Chapitre 3

Par Phoebe

 

 

III

 

Silvia était l'aînée des enfants Tuttobene. Mais, dans sa tendre enfance, elle avait eu une jumelle, atteinte du même mal que Paolo. Elle s'appelait Providenzia, comme sa grand-mère. Providenzia était chétive et craintive, mais mordait et tirait les cheveux. Elle pleurait beaucoup, s'énervait souvent, mais Abbondanza lui passait tout, comme elle était malade. Elle passait ses journées à perfectionner des remèdes contre ce mal qui lui était inconnu. Elle était épuisée, et ne prenait pas autant de temps à s'occuper de Silvia, qui nourrissait une jalousie bien cachée pour cette sœur qui lui ressemblait si peu. Providenzia avait les cheveux clairs et effilochés, les yeux cernés et pâles, et la peau blanche des enfants maladifs. Délaissée par sa mère, Silvia ne quittait pas son père d'un pas lorsqu'il était là. Lui, en revanche, gardait en grande affection cette fille qui avait ses yeux, forte, calme et douce. Il pensait qu'il n'aurait jamais d'autre enfants. Un an après les jumelles, ils eurent une autre fille, qui vécut six mois, et mourut un soir de tempête du Brass di Dio. Il y eut aussi une fausse couche provoquée par un accès de colère de Providenzia, qui, en frappant sa mère avec ses petits poings et ses petits pieds, fit plus de mal qu'elle n'aurait voulu. Lorsque les jumelles eurent quatre ans, l'état de Providenzia s'aggrava subitement. Abbondanza, affolée, avait beau mélanger toutes les plantes qu'elle connaissait, prier toutes les statuettes et icônes de saints qu'elle avait, et déposer tous les cierges qu'elle pouvait à l'église, la fillette s'éteint une nuit, serrant dans ses petites mains frêles le bras de sa sœur.

Silvia fut plus affectée qu'elle ne pensa par le décès de sa jumelle. Durant deux semaines, elle garda encore sur son corps les dernières marques de morsures et autres griffures qu'elle lui avait infligées, les arborant comme des trophées. Providenzia alla rejoindre leur petite sœur dans le cimetière, par un jour de grand soleil bien peu propice à la peine qu'elle laissait derrière elle. Mais l'enfant ne partit pas. Du moins, pas pour Silvia. La nuit, elle venait retrouver sa place dans leur grand lit, lui tordait ses pieds froids, lui tirait les cheveux, la mordait. Elle était glacée et translucide, auréolée d'une lumière faiblarde. Silvia supporta pendant des mois cette terreur sans en parler à sa mère, que le souvenir de Providenzia faisait pleurer. Les morsures de la petite fille ne laissaient pas de traces, mais Silvia s'imaginait qu'elles la brûlaient toute la journée, et endiguait cette douleur avec courage. Providenzia ne lui manquait plus, elle était toujours là, et pire encore dans la mort que toute sa vie. Elle finit par venir la journée aussi. Plus les jours passaient, plus Silvia avait peur d'elle, plus elle semblait réelle. Elle finit par pouvoir toucher des choses, et cassait les objets pour que Silvia se fasse sermonner à sa place. Un jour, elle cassa le vase de mariage de leurs parents, le bleu, le si joli sur la commode du salon. Abbondanza entra dans une fureur noire :

-Ce n'est pas possible, Silvia, tu n'arrêtes pas, en ce moment !

Elle tenait la petite Laura dans ses bras, la petite Laura qui venait de naître. C'était injuste, si injuste, pensa Silvia. Elle n'en pouvait plus.

-C'est pas moi, c'est Providenzia ! hurla-t-elle de toutes ses forces.

Abbondanza mit ceci sur le compte du traumatisme de la mort de Providenzia, et serra dans ses bras sa fille, en pleurant, et culpabilisant de ne s'être pas assez occupée de cette petite si calme et si discrète. Les semaines qui suivirent, elle s'attacha à passer du temps avec elle, et redécouvrit cette enfant qu'elle avait laissée de côté. Rien n'attisait plus la jalousie de l'autre, l'autre qui était toujours là sans l'être. Et, chaque fois que la jalousie de Providenzia s'accentuait, sa cruauté s'accentuait avec. Et puis, une nuit, elle réveilla encore une fois Silvia.

-Debout, Silvia, debout ! Viens jouer avec moi !

-Il faut que tu partes, maintenant, Providenzia, lui répondit Silvia d'une voix calme. Ça suffit. Tu es partie pour tout le monde, sauf pour moi, et tu ne m'aimes même pas.

-Mais partir où ? demanda l'enfant. Je ne sais même pas où je suis. Je suis là. Chez moi.

-Mamma dit que tu es au paradis. Que tu es devenue un ange. Sauf que tu n'y es pas, je pense. Et tu ne ressembles pas à un ange. Tu n'as pas changé.

-Toi, tu as un peu changé.

-C'est normal. Moi, je vais continuer à changer. Mais toi, tu auras quatre ans pour toute ta vie. Alors, il faut vraiment que tu partes.

Providenzia commença à pleurer. Pour la première fois depuis qu'elle était morte.

-C'est elle, c'est ça ? Elle a pris ma place ?

-Qui ?

-Laura ! Elle a pris ma place ? C'est elle qui est dans les bras de Mamma, maintenant. C'est elle. Mamma ne m'aime plus ! Même toi, tu ne m'aimes plus !

L'amour d'un enfant n'est jamais si fort que lorsqu'il est compromis, surtout lorsqu'il n'est pas rendu en retour.

-Mais non, Providenzia. Je t'aime. Mais pas quand tu es méchante. Si tu étais gentille, tu...

-Je vais aller la voir ! Je vais lui montrer !

Alors Providenzia sauta du lit, et partit de cette démarche rapide et flottante qu'elle avait depuis qu'elle était morte.

-Non, reviens !

 Silvia courut après elle.

-Laisse-là ! Laisse Laura ! Tu as déjà tué un bébé ! Recommence pas ! Ne rends plus Mamma triste…

Elle n'était plus là. Elle n'était plus dans le couloir. Alors, dans la chambre de ses parents, Silvia entendit Laura commencer à geindre.

-Non, souffla-t-elle.

Si elle, elle pouvait supporter les pinçons et les morsures de Providenzia, parce que c'était une grande fille, et qu'elle était la plus grande, le petit bébé Laura ne pourrait pas, lui. Elle entra dans la chambre. Providenzia était à côté du berceau, un regard de défi dans les yeux, auréolée de cette lumière nébuleuse, la main au-dessus de Laura, comme une malédiction.

-Alors, qu'est-ce que je fais ? Je la frappe, je la fais tomber ? Je la mords ?

Elle passa le doigt sur le bras potelé de l'enfant, et Laura s'agita dans son sommeil. Silvia connaissait exactement cette sensation. La sensation glacée, si glacée qu'elle en devient brûlante, que notre bras est entaillé.

-Laisse-là, elle n'a rien fait, c'est un petit bébé.

-Silvia, qu'est-ce que tu fais là ? demanda Abbondanza en émergeant de son sommeil. Va dormir, retourne dans ta chambre !

-Mamma, Mamma, fit la petite en larmes. Mamma, Providenzia n'arrête pas, elle est fâchée !

-Arrête de dire des bêtises. Retourne dormir.

-Elle ne te croit pas, elle ne me voit pas, cria Providenzia. Elle ne me voit pas parce qu'elle ne voit que le bébé !

Alors, elle donna un grand coup dans le berceau du bébé, qui le fit chavirer et résonna dans toute la maison.

-Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? s'inquiéta sa mère.

-C'est Providenzia, elle vient de taper le berceau !

-Arrête tes bêtises, Silvia ! Providenzia n'est pas là, elle est...

Alors Providenzia hurla, et poussa de toutes ses forces sur le berceau pour le renverser, sans y parvenir.

-Non !

Silvia prit précipitamment la petite Laura dans ses bras.

-Tu ne la toucheras pas, tu ne lui feras pas de mal ! Il faut que tu partes, Providenzia, tu seras malheureuse ici !

Mais l'âme déchaînée de la petite enfant fit valdinguer le berceau. Elle hurla si fort, si fort que même Abbondanza le sentit.

-Providenzia, murmura-t-elle, éberluée. Elle est là, Silvia ? Elle est vraiment là ?

La petite fille acquiesça.

-Oui, Mamma. Elle est là. Elle est toujours là.

-Elle est fâchée ? Qu'est-ce qu'elle dit ?

-Elle dit que tu ne l'aimes plus, que c'est la faute de Laura ! Elle dit qu'elle veut faire du mal à Laura !

-Mon dieu, fit Abbondanza en portant la main à sa poitrine. Dis-lui que je l'aime fort, dis-le-lui !

-Elle t'entend déjà, Mamma.

-Pourquoi je ne peux pas la voir, moi ? se désespéra sa mère. Et pourquoi est-elle toujours là ? Demande lui où elle est, Silvia !

-Elle a dit qu'elle était à la maison.

-Et quand elle n'est pas à la maison, où est-elle ?

Providenzia s'était calmée depuis que sa mère avait commencé à parler. Elle s'était assise dans un coin, et parla lentement.

-Je suis dans un endroit froid. Il y a un chemin, mais je ne veux pas le suivre, et je ne peux pas faire demi-tour. Mais le chemin, il est trop long pour moi toute seule. J'ai besoin de quelqu'un. Une vieille dame appelée comme moi est venue me chercher, mais je n'ai pas voulu. Je voulais rentrer à la maison. Alors j'ai couru, et j'ai suivi un autre petit chemin, sur le côté de la grande route, et le petit chemin mène à Silvia.

Silvia répéta tout cela à sa mère. La pauvre femme prit dans ses bras son enfant en lui caressant la tête, et sentit sur sa poitrine un autre contact, aussi froid que brûlant, comme si on venait de l'entailler. Providenzia venait de se blottir contre elle, apaisée, en larmes. Le lendemain, elle partit définitivement, donna la main à sa grand-mère sur ce long chemin, et le suivit.

Cette même journée, Abbondanza tendit à Silvia un récipient plein d'eau bénie, et demanda à Silvia de prendre de l'eau dans sa main. La petite enfant s'exécuta. L'eau ne coula pas hors de sa paume. Elle dessina une forme mouvante dans sa main, une forme qui redevint liquide quand elle la toucha. Elle releva les yeux vers sa mère. Elle pleurait.

-Ma pauvre enfant, lui dit-elle. Jamais don ne fut plus maudit que celui que tu as reçu.

 

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