IV
Elle en avait vu, des gens. Quelquefois, ils venaient la voir au pied de son lit, et elle leur parlait doucement :
-Il faut partir, maintenant. Il faut arrêter de pleurer. Suivez le chemin.
Mais ils ne le suivaient pas, et revenaient toujours, en se lamentant.
-Je ne peux rien pour vous, je suis désolée.
D'autres, elle les croisait dans la rue. Ils déambulaient, l'air hagard. Elle savait qu'elle pouvait en parler à sa mère. Abbondanza lui dit que c'étaient des âmes perdues.
-Tu pourras les aider, quand tu seras plus grande. Si tu le veux.
-Je ne pense pas que je le voudrais, Mamma, avait-elle dit en lui donnant la main. Ils me font peur.
-Ils ne peuvent pas te faire de mal.
-Providenzia le pouvait.
-Providenzia le pouvait car tu l'aimais. Et c'est cela qui blesse les gens.
Silvia n'était pas sûre d'aimer Providenzia, mais elle ne répondit rien. Mamma était à nouveau enceinte, il ne fallait pas la contrarier.
-Bien sûr que tu m'aimes ! s'exclama Providenzia, dans son rêve, le soir même.
-Tu n'étais pas partie ?
-Je le suis, mais je peux revenir te voir, si je veux.
-Tu me manques, tu sais.
-Tu vois que tu m'aimes, sourit Providenzia. En tout cas, moi oui. Je voudrais revenir. Je voudrais grandir, comme toi.
Providenzia avait toujours quatre ans, mais Silvia en avait maintenant six.
-Tu sais, Mamma va avoir un autre bébé.
-Je sais. C'est pour ça que je suis venue. Il arrive.
Sur ce, Providenzia s'effaça, et laissa la place à un autre rêve, beaucoup plus terrifiant, dans lequel Mamma se tordait de douleur, en tenant son gros ventre à deux mains.
-Il arrive ! Il arrive !
Elle se réveilla en sursaut. Dans la chambre voisine, sa mère hurlait bel et bien. Il y eut du bruit, des gens qui entrèrent, des cris, de la lumière sous la porte. Elle se blottit sous les draps. Laura sortit de son petit lit et vint se serrer contre elle en bouchant ses oreilles. Silvia lui caressa les cheveux pour la réconforter : cela devait être terrifiant pour elle, elle n'avait même pas deux ans. Après un temps qui lui parut une éternité, elle entendit les pleurs d'un bébé. Elle se leva sur la pointe des pieds, et, à demi cachée derrière la porte de la chambre, observa la scène. Il y avait trois femmes dans la chambre, toutes échevelées, se félicitant, se lavant les mains dans une bassine. Le prêtre était en train de baptiser l'enfant.
-Primo, tu entres à présent dans la vie des chrétiens...
Ses parents étaient tout sourires, et son père avait les yeux qui brillaient. Un garçon. Un petit garçon. Un successeur du nom. Derrière l'une des femmes présentes se tenait une jeune femme entourée d'un halo lumineux. Elle était sans doute la seule à la voir, et elle la regardait avec insistance, mais Silvia l'ignorait. Une âme perdue. Ce n'était pas le moment.
-Dis à Bianca que Viola est désolée de ne pas avoir mis ses chaussures ce jour-là. Dis-lui. Dis à Bianca que je suis désolée de ne pas avoir mis mes chaussures. C'est pour ça que je suis tombée malade, commença à ânonner la jeune femme.
-Mamma, je peux ? fit-elle pour montrer à Viola qu'elle ne l'écoutait vraiment pas.
-Oh, chérie. Tu es là. Bien sûr. Viens saluer ton petit frère.
Elle s'approcha doucement et prit dans ses bras le bébé. Il était tout petit, tout petit.
-Bonjour, Primo.
L'enfant bougea la tête. Il avait sur le crâne une touffe de cheveux noirs.
-Bon, allez, je vous paye un coup dans la cuisine, pour fêter ça, fit son père en frappant dans ses mains.
Tout le monde, excepté Abbondanza et les enfants, se dirigea vers la sortie. Mais Viola resta dans la pièce.
-Mamma... Mamma, je sais que ce n'est pas le moment, mais...
Elle baissa la voix.
-Il y a quelqu'un dans la pièce.
-Qui est-ce ? demanda sa mère en commençant à allaiter Primo, un grand sourire aux lèvres.
Elle était habituée à ce genre de choses, à présent, entre sa mère et sa fille. Il ne fallait pas s'en inquiéter. Plus s'en inquiéter.
-Je ne sais pas. Elle dit qu'elle connait Bianca, et qu'il faut lui dire quelque chose. Elle s'appelle Viola, je crois.
-Silvia, si elle te demande de transmettre un message, il faut que tu le fasses. C'est important. Tu le ferais pour quelqu'un de vivant, non ? Alors, fais-le avec elle. Aide cette pauvre Viola.
-Il faut juste lui dire que je suis désolée, désolée de ne pas avoir mis mes chaussures, répéta Viola en s'approchant.
-Y a-t-il un moyen pour que vous n'apparaissiez pas n'importe où, comme ça ? demanda Silvia à la jeune femme. Ce n'est pas que vous me dérangez, mais...
-J'imagine qu'avec le temps, tu pourras bloquer le chemin qui mène à toi, et l'ouvrir quand tu veux. Ou le laisser fermé. Mais tu es trop jeune pour ça, pour l'instant, répondit Viola.
De son vivant, elle avait dû être un peu bête, se dit Silvia. Cela pouvait se voir dans ses grands yeux stupides et bovins. Et en plus, elle n'avait pas écouté quand on lui avait dit de mettre ses chaussures. Alors qu'elle paraissait quand même assez grande. Elle soupira et alla dans la cuisine, eut droit à un fond de verre de vin, puis fut sommée d'aller se coucher.
-Tu peux m'accompagner dans ma chambre ? fit-elle en se tournant vers Bianca.
-Bien sûr, sourit celle-ci en retour.
C'était une jeune femme rondelette d'une gentillesse extrême, à qui l'on avait envie de planter deux baisers sur ses bonnes grosses joues. Elle coucha Silvia dans son lit, à côté de Laura, qui s’était endormie. La petite fille aperçut la silhouette auréolée de Viola derrière elle. La jeune fille pleurait. Silvia sentit son cœur se serrer, et pensa à Providenzia. Elle inspira un grand coup, puis dit d’une traite :
-Viola dit qu'elle est désolée de ne pas avoir mis ses chaussures, ce jour-là. Que c'est à cause de ça qu'elle est tombée malade. Elle veut vraiment que tu le saches.
Bianca fronça les sourcils, et eut l'air très troublé. Silvia se retourna vers le mur. Elle avait accompli sa mission, c'était fini.
Deux mois plus tard, elle fit un autre rêve étrange. Elle savait différencier maintenant les vrais rêves des autres, ceux qui annonçaient les choses. Ceux-ci étaient plus réels, plus cruels, très détaillés. Elle rêva qu'elle se penchait par-dessus le berceau de Primo, et qu'au lieu de l'enfant, elle ne trouvait qu'une tache de sang qui s'élargissait. Le lendemain matin, Primo ne se réveilla pas. Elle décida de ne pas raconter le rêve à sa mère, qui pleurait la troisième petite tombe qu'elle ajoutait au cimetière.
Si Bianca était gentille, elle était aussi très bavarde. Elle raconta à tout le monde l'histoire de sa sœur, Viola, qui était venue lui parler par l'intermédiaire de la petite Tuttobene, oui, oui, l'aînée, Silvia, celle avec les longs cheveux noirs, la jumelle de celle qui était morte il y a deux ans. Viola était morte dans un autre village, loin, il y avait huit ans de cela, après avoir joué pieds nus dans la neige.
-Elle n'avait aucun moyen de savoir ! Et puis, c'est une enfant, comment aurait-elle pu inventer cela ?
Ainsi, Silvia se forgea une réputation dans le village et alentour, sans même le savoir. Cependant, on n'osa trop déranger la famille de la guérisseuse. Mais Silvia, dans sa candeur, faisait quelquefois passer des messages, ou racontait ses rêves à qui en était le héros. Comme Ornella ou Giancarlo, par exemple. Elle faisait tout ceci sans vraiment en parler, sans même savoir si elle avait décidé ou non d'aider les âmes.
-Tu as bel et bien décidé de les aider, je pense, fit Providenzia, un soir.
-Je n'ai rien décidé, protesta Silvia.
-En tout cas, tu les aides. Que tu le veuilles ou non.
-Roh ! Tais-toi ! Je n'ai pas de conseils à recevoir d'une enfant de quatre ans !
Silvia en avait alors dix de plus. Elle avait, depuis quelques temps, trouvé comment empêcher les âmes perdues de l'approcher. Elle n'en voyait plus nulle part. Elle avait simplement bloqué le chemin qui venait à elle. Elle continuait à avoir des rêves, mais elle ne voyait plus ces gens qui pleuraient. Les âmes perdues pleurent tout le temps. Pourtant, même sans rien avoir fait depuis huit ans, sa réputation n'avait fait qu'augmenter, entourée de ce mythisme de l'inconnu qui ne faisait que l'amplifier. Elle était discrète et inatteignable. Douce et gentille. Dans d'autres villages, on l'aurait peut-être mise à l'écart pour ces prétendus pouvoirs. Quand arriva l'affaire.