II
1885
-Terzo, où es-tu ?
Le petit garçon se cacha en riant derrière un arbre.
-Terzo ?
La panique commença à se saisir de sa mère.
-Terzo !
Le rire espiègle de son fils lui parvint, et elle porta la main à sa poitrine, soulagée.
-Sors de ta cachette, on nous attend !
Le garçonnet bondit de derrière son arbre, ramassa une branche et commença à taper sur tous les rochers et troncs qu'il croisait. Enchanté du vacarme que cela produisait, il continua, en sautillant le long du chemin, criant pour accompagner le bruit sourd du bois contre la roche. Sa mère frémit lorsqu'il tapa sur un rocher plus dur et plus pointu que les autres, celui-là même qui l'avait privée de mari, trois ans plus tôt. Elle se signa et somma son fils de l'imiter :
-Fais une prière pour Papa, Terzo.
L'enfant obéit, bien qu'il ne sache pas exactement qui était Papa et ce qu'était une prière.
-Maintenant, allons chez Silvia. Elle nous attendait déjà il y a une heure de cela.
Silvia s'était mariée deux mois auparavant, avec Mario Cremonese, un paysan riche et fort du village voisin. Elle avait la chance d'être la plus jolie fille de la contrée. Non pas que ce soit bien difficile : beaucoup avaient le visage et le corps durs, propices à une vie de labeur. Sans être d'une beauté inégalable, la fille d'Abbondanza, elle, avait le visage fin, comme taillé dans de la porcelaine, et la peau douce et veloutée. Elle avait hérité de son père des grands yeux noirs bordés de longs cils, et de sa mère des cheveux tout aussi noirs, bouclés, une toison d'ébène chaleureuse et mystérieuse. Terzo lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Il était beau comme un angelot, un angelot brun. L'enfant de la tempête du Brass di Dio était devenu un mythe alentour. Un bébé chétif, mais un miraculé, qui avait vécu, enfin quelqu'un que le Brass di Dio n'avait pas tué, quelqu'un qu'il avait fait vivre, à qui il avait donné naissance... Terzo était un chérubin comme on n'en avait pas vu depuis des années, aux yeux rieurs, au sourire espiègle et aux joues pleines. On disait que les pouvoirs de guérisseuse de sa mère avaient été décuplés par son arrivée. Que sa sœur elle aussi, maintenant, accomplissait des miracles. C'est étonnant comme les gens cherchent du réconfort dans tout ce qu'ils peuvent. L'arrivée de Terzo avait été accompagnée d'un vent d'espoir nouveau. C'était peut-être pour cela que Mario était tombé amoureux de Silvia. La jolie Silvia. Elle avait prévenu un jour Ornella qu'elle était enceinte, Ornella que tout le monde croyait infertile. Sept mois plus tard, Ornella donnait le jour à un robuste bébé. Elle avait mis en garde Giancarlo contre le vide. Giancarlo avait glissé dans un ravin, mais fut retrouvé vivant, miraculeusement. Sans compter cette histoire étrange avec Bianca, quand elle avait huit ans... On disait aussi qu'elle voyait des choses que les gens ne voyaient pas, qu'elle voyait "au-delà du voile". Cela, même Abbondanza n'arrivait pas à le faire. Personne n'osait trop y croire, et pourtant, lorsque l'on avait une affaire étrange à arranger, c'était Silvia que l'on allait voir, de nuit, encapuchonné. Surtout depuis l'affaire Caruzzo. On raconte que des gens viennent de loin pour une toute petite entrevue. Que certaines nuits, plusieurs personnes attendent devant sa porte, la tête baissée, pour qu'on ne les reconnaisse pas. Même maintenant qu'elle habite loin du village, les gens font le trajet, inlassablement, pour dire quelques derniers mots à des proches, ou savoir où sont cachées quelques piécettes. Mais tout ceci ne sont que des racontars, évidemment, et personne ne sait si Silvia ouvre réellement la porte à ces personnes égarées, et le portail de son esprit aux âmes perdues. Mais pour l'instant, la douce Silvia n'est rien de plus aux yeux de Terzo que sa grande sœur si jolie, si gentille, qui ne le pince pas comme Laura, ni ne respire fort et avec difficulté comme Paolo.
-Terzo !
Silvia venait d'apparaître sur le pas de sa porte, les mains sur ses hanches larges, le sourire aux lèvres. Son petit frère lui courut dans les bras et lui sauta au cou, avec la ferme intention de ne pas s'en décrocher. Elle serra contre lui ce petit bout d'homme de trois ans, si candide et si innocent, qui sentait la crème et la bouillie qu'elle connaissait si bien, pour en avoir mangé pendant dix-huit ans.
-Paolo n'est pas là ? s'interrogea-t-elle en plissant les yeux pour voir au loin.
Sur le chemin de l'entrée de Borgosola, seule la silhouette de sa mère s'approchait, un peu courbée, lentement. Abbondanza supportait bien mal le temps qui passait, et semblait au moins dix ans plus âgée que ses quarante-cinq ans.
-Malade, fit Terzo en haussant les bras. Paolo malade. Maman donné potion à lui.
Silvia fronça les sourcils. Paolo avait sept ans, et depuis sept ans, Paolo était malade. Sa mère l'appelait "L'enfant du maudit baiser salé". L'adage populaire disait que si l'on embrassait l'enfant sur le front, et qu'il laissait sur les lèvres un goût salé, il ne vivrait pas plus de quelques années. S’il était né dans une autre famille, Paolo serait sans doute mort depuis longtemps. Mais l'enfant avait eu la chance, -ou la malchance ! - de naître chez les Tuttobene, chez Abbondanza, qui le gavait de ses potions mystiques pour le maintenir en vie. Bien souvent, on avait cru que le cimetière de l'église s'ornerait d'une septième petite tombe Tuttobene. Mais chaque fois, il renaissait, les couleurs s'épanouissaient sur son visage pâle, son rire résonnait à nouveau dans la maison. Et, quelques semaines plus tard, recommençaient les nuits de pleurs et de sueurs froides, le front brûlant et la toux grasse, ses difficultés à respirer et ses plaintes constantes. Abbondanza s'obstinait, par égoïsme, à garder près d'elle ce fils si fragile, si mignon, au sourire d'ange. Elle avait déjà si peu, on ne lui prendrait pas plus, si ?
-Paolo est encore malade ? demanda Silvia, inquiète, quand sa mère arriva sur le pas de sa porte.
Elle acquiesça.
-Ce n'est pas grand-chose, je pense. Encore ses poumons.
Silvia ne répondit rien. "Pas grand-chose." Hier soir, elle avait encore rêvé de Paolo qui jouait, et autour de lui, des formes nébuleuses noires, lui léchant les épaules, le torse et la tête, comme si elles voulaient l'attraper. Le mal de Paolo était incurable, mais sa mère l'empêchait de lui voler son fils, ne lui laissant, au final, qu’une vie altérée. Silvia se fit la remarque qu'une mère préfèrerait toujours un peu son enfant le plus fragile.
-Je vous ai préparé un peu de polenta, sourit-elle. Regarde, Terzo, j'ai mis plein de fromage sur la tienne.
L'enfant poussa un cri de joie et s'assit à sa petite table. Mario lui avait confectionné une table et une chaise en bois à sa taille. Il mangea joyeusement en se barbouillant la figure. Les deux femmes s'assirent à leur table, partageant un repas et des nouvelles. Abbondanza se tortillait sur sa chaise, l'air gêné.
-Tu es bien, ici ?
-Oui, très bien. Je m'occupe de la ferme. C'est épuisant. Mais dans deux semaines, Mario laissera les vaches aller aux pâturages, avec celles des autres villageois, ça me fera déjà moins de travail. Et toi ? Comment vas-tu ?
-Oh, tu sais, fit sa mère avec un signe de la main. Rien de bien important. Les affaires. Je n'ai pas à me plaindre. Nous ne manquons jamais de rien.
Elle marqua une pause, puis :
-J'ai entendu dire que les gens font la queue à ta porte, le soir, pour parler à leurs morts. Silvia, j'espère que...
-Ce n'est pas vrai, Maman.
"Ils ne sont qu'un ou deux, selon les nuits."
-J'espère bien, mon enfant. Ce n'est pas un métier. C'est un don que l'on doit conserver pour soi, sans en parler. Crois-moi, il attire malheur et désolation. Ma mère...
Silvia soupira. Oui, elle connaissait l'histoire de sa grand-mère, qui, à force de parler aux morts, devint elle-même un peu morte sur cette Terre, et fut maudite par sa famille. Mais ce n'était pas sa faute, à elle, si les gens venaient la voir. Elle n'avait rien demandé. C'était la faute de Providenzia.