V
Personne n'avait jamais osé déranger Abbondanza pour lui demander sa fille. Les clients qui venaient la voir pour ses potions habituelles lançaient des regards furtifs à la jeune fille qui cousait dans un coin, son frère Paolo à ses genoux. Parfois, elle participait aux bénédictions de sa mère, ou conjurait ce qu'on lui demandait de conjurer. Beaucoup de gens, dans le village, connaissaient le caractère plutôt colérique d'Abbondanza, et savaient qu'elle n'aurait pas permis qu'on approche ses enfants. Il fallait donc quelqu'un d'aussi désespéré que Tonia Caruzzo pour éveiller les pouvoirs de Silvia, quelqu'un qui n'avait plus peur de rien, et certainement pas d'un petit accès de colère. Elle vient un jour qu'Abbondanza était partie dans le village voisin soigner un malade. Silvia était seule à la maison. Son père travaillait aux champs, et elle gardait Paolo et Laura. Elle lui ouvrit immédiatement, avec un grand sourire :
-Vous venez voir Maman ? Je suis désolée, elle n'est pas là.
-Non, c'est toi que je viens voir, Silvia.
La jeune fille parut troublée, mais s'effaça pour laisser entrer Tonia. Maman avait dit de ne jamais renvoyer un client. Tonia était une femme entre deux âges, loin d'être jolie, modelée de cette dureté qu'avaient les femmes piémontaises, avec le visage et les épaules comme taillés dans une pierre brute. Elle était mariée à Fortunato Caruzzo, qui avait mystérieusement disparu deux mois auparavant. Le village avait été mis sens dessus-dessous pour retrouver l'homme, mais rien à y faire. On murmurait qu'il avait peut-être fui. Mais Tonia savait que son Fortunato ne fuirait pas, non, il aimait trop ses enfants pour cela. Elle en était arrivée à l'hypothèse qu'il avait eu un accident, qu'il était mort. Et s’il était mort, il pourrait revenir parler à Silvia. Oui, Silvia était sa seule chance. C'est cela qu'elle lui raconta, d'une voix basse et rapide, au milieu des bocaux d'herbes et d'infusions d'Abbondanza. Silvia avait la désagréable impression de prendre la place de sa mère.
-Je ne vois pas ce qui vous fait dire que je peux parler aux morts.
-Les gens parlent, Silvia.
-Je n'ai jamais parlé aux morts. J'ai juste des pressentiments, parfois. Comme Giancarlo. Mais ma mère aussi les a, et elle ne parle pas aux morts pour autant.
-Te rappelles-tu de Bianca et Viola ?
Silvia haussa les épaules, et l'image d'une jeune femme lui apparut. Elle l'avait oubliée. "Dis à Bianca que je suis désolée de ne pas avoir mis mes chaussures..."
-J'avais dû entendre parler de Viola. Ce n'était qu'une coïncidence, tout au plus un délire d'enfant...
-Non, ce n'était pas ça, Silvia. Tu le sais.
Tonia n'en savait rien de plus, mais son désir de retrouver son mari était tel qu'elle croyait en la jeune fille devant elle comme elle croyait en Dieu : avec ferveur et dévouement total. Aveuglément. Elle s'approcha, ouvrit la main de la jeune fille et y déposa une pièce. Une très grosse pièce.
-Voilà pour toi. Tu sais où j'habite, je pense. Si tu le veux...
-Attendez. Je ne sais pas comment l'appeler.
-Tu trouveras.
Elle n'eut pas besoin de chercher longtemps. Elle appela Fortunato, ouvrit le chemin, et il était là, devant elle. Presque trop facile pour qu'elle y croie. Elle ferma les yeux, et les rouvrit. Toujours là.
-Dis-moi, Paolo, y a-t-il quelqu'un dans la pièce ?
Son petit frère la regarda d'un air étrange :
-Non, il n'y a personne.
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu d'âme. Elle eut l'impression de rentrer chez elle après un long voyage. Elle reconnut Fortunato. Il était trempé, et illuminé de cette aura lumineuse. Les gouttes qui coulaient le long de ses cheveux, de son visage, de ses vêtements, ne tombaient jamais sur le sol. Elle comprit alors que si elle le voyait, s’il était là, c'est qu'il était mort. Ses jambes commencèrent à trembler, et elle s'assit sur une chaise.
-Fortunato ?
Il acquiesça.
-Ça fait des semaines que je suis perdu.
-Désolée. Je ne voulais pas...
-Ça ne fait rien. J'étais chez moi. J'essayais de prévenir ma femme. Mais personne ne me voit.
-Où êtes-vous ?
Paolo regardait dans la pièce, mais ne voyait personne. À qui Silvia parlait-elle donc ?
-Je suis en amont du village, dans la rivière.
-On a déjà cherché dans la rivière.
-Mon corps était coincé au fond, par une branche. Mais il est remonté. Je suis caché sous un entassement de branches, maintenant. À côté de l'orme mort. On ne peut pas me voir.
Elle se sentit nauséeuse.
-Êtes-vous sûr que ?...
-Certain. Envoyez-y des hommes. Ne laissez pas ma femme voir cela. Elle ne supporterait pas.
-Comment est-ce que je dois faire ?
-Va voir le cordonnier. Dis-lui ce que je viens de te dire.
-Mais il va me prendre pour une folle...
-Non, Silvia, non, sourit Fortunato. Tout le monde sait. Tout le monde en parle. Tu es une légende, ici.
Silvia alla voir le cordonnier, et lui répéta ce que Fortunato avait dit. L'orme mort. L'entassement de branches. L'homme ne s'étonna pas de la voir dire ça, ne posa pas de questions, se leva juste précipitamment, alla chercher des amis, et ensemble, ils coururent vers la rivière. Silvia se dirigea alors d'un pas lourd vers la maison de Tonia. Elle lui raconta ce que Fortunato avait dit, sur la branche qui le retenait au fond. Qu'il ne voulait pas qu'elle le voie. Qu'il avait passé ces dernières semaines ici. Elle faisait tout cela d'une voix lente, pâteuse. Tonia pleura énormément, mais, intérieurement, elle était soulagée de savoir que son mari ne l'avait pas abandonnée. Qu'il voulait rentrer.
-Merci, Silvia, merci, fit-elle en serrant les mains de la jeune fille entre les siennes. Tu m'es d'une grande aide, je n'aurais jamais les mots pour te remercier. Bénie sois-tu, toi et toute ta famille.
On frappa à la porte. Tonia alla ouvrir. Le cordonnier était là, son chapeau entre les mains, l'air confus.
-On l'a retrouvé, Tonia. Il était là où Silvia avait dit. On n'aurait jamais pu le retrouver. On n'aurait jamais su où chercher.
Alors, Tonia se retourna vers Silvia, et, dans les yeux durs de la paysanne, se reflétèrent tant et tant de remerciements muets, que Silvia sentit son cœur battre. Non, elle ne pouvait pas laisser les âmes errer indéfiniment. Elle allait les aider. Elle sentit alors une grande chaleur se répandre dans sa poitrine, et entendit, dans sa tête, la petite voix de Providenzia :
-Je te l'avais bien dit !
Quand Abbondanza rentra de sa course, elle trouva le village remuant et murmurant, en plein chaos. De tous côtés, on disait que la fille de la guérisseuse avait retrouvé le corps de Fortunato Caruzzo. Au milieu de tout ce brouhaha, Tonia déposait cierges sur cierges à la chapelle en l'honneur de Silvia. Abbondanza courut jusque chez elle. Silvia était assise sur une chaise, dans la cuisine, livide. Elle se leva quand elle arriva.
-Mamma...
-Mon Dieu, Silvia, que s'est-il passé ?
-Elle est venue, et après, il est venu aussi, j'ai répété ce qu'il a dit, et...
Elle commença à pleurer.
-Et il était là. Il était mort.
Abbondanza serra dans ses bras sa fille.
-J'ai décidé de les aider, Mamma.
-Je sais, ma chérie. Je sais.
-Est-ce que tout va changer ?
-Non, rien ne va changer.
Pourtant, six mois plus tard, son père mourrait, et Terzo naissait. Et, si elle avait le droit de voir toutes ces personnes inconnues, son père ne vint jamais la voir. Elle partit du village quand Terzo eut trois ans. Elle espérait qu'une fois mariée, les gens la laisseraient tranquille. Malheureusement, ils venaient toujours la voir, sinon plus, maintenant qu'elle n'habitait plus avec Abbondanza, sous la colère redoutée et protectrice de sa mère.