Chapitre 6

Par Phoebe

VI

 

-Laura, va ouvrir !

Laura était penchée au-dessus d'un ouvrage de couture. Elle travaillait comme couturière à l'usine, dans un village voisin, depuis quelques temps.

-Demande à Paolo d'y aller ! Je travaille !

Abbondanza soupira et reposa les herbes qu'elle était en train d'effeuiller. On avait déposé une lettre sur le pas de la porte. Son cœur rata un coup. La lettre était bordée de noir, et elle y reconnut l'écriture de son frère, Benedetto, qui avait émigré en France. Elle arracha précipitamment le papier et parcourut la lettre. Benedetto.

 

Paris, le 28 février 1885

 

Ma chère sœur,  

 

Je t'écris pour t'annoncer de bien tristes nouvelles. Comme tu le sais, ma chère Chiara était enceinte. L'enfant est arrivée l'autre jour, quand j'étais au chantier. C'est une belle petite, bien potelée, bien rose, bien jolie. Malheureusement, ma Chiara n'a pas survécu à l'accouchement.

Je suis donc l'heureux et malheureux père d'une petite fille que j'ai prénommé Chiara, comme sa mère. Cependant, je travaille toute la journée sur les chantiers, comme tu le sais, et n'ai donc pas de temps pour m'occuper d'elle. Je l'ai confiée à une voisine nourrice, mais je crains que l'argent ne vienne à manquer pour les semaines à venir pour payer cette dame. Crois-moi bien que si j'avais le choix, je ne me tournerais pas vers toi pour cette requête. Ma chère sœur, j'ai conscience du sacrifice que je te demande. Mais j'aurais désespérément besoin d'une mère pour Chiara, d'une femme pour tenir ma maison. Je sais que toi-même, tu es seule. Je me rappelle de mon enfance. Tu as toi-même été un peu ma mère. Alors, je t’en prie, te serait-il possible de venir en France ? Ici, je pourrais prendre soin de toi et de tes enfants. Tu pourrais élever Chiara comme ta fille. Tu auras tout ce dont tu as besoin. Si la maison te semble trop petite, nous pourrons déménager. Tu pourras continuer d'être guérisseuse, ici, tu as déjà tes amis qui connaissent les facultés de tes remèdes. Si tu choisis de rester, même quand Chiara aura grandi, je pourrais trouver du travail à tes fils. Sache que je mets ma fierté de côté pour te demander de venir. Tu as la possibilité de refuser. Si tu acceptes, je t'attendrais dans les huit jours après la réception de ta lettre. Je te laisse à tes occupations. Tu as le bonjour de Michele, Andrea et Sofia.

 

Bien à toi,

 

Ton cher frère, Benedetto.

 

Abbondanza reposa la lettre, interdite. Benedetto. Comme il le disait, elle avait été un peu sa mère. Et, dans leur culture piémontaise, une sœur devait prendre soin de son frère par-dessus tout, sacrifiant sa vie pour la sienne. Elle ne pourrait pas refuser la requête de Benedetto. Pas un seul instant, elle n'envisagea de le faire. Elle pensa à sa petite nièce qu'elle n'avait jamais vue, au pauvre pataud de Benedetto qui se retrouvait tout seul avec un bébé dont il ne savait sûrement que faire.

-C'est Benedetto qui t'écrit, Mamma ? demanda Laura.

Elle leva les yeux vers sa fille.

-Oui.

-Que dit-il ? Pourquoi fais-tu cette tête ?

-Il dit... Il dit que nous partons en France, Laura.

 

Laura refusa tout net de partir en France.

-J'ai un travail ! Je pourrais garder la maison, Mamma...

-Il est tout à fait hors de question que tu vives seule. Tu as quatorze ans. Nous ne sommes pas des rustres. Tu iras vivre avec Silvia, si tu ne viens pas.

Son cœur se serra à la pensée de sa fille aînée, qu'elle allait laisser ici. Qui sait si elle reviendra jamais dans son petit village, sur la tombe de son mari et de ses six enfants ? Elle passa la main sur la joue de sa cadette :

-Tu es sûre de ne pas vouloir venir, Laura ?

-J'ai un travail. Là-bas, je n'en aurais pas. Je ne sais pas parler français.

-Mais...

-Non, Mamma. Je ne viendrais pas.

Abbondanza laissa glisser sa main sur la joue de Laura et la fit retomber sur ses genoux. Elle promena le regard autour de la cuisine, marquée par ses bocaux et récipients d'herbes et d'huiles. Elle n'aimait pas particulièrement ce village, ni ses habitants, mais sa maison, elle l'aimait. Elle revoyait Providenzia, ou l'autre petite, Rita, courir dans les couloirs. Elle voyait Silvio assis à cette table. Tous les habitants du village défiler dans cette cuisine.

-Peut-être que Silvia pourrait venir habiter ici. L'été. C'est plus haut, plus frais que son village, ce sera mieux.

-Silvia va être triste que tu partes, fit Laura en prenant les mains de sa mère entre les siennes.

-Pas toi ?

-Tout le monde.

Abbondanza sentit les larmes lui monter aux yeux.

-Je n’ai pas le choix, Laura. Tu comprends ça ?

-Je comprends, Mamma. Je ferais pareil pour Silvia, Paolo ou Terzo.

-Alors, pourquoi tu ne viens pas ?

-Je ne… Je ne peux pas. Ce n’est pas ça qui m’attend. Je le sens. Mon futur à moi, il est ici, dans ces montagnes. Pas le tien. Pas celui de la petite Chiara.

Il y eut des bruits de pas qui dévalaient la rue, et Silvia rentra dans la cuisine, sans frapper à la porte.

-Elle m'a dit. Elle est venue me dire. Chiara.

Elle était essoufflée. Sa mère se redressa, la tête droite, de toute sa hauteur.

-Je vais y aller, Silvia. Je suis une mère sans enfants, je ne peux pas laisser une enfant sans mère.

-Tu pars ? bredouilla Silvia, les larmes aux yeux. Tu pars vraiment ?

Elle ne répondit rien, et prit entre ses mains le visage de sa fille aînée :

-Veux-tu bien prendre soin de Laura ?

Silvia crispa son visage, acquiesça, et laissa les larmes couler sur ses joues. Qu'allait-elle faire, toute seule, ici ? Si Laura voulait désespérément rester, elle, elle serait bien partie. Elle aurait été chez elle n'importe où, pourvu que sa mère y soit aussi.

 

Huit jours plus tard, il semblait que le village entier s'était réuni sur la place pour dire au revoir à Abbondanza, Abbondanza qui leur avait tant donné, tant appris. Elle avait été dire adieu à ses sept tombes. On lui promit de les fleurir et d'en prendre soin pour elle. Ses deux garçons étaient habillés de leurs habits du dimanche, et chacun portait une petite valise avec leurs effets à l'intérieur. Abbondanza, elle, très droite, en portait une plus grande. Elle promenait son regard sur la place du village, ces regards vides qu'elle ne reverrait jamais, sans doute, pour la plupart, et les visages cachés dans leurs mains de ses deux filles. Elle les serra dans ses bras une dernière fois avant de monter dans la charrette qui les emmènerait à Milan.

-Allons, mes chères petites. Nous nous reverrons, vous le savez.

-Mais quand ? Nous aurons changé ! Terzo, Paolo, auront grandi... pleura Laura.

Silvia s'agenouilla face à ses petits frères, les prenant par l'épaule, luttant contre les larmes.

-Je vous aime tant, mes petits...

Elle les serra contre sa poitrine, puis se releva, détournant la tête en étouffant un sanglot. Puis, elle se retourna, et fixa leurs visages pour les imprimer dans son esprit.

-Ne m'oubliez pas.

Les deux petits garçons lui promirent, lui sourirent, et montèrent dans la charrette aux côtés de leur mère. L'homme fit partir le cheval. Très droite, Abbondanza remonta le chemin qu'elle avait pris tant de fois à pied. À gauche, au tournant, elle serait définitivement partie, et l'on ne verrait plus le village. Pour l'instant, elle gardait la tête droite, sans se retourner, tandis que Paolo et Terzo faisaient de grands signes aux villageois et à leurs sœurs. À gauche, au tournant, elle se permit de se retourner. On ne voyait plus le village. Elle s'effondra en larmes.

-Vous ne direz rien, hein, Faosto ? demanda-t-elle au charretier.

Il lui fit un clin d'œil :

-Rien à propos de quoi ?

 

Sur la place, les gens se dispersaient dans un léger brouhaha. L'au revoir avait le calme de ces choses graves qui semblent bien moins importantes une fois passées.

-Tu viens, Silvia ? demanda Laura en tirant sur la manche de sa sœur.

-J'arrive, murmura-t-elle.

Alors elle les sentit tous. Sur ses épaules, le poids des cinq autres petits. À Providenzia, se rajoutèrent la petite Abbondanza, Primo, Rita, Segundo et Carlotta, ses frères et sœurs. Le soir même, quelqu'un vint frapper à sa porte. Pas pour parler à un mort, cette fois. Pour demander une potion contre l'infertilité. Elle avait pris la place de sa mère.

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