Chapitre 1: Le moment est venu

Notes de l’auteur : Temps de lecture: En silence -> ~ 18min / A haute voix -> ~ 31min

Quelque part, sur Terre, en France, dans une toute petite ville de six mille âmes, on pouvait compter quatre établissements scolaires : deux collèges, une école primaire et une maternelle. Mais on n’entendait aucun cri d’enfants dans les cours de récréation, pas de coup de sifflet de surveillants blasés par leur travail, pas de rangs curvilignes en bataille. Et aucune silhouette de professeur désabusé qui donnait un cours à ses élèves endormit, n’attendant que la sonnerie retentissante de leur libération. Il n’y avait pas la moindre activité scolaire, alors que l’horloge de l’église, au centre-ville, affichait 16 h. Les rues n’étaient pas plus affluentes. On pouvait tout de même apercevoir quelques fidèles citoyens se promener, habillés de leurs lunettes noires, de légers vêtements et de couvre-chefs. Une vielle dame venait tout juste d’entrer chez son coiffeur, l’unique ouvert parmi les cinq existants. Elle irait ensuite probablement acheter sa viande habituelle au seul boucher de la commune, et qui par amour pour ses clients (c’est ce qu’il affirmait en tout cas) refusait de s’accorder une petite escale pour cet été. Contrairement à lui, de nombreux commerçants avaient quitté leurs postes pour quelques jours, voire un mois complet afin de profiter de vacances plus ou moins méritées. Laissant la ville tristement vide. Un peu plus à l’écart, à quelques pas de l’église, un rassemblement d’une dizaine de femmes et d’hommes (en grande minorité cela dit puisqu’il était seul) discutait entre eux et souriait de manière forcée. Malgré tout, certains semblaient crispés, stressés, comme si leurs épées Damoclès allaient leur tomber sur le crâne d’une minute à l’autre. Une porte en bois les séparait d’un local. Plus loin, à l’intérieur, parmi des livres répartis sur trois petites bibliothèques, et les jouets qui recouvrait le sol se trouvait l’endroit le plus bruyant de toute la ville. Une dizaine d’enfants s’amusaient, se battaient pour savoir qui gagnerait le crayon de couleurs rouges, se dessinaient dessus, couraient, se roulaient sur le tapis. Seul, devant cette scène, un ado, ou plutôt un jeune homme se tenait assis, sur une chaise à peine assez grande pour soutenir une de ses fesses. Il cachait sa tête derrière un livre ou l’on pouvait lire « Ratus et ses amis ». Lorsqu’il finit sa page, il releva doucement les yeux, pour admirer le spectacle que lui proposaient les bambins. On pouvait presque deviner le désespoir sur son visage. La mère d’Ethan n’avait pas assez d’argent pour s’offrir des vacances cette année et, de toute façon, son père, en tant qu’ouvrier, n’obtenait pas de congés pendant cette période, bien au contraire, c’est le moment ou il bossait le plus. Et puisqu’il ne pouvait pas faire grand-chose d’autre, il décida de trouver un travail d’été qui lui permettrait de financer la suite de ses études. Il avait eu son baccalauréat littéraire avec brio et il comptait continuer sur cette voie à l’université. Il avait toujours été bon dans ce domaine. Apprendre les langues étrangères lui était d’une facilité déconcertante. Évidemment, il ne pensait pas se retrouver dans cette galère. Il était quelqu’un de plutôt pacifiste, mais à ce moment précis, dans sa tête, il avait mis tous les gamins en rang et les avait giflés un par un. Mais, mis à part le fait que ça lui vaudra certainement un tour en prison, ce n’était pas une personne violente. Il préférait donc les laisser « jouer » et lire, aussi naturellement qu’il le pouvait. Bien sûr qu’il avait tenté d’instaurer des règles, de punir, de hausser la voix, mais ils se moquaient de lui. C’étaient des monstres, purement et simplement. « QU’EST-CE QUE C’EST QUE CE FOUTOIR ?! », tout le monde sursauta, les yeux écarquillés, sans émettre un bruit, n’osant plus bouger un poil de sourcil, même Ethan, stupéfait, se releva dans la panique en lâchant le livre sur le sol avant de voir son amie. Elle revêtait une longue chevelure ocre, délicatement ondulée. Les iris d’un vert chatoyant derrière ses lunettes et des jolies taches de rousseur parcourraient ses belles pommettes saillantes. Elle portait une robe à fleurs qui épousait parfaitement les formes de son corps légèrement cambré. Il se surprit à pourprer en découvrant le petit décolleté qu’offrait la robe et détourna immédiatement l’attention. Elle dut s’en apercevoir, car elle remonta son habit avant de rougir à son tour.

— Je vois que tu ne sais toujours pas te faire respecter, lança-t-elle à son ami.

— Je gérais la situation.

Elena jeta son regard aux alentours, admirant l’étendue des dégâts : les livres sur le sol, les jouets cassés éparpillés partout, la figure des gamins coloriés, les chaises retournées.

— Bon, d’accord, j’ai peut-être été un peu dépassé cette fois, avoua-t-il.

— Un peu ? s’étonna-t-elle. Les enfants, vous vous mettez en rangée devant l’évier et vous allez vous débarbouiller. Tant que ce n’est pas propre, vous restez, ordonna-t-elle.

Les gamins marmonnèrent, mais firent une file parfaite devant le lavabo et chacun se rinça jusqu’à ce que les traits de crayons disparaissent. Lorsque le dernier eut fini, Elena les autorisa à sortir avec un sourire. Elle s’agenouilla pour que chacun passe pour lui taper dans les mains comme à leurs habitudes avant de courir dans les bras de leurs parents respectifs tandis qu’Ethan demeurait ahuri face à la scène, presque jaloux.

— Ferme ta bouche et aide-moi à ranger tout ce bazar, lui lança-t-elle en ricanant.

Ethan s’exécuta sans même répondre. Cette fille l’étonnerait toujours.

     Tandis qu’ils triaient chacun de leur côté les jouets sur le sol, il repensait à la fois ou il l’avait rencontré. Ils avaient alors respectivement 7 ans et 8 ans. Ethan était un nouveau venu. Sa mère pour une raison qu’il n’a jamais compris, déménageait tous les ans, ce qui rendait l’adaptation difficile pour lui. En général, il restait isolé et attendait simplement la fin de l’année pour changer de ville. Certaines fois, les enfants n’y prêtaient pas attention. D’autres moments, comme celui-ci, un garçon voulait faire le malin devant son gang d’amis et le taquinait. Ça n’allait jamais très loin, Ethan ne réagissait pas et ils finissaient par se lasser. Une bande de gamins était venue pour l’embêter, mais cette gamine aux cheveux de feu intervint. Bien sûr, aucun petit homme digne de ce nom ne laisserait influencer par une fille. Alors il n’aurait pas arrêté ces railleries pour divertir la galerie jusqu’à ce que le pied de la fille s’élance vers son entre-jambes. Évidemment, il pleura, alla se plaindre à leur maîtresse qui punit Elena. C’est à ce moment-là qu’Ethan comprit qu’il trouvait cette fille géniale. À partir de ce moment, ils restèrent inséparables. Grâce à elle, Ethan s’amusait, riait, il passait tout son temps avec elle. Et il supplia sa mère pour ne pas déménager. Elle refusa et ils partirent tout de même. Durant presque une année, Ethan la rejeta et ne souriait plus. Finalement, elle céda et ils revinrent dans cette ville ou la petite rousse vivait. Depuis, ils ne s’étaient jamais séparés.

 

— Pourquoi ces gamins t’aiment autant ?

Elena lui jeta un regard accusateur.

— Je veux dire.. Tu arrives ici, tu leur hurles dessus et ils te check la main comme si tu étais leur meilleure amie ? Ça n’a aucun sens. Je lis des contes, je ne les engueule pas, je suis gentil, et ils m’ignorent, je fais partie du décor, s’apitoya Ethan.

— Un enfant a besoin d’autorité d’être dirigé. Toi tu restes planté assis sur une chaise à lire et tu les laisses tout détruire autour de toi. Tu es juste un jouet cassé pour eux.

— Super, souffla Ethan, je me sens mieux, merci.

Ils terminèrent de trier sous un silence pesant. Ethan esquivait le regard d’Elena autant qu’il le pouvait et essayait de ramasser et poser les jouets avec hargne pour montrer son mécontentement. Lorsqu’ils quittèrent le local et prirent la route ensemble, il continuait de fixer l’horizon, évitant le moindre contact visuel avec son amie. Elle l’observa, froidement avant de lui adresser un sourire.

— Mais c’est qu’il bouderait le petit Ethan !

Elle avait pris une voix gaga comme une mère à son enfant.

— Arrête ça, fit-il en gardant son sérieux.

Elle tenta des grimaces qu’il ignora, mais un léger rictus sur le coin de sa lèvre prouvait qu’elle était sur la bonne voie. Elle passa derrière lui, prit son élan et se précipita sur son dos pour l’ébouriffer. Surpris, Ethan faillit perdre l’équilibre, mais se ressaisit et en profita pour courir tout en sautant, souriant à nouveau, pendant qu’Elena riait aux éclats. Ils trébuchèrent et s’écroulèrent tous les deux sur l’herbe sèche. Éblouis par le soleil, ils plissèrent les yeux, puis reprirent leurs railleries de plus belle.

— Tu ne veux pas me laisser bouder juste une heure la prochaine fois ? C’est vraiment perturbant de ne pas avoir son quota de boudage à cause d’un clown.

— Désolée petit loup, brigade anti boudage. Je suis sur cette Terre pour empêcher les gens d’être malheureux, et particulièrement mon meilleur ami ! Sauf mon père évidemment.

Cette dernière précision rafraîchit légèrement l’ambiance, ils en profitèrent pour se relever et reprendre la route jusque chez Ethan. Il habitait dans une modeste maison, isolée du centre-ville, tellement éloigné, que l’écriteau de sortie de la commune se trouvait à quelques pas. Plus jeunes, ils s’amusaient à grimper dessus. Elena avait même tracé des fesses, des têtes-de-mort et pas mal de divers « dessins artistiques » comme eux les appelés. Cet art les obligea à réaliser des travaux d’intérêt général. Ethan nettoyait le sol en brûlant les feuilles, ramassant les papiers, les crottes de chien tandis qu’Elena devait s’occuper de laver les pancartes qu’ils avaient dégradées et tous les autres panneaux de la ville. Leurs parents avaient également écopé d’une amende de quelques centaines d’euros. Le père d’Elena avait réussi à atténuer la punition autant qu’il le pouvait. Si ça ne tenait qu’au maire, ces « malfrats » comme il aimait les appelait, aurait mérité une bonne nuit au cachot. Quelques jours après, la résidence du maire fut vandalisée, des dessins de pénis habillaient le mur et ses nains de jardin furent retrouvés sur sa toiture, sans parler de son chien qui ne pouvait plus bouger après s’être goinfré. Il était persuadé qu’Elena et Ethan étaient les auteurs de ce « massacre », mais, sans preuve, il ne pouvait que bégayer et marmonner en les voyant, spécialement lorsqu’Elena le regardait avec un léger sourire narquois. Et surtout, personne ne pouvait croire qu’une gamine de 13 ans ou un gamin de 14 ans puisse escalader une maison pour atteindre le toit sans escabeau ni autre objet susceptible de l’aider. Et ils étaient bien trop petits pour faire la courte échelle. L’affaire fut vite oubliée, mais pas la haine du maire envers ses deux monstres.

     Ethan ouvrit la porte de sa demeure, libérant l’habituelle odeur de chocolat du jeudi soir. Elena huma ; les yeux fermés, levant les bras au ciel « Je ne m’en lasserais jamais » lança-t-elle en rejoignant la cuisine où une femme sortait le gâteau du four.

— Bonjour Elena, comment était ta journée ? Demanda-t-elle de son plus beau sourire.

La maman d’Ethan possédait une gentillesse rarement égalée. Elle avait accueilli Elena sans poser de questions dès son plus jeune âge. Elle n’avait jamais jugé ses agissements, souvent problématiques. Elle lui faisait suffisamment confiance pour la laisser dormir avec Ethan, sans avoir le moindre doute quant à leurs comportements. Elle savait exactement quand quelque chose n’allait pas, même le plus beau sourire ne la trompait pas. Mais aujourd’hui, tout se passait bien. Elle lui tendit une part de gâteau, lui précisant de ne surtout pas mettre de miettes sur le sol. C’était peut-être un des seuls défauts (si l’on peut appeler ça comme ça) de madame Laval, elle était maniaque du ménage. Outre ça, cette femme était parfaite aux yeux d’Elena, aussi bien moralement que physiquement. Elle ne voulait jamais parler de son histoire, de la naissance d’Ethan comme le demandait souvent Elena, mais elle savait qu’elle avait eu son fils à l’âge de 17 ans. Elle aurait aimé en apprendre un peu plus sur sa grossesse, ses doutes, ses espoirs. Elle n’avait jamais pu poser ces questions à sa propre mère. Ethan ne connaissait pas sa chance. Il était d’ailleurs déjà dans sa chambre à l’étage, sans même avoir choisi un morceau de ce merveilleux gâteau. Elle prit une seconde part et monta l’escalier pour le rejoindre. Le haut était spécialement réservé à son ami. On y trouvait une salle de bain, et sa chambre. Tout le reste de la demeure se situait au rez-de-chaussée. Ainsi, il pouvait avoir un peu de sa solitude, son indépendance. La pièce d’Ethan était fidèle à la maison, propre, sans un vêtement sur le sol, pas une seule poussière sur sa bibliothèque ou ses figurines, pas de couverture en bordel sur le lit, mais bien fait, sans un pli. À côté de cette chambre, celle d’Elena ressemblait à une déchetterie. Elle le rejoignit sur le matelas pendant qu’il surfait sur son smartphone.

— Oh merci c’est sympas, fit Ethan en tendant sa main pour récupérer le deuxième gâteau que tenait Elena.

— Arrière mécréant ! S’offusqua-t-elle en le serrant contre son torse, c’est mon précieux. Si tu en veux un, tu bouges ton derrière.

— Sérieusement, tu es pire qu’un mec.

— Faut bien qu’un de nous deux joue ce rôle. Petite fiotte, ajouta-t-elle en murmurant.

— Charmant, répondit-il en continuant de fixer son appareil.

— Tu ne poserais pas ce truc pour profiter que je suis là ?

— Ce n’est pas comme si c’était un événement, on se voit tout les jours.

Elena se releva, l’air outré, et sorti de la chambre en claquant la porte. « Eh merde », il rangea son smartphone dans sa table de nuit et se précipita vers la porte. « BOUH ! » Le visage d’Elena lui apparut soudainement en face de lui, la bouche ouverte, les mains en avant et les yeux écarquillés. Surpris, et un peu de stupeur, il cria, provoquant le fou rire d’Elena qui le prit dans ses bras pour s’excuser.

— Je te déteste, genre, vraiment, tu es la pire amie qui puisse exister.

— Non, c’est faux, tu m’aimes beaucoup trop pour penser ça, répliqua-t-elle en lui déposant un baiser sur la joue. Bon, je dois y aller, ou le vieux va encore me passer un savon. Et n’oublie pas, demain matin, on se rejoint à sept heures pour le jogging.

— Évidemment, répondit-il en la regardant descendre les escaliers.

« Madame Laval, votre fils a mis des miettes partout devant sa porte de chambre ». Interloqué, il baissa la tête pour voir le sol envahi de petit morceau de gâteau au chocolat. « Je la hais ».

 

     La chaleur de la pièce avait disparu. Une paisible brise caressait le visage d’Ethan. Une odeur différente de tous qu’il avait déjà pu sentir pénétrait ses narines. Un mélange de douceur, de feuilles virevoltantes, d’herbe fraîchement coupée, de menthe..  ? Quelque chose l’effleura, un insecte ? Une poussière ? Ses paupières se décollèrent timidement, lui offrant un spectacle comme il n’en avait jamais vu. Il était allongé sur une couverture de verdures et de fleurs violettes et rouges. Des papillons habillés de milliers de couleurs tournoyaient, créant un ballet aérien. Plus loin, des insectes similaires à des coccinelles, volant grâce à leurs ailes enflammées, se laissaient porter par la brise, au grès des arbres pourvu de leurs parures jaune doré, épousant presque la voûte céleste bleu turquoise, pareil à la couleur des océans, sans aucun nuage. Devant lui, se tenait fièrement l’arbre le plus gigantesque qu’il ne lui avait jamais été donné de voir. Il dominait ses semblables de plusieurs dizaines de mètres et semblait toucher le ciel. S’il n’était pas encore allongé sur le sol, il aurait certainement eu le vertige juste en l’observant. Mais ce n’était pas le plus étonnant chez lui. Sa splendeur était sans nul pareil, n’importe quelle autre flore paraissait sans âme à côté de lui. Il partageait avec plaisir sa lueur qui embellissait chaque recoin de la forêt. Aucun feuillage ne l’habillait, remplacé par des milliers de billes luminescentes. Il ne put s’empêcher d’éprouver une joie immense en le fixant. Des larmes coulèrent le long de son visage pour s’écraser sur le sol. Il en attrapa une délicatement avec son doigt et l’observa. Pourquoi pleurer ? Il ne ressentait aucune tristesse. Non. C’était des gouttes de bonheur. Il n’avait jamais eu une telle sensation de toute sa vie. Il avait l’impression étrange de connaître cet arbre. Il voulait s’inquiéter. Peut-être qu’il rêvait ou qu’il était mort. Est-ce qu’il était au paradis ? Non non, il s’était simplement endormi.. Il n’était tout de même pas décédé pendant son sommeil ? Ces questions auraient pu le ronger, le terrifier. Mais il se sentait vivant, heureux. Il se leva, et s’avança lentement de l’arbre. Lorsqu’il fut suffisamment proche, il tendit la main pour le toucher avant qu’un hurlement atroce ne s’élève par delà la forêt. Effrayant les insectes qui s’éparpillèrent pour disparaître. D’autres cris suivirent, des bruits de fer qui s’entrechoquaient, du fumé s’échappait vers le ciel qui devint rouge sang. Les arbres abandonnaient leurs feuillages et le sol cédait sa couleur verte pour laisser place à des racines noires, mortes qui emprisonnèrent Ethan. L’arbre roi vit ses orbes perdre de leurs lumières, permettant aux ténèbres d’engloutir la forêt, puis Ethan qui hurlait jusqu’à s’en déchirer la gorge. Ils souffraient. L’arbre avait mal, il le sentait, ce n’était pas sa douleur, c’était celle de l’arbre. « ETHAN !!?? Réveille-toi, Ethan !! ». Il ouvrit les yeux, sa mère le tenait contre sa poitrine. L’humidité l’embuait, les gouttes de sueur lui chatouillaient tout le corps, collant ses habits. Son cœur paraissait devenir fou et il souffrait pour trouver de l’air. Ses paupières refusaient de se refermer et ses sanglots reflétaient sa terreur.

— Tu veux en discuter ? s’inquiéta sa maman.

Il ne pouvait pas en parler. Ce n’est pas qu’il ne le souhaitait pas, mais la paralysie le rendait incapable de lâcher un mot pour le moment. Il n’avait jamais ressenti une sensation pareil. C’était comme son âme venait de se faire happer par les ténèbres, il s’était vue mourir, littéralement.

— Je vais dire à Elena que tu n’iras pas au jogging aujourd’hui si tu veux. Il est déjà 6 h et tu devrais y être pour 7 h. Essaie de dormir.

Elle le déposa délicatement sur son oreiller et sortit de la pièce en rabattant la porte en silence. Il mourait de fatigue et avait l’impression de ne pas s’être reposé qu’il eût dépensé une énergie colossale. Mais qui voudrait refermer les yeux après ça ? Il fixait le mur, sans la moindre pensée. Il était juste figé.

     Son réveil affichait 9 h quand Elena apparut devant lui, claquant des doigts, tandis qu’il regardait toujours le même point.

— Ethan, tu vas bien ? Ta mère m’a dit que tu avais fait un cauchemar. C’est quoi encore cette excuse bidon pour ne pas venir courir ?

— Laisse-moi s’il te plaît. Parvint-il à lâcher?

— Ça n’arrivera pas petit loup, répondit-elle en se glissant dans son lit pour le prendre dans ses bras.

Pour la première fois depuis son réveil, il se sentait bien, au chaud, en sécurité. Et sans qu’il puisse s’en rendre compte, ses paupières se fermèrent et il s’endormit aussi paisiblement que son état le permettait. Elena le suivit au pays des rêves, sans même ressentir la caresse de Morphée.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, sa montre affichait 10 h. Un amas d’oreillers et de couvertures occupait l’espace d’Ethan elle se leva et rejoignit la salle de bain pour remettre ses cheveux en bataille en place. L’état d’Ethan pour un simple cauchemar l’inquiétait, il ne l’avait jamais rejeté de cette façon. Depuis leurs rencontres, ils étaient soudés et n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Aujourd’hui, il se sentait éloigné de lui. Elle finit par quitter la salle d’eau pour rejoindre son ami dans la cuisine. Elle pouvait respirer l’odeur des œufs et du bacon fraîchement cuit. Ethan glissa l’œuf dans une assiette sur la table, juste à côté de la viande grillée, comme elle l’aimait, croquant en bouche. Il lui versa le jus d’orange dans son verre Docteur Who, puis il mit un peu de fromage blanc dans une tasse, accompagné d’une couche de miel. Le petit déjeuner favori d’Elena. Elle ne put s’empêcher de courir vers lui pour lui sauter dans les bras.

— Désolé pour tout à l’heure. Je me sentais vraiment mal, je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça. Merci d’être resté.. Regretta son ami.

— Excuse acceptée ! répondit-elle en s’asseyant face à son petit déjeuner. Mais la prochaine fois que tu me fais ça, je te balance par la fenêtre.

Ethan eut un sourire timide. Il s’en voulait d’avoir agi ainsi. Mais surtout, il fallait qu’il lui raconte ce mauvais rêve. Il ne pouvait pas garder ça pour lui. Il s’assit à son tour devant son bol de céréales, dévorant chaque cuillère et s’occupant avec les mini jeux derrière la boite.

— Qu’est-ce que ça sent bon ici ! Elena nous a concocté le petit déjeuner ?

Le père d’Ethan venait de faire irruption dans la pièce, humant avec appétit la délicieuse odeur du repas que son fils avait préparé pour son amie. Contrairement à sa femme, quelques rides creusaient son visage. Son nez supportait des lunettes carrées noires. Ethan n’avait pas énormément d’affinité avec lui. Il ne le détestait pas, mais ils n’étaient pas particulièrement proches. Ses horaires de travail l’empêchaient de profiter de divers hobbies avec son fils et lorsqu’il rentrait, c’était souvent pour manger ou dormir. Le matin, il partait tôt, le soir il revenait tard. Mais madame Laval ne s’était jamais plainte de ce mode de vie. Son homme lui manquait, mais c’est grâce à lui que leur famille pouvait vivre sereinement.

— Non-m’sieur, lui répondit Elena, c’est Ethan, ici présent, en chair et en os.

— Il a dû faire une belle bêtise.

— C’est à peu près ça, se moqua-t-elle en regardant Ethan.

— C’est toujours comme ça que ça commence, lança-t-il en faisant un clin d’œil à Elena avant de quitter la pièce.

— Non, on est juste..

— Laisse tomber, la coupa Ethan, l’amitié homme-femme n’existe pas pour les vieux.

— Homme ? Tu te surestimes, mon enfant !

Ethan ne répliqua pas et se contenta de sourire bêtement en continuant d’avaler son petit déjeuner. Il prit un morceau de papier sur la table et se retourna pour choisir un feutre qui traînait sur un des meubles.

— Je me trouvais dans une forêt, commença-t-il. Enfin, je crois, c’était plutôt irréaliste. Je me tenais au milieu d’insectes que je n’en avais jamais vu, des arbres habillés de couleur dorée et un ciel d’un bleu magnifique. Un gigantesque arbre portait des espèces d’orbes lumineuses. Des milliers. Tout semblait parfait..  »

Il traçait au fur et à mesure qu’il parlait, pour donner vie à son histoire. Il espérait ainsi mieux faire comprendre à Elena ce qu’il avait vécu.

Il marqua une pause pour terminer de dessiner l’immense arbre. Elena qui sentait sa détresse lui prit la main pour lui donner le courage dont il avait besoin pour continuer son épopée.

— Tout est arrivé si vite après ça. J’ai entendu des cris, des bruits de combat. Du feu se répandait et le ciel est devenu rouge sang.

— Ça devait être effrayant..

— Non, enfin si, mais.. Ce n’est pas ce qui m’a mis dans cet état. L’obscurité a tout avalé, moi y compris. J’ai senti mon âme se faire dévorer, comme si je mourrai et que l’on continuait à me torturer.

— Un monstre te mangeait ? Comme un démon des ténèbres ? Un truc du genre ?

— Non. C’est l’arbre qui souffrait. Je ressentais sa peine et sa douleur. C’est très bizarre. Je me doute que ça paraît débile, mais c’était ultra réaliste. Je veux dire par là que je ne semblais pas rêver.

Elena n’avait pas pour habitude d’être bouche bée, de ne pas savoir quoi dire pour le rassurer. Mais elle avait le sentiment que peu importe ce qu’elle dirait, elle ne pourrait pas soulager son mal. Elle restait figée sur sa chaise, observant son ami qui gardait son regard accroché sur sa cuillère de céréale. Elle resserra sa main sur la sienne. Elle remarquait ses yeux brillants. Çà lui déchirait le cœur de le voir comme ça. Et encore plus de se savoir impuissante.

— Tu sais ce qu’on va faire ? On va aller chez moi, on va se poser dans ma chambre, manger du pop-corn, et se faire une après-midi entière de Doctor Who ! proposa Elena.

— Mais, tu as un concours de gymnastique la semaine prochaine. Tu dois t’entraîner.

Elena était une gymnaste en or. Elle n’avait jamais perdu une compétition et elle faisait la fierté de la région et de son petit club sans prétention. Lorsqu’Ethan assistait à ses entraînements, il en restait bouche bée, comme si le temps s’arrêtait. Elle possédait une agilité et une grâce sans pareil, capable d’enchaîner des mouvements qu’aucune autre de son âge n’osait imaginer faire.

— J’irais plus tard dans l’après-midi, tu m’accompagneras ?

— Bien sûr.

 

     La maison d’Elena se trouvait à l’autre bout de la ville, là où étaient rassemblées les plus jolies résidences et certainement les personnes les plus riches. Son père ne roulait pourtant pas sur l’or. Simplement, il avait économisé toute sa vie pour pouvoir un jour, construire sa propre habitation. C’était le rêve de sa défunte femme, et il s’était battu pour le réaliser. Et c’était l’endroit le plus calme et beau à des kilomètres à la ronde. Lorsqu’on regardait par la fenêtre, très tôt le matin, on pouvait observer le soleil s’élever parmi les plaines verdoyantes. Tandis qu’ils entrèrent, son père était sur le point de partir, habillé de son uniforme de travail.

— Bonjour mon petit, lança-t-il à Ethan.

— Il a dix-huit ans, va falloir que tu arrêtes ce surnom ridicule.

— C’est vrai. Et toi tu n’as que dix-sept ans, répondit-il en fixant Ethan.

— Non, on n’est pas.. Commença Ethan en rougissant.

— Tu n’es vraiment pas possible ! s’énerva Elena. Fou lui la paix et casse-toi faire ton travail inutile.

Elle prit Ethan par la main et l’emmena vers la pièce au bout du couloir. Son père serra les dents pour ne pas répliquer et claqua la porte derrière lui en sortant. « Travail inutile ». Il savait exactement à quoi elle faisait référence. Il avait rencontré son épouse au travail. C’était sa coéquipière et il en était tombé amoureux. De leurs unions était née la petite Elena. Ensemble, ils pouvaient tout affronter. Enfin, c’est ce qu’il pensait.. Elle avait succombé dans un vulgaire accident de voiture. Un fou du volant roulait en sens inverse en face pour dépasser. Évidemment, il n’aurait jamais eu le temps de passer et sa défunte femme donna un coup de volant qui l’envoya valser au-dessus des rambardes de sécurité. Elle mourut sur le coup. La voiture à l’origine de l’accident ne s’était pas arrêtée et avait continué sa route. Aucun témoin, aucune caméra. Rien qui ne puisse l’identifier. Aujourd’hui, le fugitif vivait sûrement une vie paisible et il n’avait aucune chance de savoir qui il était. Sa fille ne lui pardonnait pas de ne pas l’avoir retrouvé. Et même si chaque phrase de sa fille à ce propos lui enfonçait un poignard dans le cœur, il ne se plaignait pas. Il encaissait. Et comme chaque fois, il serrait la mâchoire et souriait devant ses collègues. Peut-être qu’un jour, elle l’excuserait. Mais pour le moment, tout ce qu’il pouvait faire, c’était de laisser Ethan la rendre heureuse. Sans lui, sa fille serait perdue. Ce jeune homme était une bénédiction. Et tous les jours, il remerciait sa défunte femme de l’avoir mis sur la route de leurs filles. Ça ne pouvait être que son œuvre.

—Hey Cyril! Ça va ? J’espère que tu es chaud, on a du travail aujourd’hui !

Il est temps. Il faut relever la tête, mettre son masque et sourire.

— Tu me demandes à moi si ça va ? répliqua le père d’Elena. Allons, tu me connais, je vais toujours bien !

— Je ne sais pas comment tu fais pour toujours être de bonne humeur avec ce travail-là, un jour tu me donneras ton secret.

 

     Ethan se réveilla au côté d’Elena, dans son lit. Au bout de la pièce, sur l’écran, Christopher Ecleston était sur le point de changer de visage et devenir le nouveau Docteur, incarné par David Tennant, sous les yeux médusés de Rose et les pleures timide d’Elena qui tentait de les essuyer avec ce qui ressemblait à peine à un mouchoir.

— J’ai dormi combien longtemps ?

— Tu t’es assoupi pendant l’épisode quatre. Comment tu peux t’endormir sur l’épisode avec des extra-terrestres qui passent leurs temps à péter ?

— Mince, désolé, je dors beaucoup trop aujourd’hui.

— Pour te faire pardonner, je veux que tu me répètes leur nom trois fois de suite.

— Elena, s’il te plaît. Je viens de me réveiller.

— Il est 19 h, et j’ai tout mon temps, fit-elle en le fixant.

— Quoi ?! Merde, ma mère va s’inquiéter !

Il sortit son smartphone de sa poche.

— Six appels manqués, merde ! marmonna-t-il en se relevant dans la panique.

— Tu n’es vraiment pas drôle, lui envoya Elena en le regardant partir.

— Raxacoricofallapatorius Raxacoricofallapatorius Raxacoricofallapatorius, lâcha-t-il précipitamment.

— Je confirme, tu n’es pas drôle, souffla-t-elle. Attend moi, je t’accompagne.

 

     Lorsqu’Ethan et Elena franchirent la porte, sa mère se rua vers lui et le secoua.

— Mais où étais-tu ? J’ai tenté de te contacter, à quoi te sert ton téléphone ?

C’était la première fois qu’il voyait sa mère dans un état pareil. Même Elena semblait choquée et se surprit à reculer d’un pas.

— Détends-toi, j’étais simplement chez Elena. Ce n’est pas la première fois que j’arrive en retard sans répondre à tes appels. Je n’ai plus dix ans.

Elle finit par le lâcher et essayer de se calmer en reprenant sa respiration, mais sans succès, on sentait la panique.

— Maman ? Est-ce que ça va ?

— Ethan, où as-tu vu cet arbre ?

Elle lui tendit son dessin fait le matin. La feuille tremblait au rythme de la main de madame Laval.

— C’est.. Ce n’est rien, juste un dessin.

— Ethan, ne me mens pas !

Pour la première fois depuis des années, elle haussa le ton.

— C’est ce qu’il a vu dans son cauchemar. Il l’a dessiné pour que je me projette un peu mieux.

La mère d’Ethan recula, ses pupilles tremblaient comme tout le reste de son corps, elle était effrayée.

— Ethan prépare tes valises, on doit partir, lâcha-t-elle en se ruant dans les escaliers.

— Quoi ? Mais ça va pas ?

Quelqu’un frappa à la porte, surprenant tout le monde et provoquant un silence morbide.

— Ethan, murmura sa mère, est-ce que l’on t’a suivi ?

— Je ne sais pas ce qui t’arrive, mais tu es devenu complètement taré ! s’énerva Ethan en ouvrant la porte. Une jeune femme se tenait devant eux. Ses cheveux sombres contrastaient ses yeux jaunes, de la même forme que celle des chats. Ses vêtements aussi semblaient irréalistes, comme tout droit sortis d’un récit fantaisiste : habillée d’une tunique marron pareil à un plastron, décorait de différents éléments, sans manche qui épousait son corps et couvrait un t-shirt blanc. Des lacets en cuir parsemaient son pantalon. Un tatouage semblable à l’arbre d’Ethan était dessiné sur son poignet.

— Niriel, le moment est venu, fit-elle en fixant madame Laval.

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