Chapitre 1

Par Phoebe

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

1882

 

 

 

Terzo Tuttobene naquit un jour d'hiver particulièrement froid, au fin fond du Piémont, en 1882. Ce soir-là, il faisait nuit noire, et la neige languissante recouvrait l'intégralité de son petit hameau perdu dans les montagnes. Le rempart de pins qui l’entourait n’arrêtait en rien l’avalanche de glace. Elle tombait à gros flocons, s'entassant par paquets dans les ruelles à peines pavées, assourdissant la nuit, l'illuminant de cette blancheur fantasmagorique. Dans le coin, on appelle cette neige, cette grosse neige de montagne annonciatrice de malheur, Brass di Dio, le bras de Dieu, car c'est ainsi qu'elle apparaît, comme par magie, toute-puissante, bien souvent silencieuse, aussi douce que cruelle, aussi mordante que belle. Le village, souvent isolé et malmené par cette neige, en prit même le nom au fil des années. Nul ne sait plus comment il se nommait auparavant. Peut-être n’y avait-il rien. Les plus anciens se questionnent encore. Pourquoi leurs ancêtres sont-ils venus s’installer ici ? La terre n’y est pas spécialement bonne. Le bois des pins n’y est pas spécialement tendre. Et la neige, elle, y est cruelle, intensément cruelle. Elle se dépose en douceur, se love, s'étire, ronronne, fait son nid, reste là, dort quelque temps, le temps que l'on s'habitue à elle. Et, immanquablement, à son réveil, elle repart avec bien des choses volées, des maisons, des futures récoltes, ou des vies, comme une dîme qu'on lui aurait due. Le Brass di Dio pardonne rarement. Il s'abat sans pitié sur ce petit village de montagne, égaré, qui porte son nom, comme s'il le rendait responsable de tous les vices humains. C’est peut-être cela qui a poussé les ancêtres à s’arrêter là. Cette mysticité étrange. Ce fait que les pins semblent toucher le ciel. Cette atmosphère d’irréel, qui affole parfois les oiseaux. Comme si la frontière avec le monde céleste s’amenuisait ici. Les villages voisins, parfois, rient en l’appelant l’antichambre du ciel. Et quand le ciel s’énerve, comme par ces soirs d’hiver, alors, le bras est plus puissant, plus impitoyable que jamais. Non, ce n'est pas de bon augure de naître par cette neige. Premièrement, car chaque villageois a déjà tout le mal du monde à y survivre. Deuxièmement, car aucun nouveau-né n'aurait le bon goût de se risquer au-dehors de sa mère par un froid pareil. Le genre de froid qui laisse les gens raides morts, celui si froid qu'il en paraît chaud, qui gèle les articulations et les maisons, qui s’immisce dans les tissus, celui qui prédit un été aussi infructueux que les longs jours sans pain de l'hiver. Mais Abbondanza Tuttobene savait. Elle avait vu en rêve que son petit naîtrait quand la neige arriverait. Dans son rêve, il lui tendait les bras, tout rose et potelé, assis dans un tas de neige immaculée, hilare, comme si le froid ne l'atteignait pas. Non, vraiment, ce n'était pas de bon augure. Silvia aussi l'avait senti. Elle avait le don, elle aussi. Plus que quiconque. Elle avait senti pour son père. Silvio Tuttobene était mort le mois passé, d'une glissade funeste, qui l'avait fait percuter de plein fouet un rocher dur et froid, recouvert de givre. Silvia l'avait deviné, et elle était allée le chercher, sur le flanc escarpé de la montagne, où il ramassait des branches pour faire du feu. Quelque chose n'allait pas. Elle l'avait trouvé à mi-chemin de la maison, déjà saupoudré de petits flocons, le sang de sa tête s'étalant dans la neige comme une fleur écarlate. Elle avait trouvé ça joli, au fond. Il aurait aimé. Abbondanza avait beaucoup pleuré, assise à côté du feu, ses larmes quand même froides par cet hiver si rude. Il ne lui restait que trois enfants, dont le petit Paolo si fragile, Silvia, et Laura.  Il y avait aussi celui qu'elle portait en ce moment, mais qui mourrait sûrement, comme les six autres étaient morts, les six qui reposaient maintenant à côté de leur père. Mais avaient-ils seulement vécus ? Ils étaient passés comme des anges, plein d'insouciance. Non, ils n'avaient pas réellement vécu. Ils étaient passés dans un monde avant d'accéder à un autre, meilleur, meilleur pour eux. Ils n'auraient pas été assez forts pour vivre dans celui-ci. C'était ce que se répétait Abbondanza pour se consoler de la perte de ses enfants. Mais elle n'y arrivait pas. Elle avait constamment peur pour eux. Et pour lui aussi, plus que les autres, même. Elle avait tremblé dès qu'elle avait compris qu'elle était enceinte. Si âgée... Et maintenant, ce rêve. Ce rêve avec son petit qui riait en jouant dans la neige. Même si elle savait qu'il ne vivrait pas, elle avait peur pour lui. Elle l'aimait, ce petit. Son dernier petit. Elle le suppliait de rester au chaud, de ne pas sortir par ce froid. De ne pas la laisser seule. Mais il n'avait pas écouté. Non. Ce soir, elle avait senti les contractions, plus fortes que jamais, accentuées par sa fatigue, par le froid. Paolo s'était réfugié dans la chambre, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre Mamma. Laura le serrait dans ses bras en caressant ses cheveux. Il est tout petit, Paolo, c'est normal qu'il ait peur. Mais même les habituels remèdes de Mamma ne l'aidaient pas à apaiser les contractions, aujourd'hui. Alors, Silvia avait appelé la voisine à l'aide. Elle avait frappé à sa porte, les pieds presque nus dans la neige, les lèvres déjà bleuies de froid, après avoir enfilé à la va-vite un châle, complètement paniquée. Mamma s'était plainte, Mamma avait crié, et Mamma ne se plaignait jamais, ne criait jamais. Il fallait chercher Maria, le bébé arrivait, même si c'était trop tôt, beaucoup trop tôt. Malgré la tempête de neige et les bourrasques de vent glacées, Maria, la voisine, avait accouru dans cette famille dont les enfants étaient si maigres et fragiles, où les gens étaient si malheureux, où le Bras de Dieu avait frappé avec force. Il se murmurait dans le village que Dieu en voulait à Abbondanza, car avec ses remèdes et potions, bien souvent, elle ramenait à la vie ceux qu'Il voulait récupérer à ses côtés. Abbondanza avait donc gagné, dans le village et au-delà, une réputation quasi-divine, et pour ses malheurs, et pour ses pouvoirs étranges. Sa mère avant elle, déjà, les intriguait tous. Providenzia était la fille d’un riche bourgeois, mais des visions et des prédictions étranges à répétition, qui, quelquefois, s’étaient avérées vraies, avaient précipité sa famille à se débarrasser d’elle en la mariant à un paysan d’un village éloigné. Rien ne s’était arrangé : ses prédictions s’étaient empirées à Brass di Dio. Elle voyait des morts, vivait avec. Il n’était pas rare qu’on la retrouve errante, les yeux vitreux, marmonnant des choses étranges. Ses morts prenant la place des vivants, et elle ne s’occupait pratiquement pas d’Abbondanza et de son frère, ne leur léguant en guise d’amour que ses enseignements de jeune fille bien éduquée. Cependant, si Abbondanza, ayant bénéficié des restes de l’éducation de sa mère, savait lire, écrire et compter, et avait même des connaissances rudimentaires en littérature et arts, elle avait également hérité de quelques facettes de son don maudit. Les herbes qui soignaient. Les rêves prémonitoires, quelquefois. Assez de magie, en somme, pour lui conférer un statut de guérisseuse et rebouteuse, surtout avec cette mère absente (dans tous les sens du terme). Elle était d’ailleurs grandement préférée à Providenzia dans le village. Depuis la mort de ses parents, il y a bien des années, les gens venaient même la voir assez souvent dans sa petite maison, et pas forcément pour ses onguents. On l'aimait, on la craignait, on la chérissait, on la respectait. Si elle pouvait faire le bien avec ses remèdes, c'est qu'elle pouvait également faire le mal. Et puis, elle était si douce, si gentille. Si malheureuse. Elle n’avait pas eu de chance, non, ça, c’est sûr… Et ses enfants, ils étaient si charmants... Alors ce soir, quand Silvia l’avait appelée, Maria avait accouru avec une désolation surjouée, maudissant le Bras de Dieu, se réjouissant intérieurement de tout ce malheur, qui lui fournissait de quoi parler avec les femmes des villages alentour à la messe dominicale. "La pauvre Abbondanza, elle porte bien mal son nom, si vous saviez... Ah, que serait-elle devenue sans moi...". Elle pourrait rajouter encore des péripéties à l'histoire désastreuse de la famille Tuttobene. "Un mois après la mort du mari -une glissade, imaginez-vous ! Abbondanza a mis au monde son dernier-né, bien trop tôt, en plein milieu de la pire tempête de neige du Bras de Dieu." Mais malgré son amour des rumeurs et autres colportages de malheurs, Maria prenait son rôle à cœur. Un bébé doit naître ? Il naîtra ! Abbondanza avait déjà quarante ans passés, mais elle devait vivre, absolument : elle était la seule famille de ses trois enfants, et surtout, la seule à connaître le nom des plantes et leurs usages, les mélanges qui rendent fertiles, ou ceux qui guérissent, ceux qui tuent, et ceux qui rendent fous. La seule autre qui les connaissait, c'était Silvia, sa fille.

Mais si Abbondanza mourrait, Silvia devrait partir en France rejoindre son oncle, avec son frère et sa sœur. On ne vit pas seule à quinze ans, qui plus est avec deux enfants à sa charge. Alors, à choisir entre Abbondanza et son bébé, on choisirait Abbondanza.

Des grognements de bêtes sauvages, qui, par ce temps, se hasardaient dans le village à la recherche de n'importe quelle nourriture, entouraient la petite maison bancale, déjà secouée par le vent violent et les tourbillons de flocons. Silvia, Laura et Paolo, les enfants Tuttobene, se blottissaient les uns les autres dans leur grand lit, à la fois pour se réchauffer, et pour se rassurer. Paolo et Laura, qui avaient quatre et onze ans, étaient terrifiés par les cris de douleur de leur mère. Silvia, plus sage, du fait de ses quinze ans, priait pour l'âme sûrement perdue du bébé à venir. Nul enfant ne pourrait survivre par cet hiver mordant, par un accueil si rude en ce monde, surtout pas les bébés si fragiles de sa mère, qui baissaient les bras trop vite face à la dureté de la vie, et ne tentaient pas l'aventure bien plus d'une semaine. Deux petites filles avaient vécu jusqu'à leurs quatre ans, avant de mourir à leur tour, plongeant leur mère dans une tristesse plus grande à chaque fois. On ne comptait plus, dans le petit cimetière attelé à l'église, le nombre de minuscules tombes dédiées aux bien ironiquement nommés les Tuttobene. Quand les petites tombes s'étaient retrouvées accompagnées récemment par celle du père, le vieux curé avait glissé à Maria : "Leur père a sûrement été rappelé à Dieu, car les âmes de ses enfants au ciel ont autant besoin d'un guide là-haut, que ses enfants de chair et d'os en ont besoin ici-bas. Il a trop d'enfants au ciel pour les laisser seuls, comprenez-vous donc, Maria ? Peut-être sommes-nous orphelins là-haut, tant que nos parents ne nous ont pas rejoints. Réjouissez-vous pour ces petites âmes, au lieu de pleurer !". Mais Maria avait pleuré encore et encore, car Silvio était mort, et Abbondanza encore enceinte, éreintée par ses grossesses ponctuées d'échecs, et par le petit Paolo qui causait tant de souci par sa santé fragile.

Enfin, les cris d'un nourrisson faiblard résonnèrent parmi les tourments du vent et les hurlements de la tempête. Silvia hésita quelques instants dans le lit. À côté d'elle, Laura et Paolo dormaient déjà, endormis sûrement par leurs accès de peur. Elle entendit, quasiment inaudible, la voix de sa mère, et un chuintement ressemblant à celui d'un bébé. Il était encore vivant. Elle se leva doucement et poussa la porte. Sa mère donnait le sein à un bébé minuscule, trop minuscule pour vivre, encore rouge du sang maternel, éclairé et réchauffé aux lumières conjuguées d'un feu et d'une chandelle.

-Il est petit, Abbondanza, fit Maria en secouant la tête. Très petit.

-Je mettrais son berceau à côté de la cheminée, répondit Abbondanza. Demain, nous irons le baptiser. On ne peut déranger le curé ce soir, par ce froid. Il nous faut attendre quelques heures. Il faut qu'il vive quelques heures.

-Tu penses qu'il survivra ?

-Il peut tenir.

Elle resserra le bébé contre son sein.

-Il tiendra.

Elle repensa au bébé rose et potelé de son rêve. Il vivrait au moins quelques mois.

-Comment vas-tu l'appeler ?

Sa mère ne réfléchit presque pas, et répondit immédiatement :

-Terzo.

Alors Silvia, qui se cachait dans l'ombre de la porte, comprit. Elle comprit que cet enfant n'était pas plus destiné à vivre que les deux précédents. Abbondanza avait déjà eu deux garçonnets morts en moins d'un an, appelés Primo et Segundo. En appelant ce bébé Terzo, "le troisième", sa mère avait comme signé son décès programmé, comme la suite de cet algorithme morbide. À plus de quarante ans, et désormais veuve, elle n'aurait plus d'enfants. Terzo serait son dixième enfant, et son troisième garçon à rejoindre son père et ses frères au ciel. Le problème, c'est que Terzo Tuttobene vécut. 

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