VII
Le voyage avec Paolo et Terzo ne se révéla pas être une mince affaire. Ils se plaignaient constamment des cahin-caha de la charrette.
-Mammaaaa, ça fait mal aux fesses...
-Arrête de te plaindre, Terzo.
-Mamma, j'ai chaud.
-Enlève ton pull, Paolo.
Ils traversèrent plein de petits chemins, de petits villages, que les enfants commentaient à grand renfort de piémontais primaire, faisant parfois se retourner des gens dans la rue, avec un léger sourire. Abbondanza se rendit alors compte de la folie de leur expédition. Ses fils ne savaient pas parler autre chose que leur patois régional, et encore, si peu... Elle-même pouvait parler un peu italien, mais là où ils allaient, ils ne pourraient même pas le parler. Il leur faudrait apprendre une nouvelle langue. Ça irait sans doute pour Terzo, mais Paolo ? Si, cela se passerait bien aussi. C'était pour elle qu'elle appréhendait le plus, et elle rejetait cette peur sur ses enfants. Eux, si petits, pourraient commencer leur vie là-bas. Mais elle, elle abandonnait tout derrière elle, ses racines, ses enfants, sa langue maternelle et tout ce qu'elle avait toujours connu. Elle n'avait jamais été si loin. Mais si Benedetto s'était bien adapté, elle s'adapterait bien, elle aussi, non ?
-Nous voyons Milan, là-bas, fit Faosto en se tournant vers ses passagers.
Abbondanza lui adressa un petit sourire crispé. Faosto les déposait à Milan, où ils prendraient le train. Il avait gentiment accepté de les y conduire, prétendant avoir quelque course à y faire. Mais Abbondanza savait qu'il n'en était rien. La grande ville se rapprochait de plus en plus. Elle regardait les grands bâtiments, bien plus grands que tout ce qu'elle n'avait vu, tentant de cacher sa peur à ses fils.
-C'est ça, la France ? demanda Paolo.
-Non, ça, c'est Milan. Nous allons prendre le train ici.
Elle leur avait expliqué plusieurs fois le principe du train, mais ils n'en avaient jamais vu.
-Pourquoi est-ce qu'on ne va pas avec Faosto jusqu'en France ?
-Parce que Benedetto nous a payés nos tickets, répondit-elle d'un ton qui n'engageait pas d'autres questions.
La charrette entra dans la ville, toute chancelante sur les pavés. Quelques personnes, très bien habillées, se retournèrent en lançant des petits sourires à ces paysans débarqués du fin fond de leur campagne, qui portaient sur eux des vêtements passés de mode depuis dix ans, et entraient en charrette dans la grande ville. Abbondanza se recroquevilla sur son siège, honteuse d'être exposée ainsi face à ces jolies dames à chapeaux et robes à plusieurs jupons. Elle avait honte de Faosto, avec sa grosse bedaine, son visage rougeaud, son grand sourire, ses bonnes joues roses, et son allure de rustre. Elle aurait même presque eu honte de ses enfants. Le chapeau de Terzo était celui de son mari, que Laura avait reprisé pour qu'il lui aille. La veste de Paolo flottait autour de son petit torse maigre. Maintenant qu'ils étaient sortis de leur environnement, ces vêtements, qui lui paraissaient si élégants, étaient comme éclairés par une brusque lumière de vérité, et étaient simplement des guenilles, des cruels rappels de leur basse situation. Ici, plus de guérisseuse prodigue. Elle perdait son statut de femme indépendante. Elle n'était plus la propriétaire à grande maison, la seule femme éduquée, la légende du village. Elle était juste une pauvre femme, veuve, mère de deux jeunes enfants, qui traversait tout un pays pour rejoindre son frère tout aussi veuf qu'elle. Qui allait se perdre dans l'immensité de Paris pour le bien d'un bébé d'à peine un mois. Et si la petite Chiara mourrait ? Six de ses enfants à elle étaient bien morts. À quoi bon tout ce périple ?
Enfin, Faosto se retourna, avec son bon gros sourire.
-Vous voici arrivés à la gare.
Elle acquiesça, maintenant incapable de cacher ses tremblements. Passé ce cap, elle ne pourrait plus faire demi-tour. Elle pouvait encore rester dans la charrette, rentrer chez elle. Elle pouvait envoyer une lettre à Benedetto, lui dire que Paolo était trop faible pour le voyage. Lui donner des conseils par écrit pour élever Chiara. Mais non. Elle descendit de la charrette, porta ses fils un par un sur le sol.
-Tiens, Faosto, pour toi, fit-elle en lui glissant des pièces dans la main.
-Non, Abbondanza, je refuse. Prends ça comme un cadeau, dit-il en refermant sa main. La seule chose que tu peux faire pour me remercier, c'est d'arriver sauve en France, avec tes enfants, et d'y vivre heureuse. Passe le bonjour à Benedetto.
Il lui prit les mains et les serra, plongea ses yeux dans ceux de cette femme perdue, cette femme si grande qui était, à cet instant, aussi fragile que ses enfants.
-J'ai l'impression que je ne suis même pas assez forte, pour les protéger eux, Faosto, murmura-t-elle.
-Tout va bien se passer, Abbondanza. Tout ira bien. Je te le promets.
Elle prit sur elle, mais les larmes coulèrent tout de même sur ses joues. Elle se retourna en les essuyant.
-Dites au revoir à Faosto, les enfants.
Les petits firent de grands sourires à l'homme, et celui-ci partit, avec sa charrette toute brinquebalante, sur les pavés de la riche Milan. Abbondanza sentit toute énergie la quitter. Avec Faosto qui l'abandonnait, c'était comme si le dernier fil qui la raccrochait à son village cassait subitement. Maintenant, elle se tenait sur les bords d'un précipice sans fond. Ils restèrent devant la gare jusqu'à ce que la charrette disparaisse au coin de la rue. Voilà. La suite de l'histoire allait s'écrire à partir de maintenant, sans qu'ils sachent où ils mettaient les pieds. Un trou noir s'ouvrait devant elle. Jamais plus rien ne serait comme avant. Une femme la bouscula.
-Faites attention, hé ! Faut pas rester dans le passage comme ça.
Elle parlait un italien rapide, qu'Abbondanza ne comprenait pas bien.
-Désolée...
Mais la femme était déjà partie, avec ses yeux de haine. Elle eut envie de courir dans la rue, après Faosto.
-Oh, Mamma, tu entends ce bruit ?
Un sifflement de train venait de retentir. Terzo mit la main sur ses oreilles en grimaçant.
-Ce n'est rien, les enfants, c'est le train.
-C'est ça, le train ? Ça en fait, du bruit !
Une petite fille en robe bleue, avec un joli chapeau, des boucles blondes bien coiffées, visiblement de bonne famille, passa alors à côté d'eux, et, en entendant Paolo parler, elle éclata d'un grand rire, et se tourna vers sa nourrice :
-Tu entends, Nani, comme cet enfant parle drôlement !
Paolo ne comprenait pas l'italien, mais comprit cependant que la moquerie le concernait. Il baissa la tête. Terzo tira la langue à la petite fille. Abbondanza tira Terzo par la main, saisit fermement sa valise de l'autre, et rentra dans la gare :
-Suis-moi, Paolo.
Sur le quai, les deux enfants se serrèrent contre leur mère, à la fois fascinés et terrifiés par ces immenses chenilles de fer qui hurlaient. Terzo refusa de suivre sa mère, une fois qu'il se fut trop approché du train, alors, elle le prit dans ses bras en soupirant. Paolo, plus docile, les suivait en toussant, irrité par la fumée alentour. Au moment de monter dans le wagon, elle se retourna, et regarda une dernière fois vers son village, au-delà des montagnes, comme pour lui porter chance. Elle s'imprégna de la dernière fois qu'elle sentait son pied sur le sol italien.
-Au revoir, murmura-t-elle. Nous reviendrons.
Même si elle ne savait pas si elle tiendrait cette promesse, sur le coup, celle-ci lui parut de circonstance, et surtout, lui donna la force nécessaire pour entrer dans ce train, qui la menait vers une vie qu'elle n'avait pas souhaité.
Paolo et Terzo s'endormirent bien rapidement, bercés par les mouvements du train. Abbondanza, elle, restait droite et grande, horrifiée à l'idée de s'endormir, qu'on lui pique son argent, ou l'un de ses enfants. Elle avait entendu d'horribles histoires sur des enfants disparus. Elle regardait défiler ces paysages, plus vite que ce qu'elle n'aurait plus penser. Et les gens qui passaient. Ils étaient si différents de ceux de leur village. Ils lui semblaient plus grands, moins bossus. Plus frais. Leurs visages étaient différents des peaux tannées qu'elle avait l'habitude de voir. Leurs vêtements, plus neufs. Elle resserra sur elle son vieux châle, contente que la susceptible Laura ne soit pas du voyage. Elle trembla quand le contrôleur lui demanda ses tickets. L'homme ne s'en étonna même pas. Il en voyait chaque jour, des mères qui partaient rejoindre leur mari à l'étranger, avec leurs gamins. Des mères apeurées et paniquées, avec leur petite fortune cachée dans leur corsage, habillées en habits du dimanche trop grands ou trop petits, des agricultrices perdues au milieu de la ville. Enfin, après un voyage qui leur parut interminable, les trois Tuttobene arrivèrent enfin en France.
À la douane, les douaniers se saisirent des trois valises. Terzo les toisa d'un air suspicieux quand ils ouvrirent la sienne. Elle était remplie d'affaires qui ne lui iraient bientôt plus, et d'autres qui ne lui allaient pas encore. Un petit blond râblé prit du bout du doigt la guenille que Terzo tordait entre ses mains.
-C'est quoi, ça ?
Le petit garçon se mit à hurler. Il traînait cette vieille robe partout derrière lui. Elle avait appartenu à Rita, une de leurs sœurs, qui avait vécu jusqu'à ses quatre ans. Avec le temps et tout ce qu'elle avait traversé, la robe n'était plus réduite qu'à un morceau de tissu rosâtre, mais Terzo refusait de s'en séparer, d'autant plus maintenant qu'il était loin de la maison.
-C'est le doudou du gamin. Laisse-lui, grogna le deuxième douanier.
La valise de Paolo ne contenait rien de plus que celle de Terzo, sinon deux crayons et un cahier. Silvia avait appris à son frère à lire, écrire, et même dessiner quelques gribouillages. Un des deux hommes feuilleta le cahier, en ponctuant les pages de haussements de sourcils dubitatifs. Paolo restait très digne, comme sa mère. Il était tous les trois immobiles, le seul mouvement étant celui de Terzo qui hoquetait entre ses larmes silencieuses. Ils étaient obligés d’effectuer cet étrange cérémonial, où ces deux hommes défaisaient tout ce que Mamma avait passé des heures à faire et à défaire, en souriant et pleurant. Ils ne parlaient même pas comme eux, en plus. Et ils faisaient la tête. Enfin, ils s'attaquèrent à la valise de Mamma, défaisant ses vêtements, des vêtements que même Paolo n'avait jamais vus. Ils s'y attaquaient avec soin, comme une bande de fourmis dépèce méticuleusement un insecte trop gros pour elles. Ils sortaient tout, inspectaient, reniflaient, faisant leur travail avec la fierté du narcissique, avec la domination qu'ils avaient, cette impression d'effectuer là un devoir envers la patrie. Ils inspectèrent les photos. Et les statuettes de saints, les icônes qu'elle avait emmenées. Ils ouvrirent la boîte dans laquelle elle conservait une mèche de cheveux de chacun de ses enfants. Ils arrivèrent enfin à la dernière couche de la valise. Au milieu de ses vêtements, de ses photos, elle avait emmené un grand nombre d'herbes et de bocaux, d'onguents et de cataplasmes.
-Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama le blond.
Il sortit un bocal au hasard et l'ouvrit, grimaçant immédiatement. Il avait ouvert celui de graisse de sanglier. L'autre se saisit d'un bouquet de menthe séchée, et, sans même reconnaître la plante, la renifla comme si c'était le dernier poison en vogue. Oh non. Elle n'avait pas pensé à ça. Et elle avait absolument tenu à emmener ses bocaux. Celui-là, en terre cuite beige, il avait appartenu à sa grand-mère. Aucun n'était mieux pour faire fermenter le remède contre la toux. Elle désigna les herbes et la poitrine de Paolo, en faisant mine de tousser beaucoup. Paolo, comprenant le malaise, se mit à tousser, et les douaniers, d'un air suspicieux, refermèrent la valise.
-Laisse-là. Ça doit être un remède maison pour son chiard. Fais donc attention que ce ne soit pas de trucs de spiritisme, là. Vaut mieux pas s'attirer ses foudres. Tu sais pas ce dont elles peuvent être capables, ces sorcières.
Sans même comprendre ce qu'il disait, Abbondanza savait ce qu'ils pensaient. Elle récupéra sa valise, et, en sortant de la salle, se rendit compte qu'une des mèches de cheveux était tombée par terre pendant l'inspection. Elle allait se précipiter pour la ramasser, mais le douanier blond la prit du bout des doigts, et, une grimace de dégoût sur le visage, la balança dans une corbeille. Elle attendit qu'ils soient de nouveau dans un train pour ouvrir sa valise, et, tremblotante, chercha, au milieu de St Antoine et Ste Rita, sa petite boîte, avec les dents tombées de ses enfants, et leurs mèches de cheveux. Elle l'ouvrit fébrilement, sous le regard éberlué de ses fils, qui la sentaient tendue et apeurée. Elle vit immédiatement laquelle manquait. Au milieu de l'enchevêtrement de cheveux sombres, habituellement, se détachaient trois boucles de cheveux blonds. Celles de Providenzia, de Laura, et de Paolo. Il y avait les cheveux blond foncé et épais de Paolo. Ceux, plus bouclés, de Laura. Mais il manquait les cheveux effilochés de Providenzia. Elle réprima un sanglot. Comme si elle perdait une deuxième fois sa fille. Elle repensa à l'étreinte brûlante qu'elle avait cru sentir, le soir où Silvia était venue dans sa chambre pour lui dire que Providenzia était en colère, il y a déjà si longtemps. Première perte de ce voyage. Providenzia, du moins tout ce qui lui restait d'elle, dormait à présent dans une corbeille au fin fond des Alpes Françaises, et elle ne pouvait même pas aller sur sa tombe pour s’en consoler.