laquelle ils venaient d’entrer. Clée ne s’était pas approchée, mais lorsque Noah s’assit sur le lit, elle se mit à côté de lui.

Mon ami,

Noah. Tu doutes, je le vois bien. Et pourtant je ne suis pas là pour te nuire. Tu me connais tout de même, je suis ton vieil ami. Tu ne te crois pas assez malin pour résoudre le mystère de Brouessan, et pourtant tu l’es. Je ne t’ai pas envoyé ici sans raison. J’ai parlé de Michaël à cette jeune fille parce qu’il pourrait t’être utile. Je voulais seulement te faire retrouver un camarade que tu semblais avoir apprécié à Khotaô. Je voudrais que tu prennes cette enquête. Ne serait-ce que pour cette jeune fille. Et si tu as encore des hésitations, alors je m’en remets à Clée.

Clée, j’ai vu que tu n’avances pas beaucoup dans ta quête de souvenirs, et j’en suis navré. En échange de cette enquête à résoudre, voici un petit présent qui pourrait raviver quelques souvenirs chez toi.

Je vous adresse encore mes amitiés,

J.

En dessous du paraphe était scotché un fil. Ou plutôt un cheveu. Si cette lettre laissa Noah plutôt confus, Clée, elle, se figea à l’instant même où elle prit le cheveu entre ses doigts. Ce fut alors le noir complet pour elle. Puis un tourbillon de sensations. Elle se rappela soudain qu’elle avait un ami. Un ami vieux comme le monde, pourrait-on dire, qui l’aidait à accomplir quelque chose. Mais quoi ? Une tâche importante, primordiale, même. Elle estimait beaucoup cet ami. Les souvenirs étaient flous, insaisissables. Ils arrivaient dans sa tête comme un coup de tonnerre, puis repartaient aussi vite, ne lui laissant que des impressions. C’était tellement frustrant... Mais lorsqu’elle essaya de fouiller sa mémoire plus avant, tout disparut. Elle ouvrit les yeux.

La lumière froide du soleil d’hiver l’éblouit un instant. Elle se rendit compte qu’elle était à présent couchée sur le lit. Si elle avait eu des muscles, ils se seraient raidis. Son corps n’était que celui d’une marionnette, mais elle tremblait, pourtant. Noah était penché sur elle, impuissant car il avait déjà tenté d’exercer son pouvoir pour entrer dans son esprit et que ça n’avait pas marché. Elle voyait ses lèvres bouger, et au bout d’un moment, elle put l’entendre parler.

— ...lée ! Clée ! Que s’est-il passé ? Réponds-moi s’il te plaît !

Elle se redressa sur son séant, encore un peu brumeuse, et elle réussit à attraper le bras de son compagnon. À son contact, celui-ci poussa un soupir de soulagement. Puis il s’empressa d’aller chercher le petit carnet et le stylo qu’elle avait posés sur l’étude en arrivant, et les lui fourra dans les mains.

« Dis-moi, que t’est-il arrivé ? Tu es tombée d’un coup comme évanouie ! »

Elle rassembla un peu ses idées avant de répondre.

Le cheveu. J’ai vu des choses quand je l’ai pris.

« Des choses ? Quelles choses ? Moi je n’ai rien vu ! »

Des souvenirs. À moi.

Elle lui raconta son étrange aventure, qui laissa Noah pensif. Assis en tailleur sur le lit, le dos courbé, il regardait par la fenêtre sans vraiment voir le paysage qui s’y étalait. Au bout d’un moment, il fit :

« Sais-tu à qui appartient ce cheveu ? »

Non.

« Et à quoi ressemble ton ami ? »

Tout était trop flou. C’est un homme je crois.

« Se pourrait-il que ce soit J ? »

Ne sait pas.

Il y eut un moment de silence. Noah réfléchissait, en effet, mais ses conclusions ne menaient à rien. Clée avait vu des souvenirs. Un peu. Et c’était encourageant, mais il n’y avait presque aucun indice qui pourrait leur permettre de tenir le fil de sa mémoire. Il n’y avait que des informations incomplètes... Mais une chose était sûre : le déclencheur avait été ce cheveu. Et ce cheveu avait été envoyé par J. Ce qui signifiait qu’il savait des choses sur Clée, et qu’il savait comment raviver ses souvenirs.

« Il faut trouver ce J... » murmura le jeune homme.

Il était peut-être leur première piste vers les souvenirs de Clée. Et pour le trouver, il fallait suivre sa trace. S’il leur avait envoyé une lettre, il ne devait pas être bien loin. Il voulait que Noah reprenne l’enquête ? Très bien. Si c’était le meilleur moyen de parvenir jusqu’à lui, alors qu’il en soit ainsi.

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