Chapitre 10 : La Voilière - Livana

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Trois jours après l’arrestation de Cregar, Twelzyn

Livana

Ce matin-là, à l’aube, je sortis du lit animée par un sentiment de demi-victoire. La veille, mon long débat avec Arnic avait abouti sur une importante concession de mon mari : Cregar ne serait pas mis à mort. Mon amant serait envoyé dans les mines du sud pour une captivité à vie. Un sort peu enviable mais qui valait mieux que l’exécution à laquelle je l’avais cru promis. Lors des premiers jours après le conseil, Arnic s’était montré intraitable : jamais il ne laisserait la vie au voleur de la couronne. En ces temps troublés, il fallait faire un exemple. J’étais pourtant revenue à la charge plusieurs fois, poussée par l’énergie du désespoir : je ne pouvais laisser mourir cet homme que j’aimais depuis tant d’années.

Lors de la soirée précédente pourtant, Arnic s’était montré plus disposé à m’écouter. Il avait fini par concéder la survie de Cregar comme s’il ne s’agissait que d’une décision mineure. Un élément nouveau que j’ignorais avait changé son point de vue sur la situation. J’étais certaine qu’il ne s’agissait pas de l’effet de mes arguments : non, quelque chose d’externe avait sauvé la vie de Cregar. J’imaginais que les enquêtes royales avaient permis à Arnic de dénicher un nouveau bouc émissaire.

Ce fut avec ces pensées à l’esprit que je m’habillai et passai un coup de brosse sur mes cheveux en désordre. Je n’avais guère de temps à perdre si je voulais assister au grand départ de Tresiz. Son retour précipité vers l’Empire, annoncé du jour au lendemain, m’avait prise de court. Sans doute le neveu de l’Empereur craignait-il pour sa sécurité après l’attentat dont il avait été l’objet. J’étais triste du départ de cet homme de valeur, aux conversations toujours passionnantes. J’étais aussi déçue de celui de Pellon, avec qui je n’avais plus eu l’occasion de bretter plusieurs semaines. Nos séances avec Ame achevées dans les tavernes twelzanes me laisseraient de magnifiques souvenirs.

À peine étais-je sortie de ma chambre que Sentia me rejoignit. La guérisseuse me salua d’une voix douce avant de m’offrir son bras. Je m’appuyai bien volontiers sur elle pour descendre le long escalier de marbre qui débouchait sur le hall. Il était presque vide à cette heure : seuls quelques serviteurs de garde occupaient l’entrée, jouant aux cartes. Ils furent surpris de me voir arriver alors que j’étais supposée garder le lit. On ne les avait pas mis au courant du départ de Tresiz. Il avait tenu à mettre aussi peu de personnes que possible dans la confidence.

Dès que nous sortîmes du palais, je regrettai la douce atmosphère de ma chambre. Il faisait déjà trop chaud alors que la nuit n’avait pas encore complètement enlevé son manteau. Je vis avec un pincement au cœur que les arbres fruitiers de la cour étaient en train de mourir. Ils avaient été arrosés lors des premières semaines de sécheresse mais l’eau manquait tant qu’on avait fini par la réserver aux hommes. La végétation qui faisait le charme des rues de Twelzyn avait en grande majorité brûlé sous le soleil de plomb à l’exception de quelques plantes importées des déserts. Je n’avais à ce moment qu’une envie, plonger dans le bassin d’eau fraîche des thermes royaux. Toutefois, je chassai cette pensée de mon esprit : elle me ramenait trop à Cregar, que j’avais si souvent retrouvé en secret dans les bassins de la famille royale.

Une dizaine de soldats mal réveillés attendaient devant la porte du palais. Ils allaient m’escorter jusqu’au logis de Tresiz, un peu plus bas, au niveau des terrains d’entraînement. Ils avaient avec eux une voiturette monoplace attachée à une grande jument à la robe grise. Je commençai par refuser, préférant me déplacer à pied, mais le lieutenant insista et je compris qu’il avait reçu un ordre de mon mari en personne. De mauvaise grâce, je m’installai dans la voiturette.

Il ne nous fallut qu’une dizaine de minutes pour nous rendre au logis de Tresiz. Pendant notre route, nous passâmes devant le terrain d’épée où j’avais tant de fois retrouvé Ame. Le sol était si sec que de longues craquelures le parcouraient. Deux jeunes hommes s’entraînaient avec des épées de bois et des écus trop grands pour eux. Un peu plus loin, nous passâmes sur le pont de pierre où je m’étais plusieurs fois installée par le passé pour faire des ricochets. La seule trace de la rivière qui y passait quelques semaines plus tôt était la couleur vaguement boueuse laissée par les flaques asséchées. Puis enfin, nous arrivâmes.

Une belle activité régnait devant la solide bâtisse de pierre où le neveu de l’Empereur avait logé le temps de son ambassade. Ses serviteurs et soldats rassemblaient les dernières affaires, commençaient à diriger les charrettes vers le chemin. Il me suffit d’un coup d’œil pour apercevoir Tresiz, en grande conversation avec Pellon. Les deux hommes échangeaient avec une proximité physique surprenante, qui faisait presque oublier que l’un était le serviteur de l’autre. On aurait dit deux amis en train de se retrouver. Une vision d’autant plus surprenante que Pellon m’avait toujours paru très effacé en présence de son maître.

Ma voiturette s’arrêta et Sentia m’aida à descendre. Je parcourus à son bras les quelques mètres qui me séparaient des impériaux. Mon arrivée arrêta l’échange entre Tresiz et Pellon, qui vinrent tout deux me saluer. Tresiz se déplaçait d’un pas lent, appuyé sur une canne. Sous ses habits, on devinait les bandages qui rappelaient ses blessures récentes. L’homme au bec de lièvre prit le premier la parole :

— Merci d’être venue nous saluer à une heure si matinale, votre Majesté.

— Je ne pouvais vous laisser partir sans un au revoir. Quel dommage que vous nous quittiez si vite.

— Je comprends que ma décision vous paraisse hâtive mais je dois rentrer au plus vite dans l’Empire. La situation y est difficile et mon travail ici est terminé. Mon oncle sera ravi d’entendre les bonnes nouvelles que j’ai à lui transmettre. Encore une fois, merci pour votre chaleureux accueil. Il a su me faire oublier que j’étais un étranger.

— J’espère que votre voyage se passera bien, que vous vous remettrez pour de bon.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, ce n’est pas mon premier voyage. Quant à moi, je vous souhaite le meilleur pour les années à venir, pour vos enfants à naître. Je ne doute pas que vous serez une grande reine, qui secondera Arnic pour le mieux. Vous savoir sur le trône me remplit d’espoir malgré la situation difficile que le continent traverse. L’alliance entre Amarina et l’Empire saura venir à bout de cette crise.

— Merci. Vous serez le premier invité à la cérémonie d’Ablation de mes jumeaux.

— Vous m’honorez.

Je me tournai ensuite vers Pellon et lui dis :

— Quant à toi, Pellon, je suis heureuse de t’avoir rencontré. Tresiz a de la chance de pouvoir compter sur un tel serviteur. Je te souhaite le meilleur pour l’avenir. Je regrette seulement que nous n’ayons plus eu l’occasion de nous entraîner ensemble, je te dois une revanche.

Mes phrases vinrent dessiner un curieux sourire sur le visage de mon interlocuteur, comme si je venais de lui raconter une plaisanterie ou une anecdote croustillante.

— Livana, merci pour ces beaux compliments. Mais notre revanche n’attendra pas longtemps. Je ne rentre pas avec Tresiz, je reste ici.

 

L’invitation de Giadeo à me rejoindre dans la chapelle de Noregon était étrange. Elle se situait à l’autre bout du palais et n’avait rien de plus que les autres pièces religieuses autour de mes appartements. Le grand chantre connaissait mon état et s’il me faisait déplacer, c’était pour une bonne raison. Pour me livrer un secret à l’abri des oreilles indiscrètes ? Pour m’offrir une bénédiction particulière ? Pour me montrer un objet d’art ? J’avais beau retourner ces hypothèses encore et encore, aucune ne me convainquait pleinement. Cependant, ce n’était pas là le plus étonnant.

En effet, mon confident m’avait pour la première fois fait la demande de venir accompagnée de mon fils. Cela semblait confirmer mon hypothèse d’un rite religieux mais elle n’expliquait pas pourquoi Giadeo ne m’avait rien dit et pourquoi il m’avait demandé de venir tard le soir, sans escorte. Son invitation m’avait été transmise par un clerc en fin de matinée, alors que je partageais une coupe de vin avec Pellon pour fêter son choix de rester dans le sud. J’avais donc passé l’après-midi dévorée par la curiosité. Ni la présence de Sentia ni celle de Drakic n’avaient suffi à me changer les idées.

Une fois la nuit tombée, ce fut donc avec une excitation fiévreuse que je me couvris d’un manteau bleu marine. Drakic dormait sur mon lit, le visage tourné sur le côté. Son excitation de la soirée après que je lui eus annoncé qu’il ne retournerait pas chez sa nourrice s’était dissipée. Il avait l’air si bien sous sa couette que j’hésitai un instant à le réveiller. Je voyais mal pourquoi Giadeo aurait besoin de lui. Cependant, je finis par me décider à monter sur le matelas. Je caressai la joue de Drakic avec tendresse avant d’agiter doucement ses petites épaules. Ses petits yeux s’ouvrirent alors et je vis alors en lui son père, en route pour les mines du sud. Cregar ne pourrait pas le voir grandir, pas plus qu’il ne pourrait voir nos deux jumeaux naître.

— Maman ?

— Réveille-toi Drakic, on va voir Giadeo.

Mon fils s’étonna de cette annonce mais il m’obéit sans protester. Je l’aidai à enfiler une veste en prévision des courants d’air qui traversaient les couloirs. Les fenêtres étaient laissées grandes ouvertes toutes les nuits pour maintenir une atmosphère respirable le jour. Une fois vêtu, Drakic avait belle allure avec ses vêtements princiers, ses yeux verts et ses boucles blondes. Il n’avait pas encore trois ans mais je devinais déjà en le voyant le magnifique jeune homme qu’il allait devenir, le grand roi qu’il serait. J’étais fière d’être sa mère.

Un doigt devant la bouche, je conduisis Drakic jusqu’à la porte. Je connaissais mes sentinelles : il était probable qu’elles dorment déjà à cette heure et je n’avais aucune envie d’interrompre leur sommeil. Les pauvres occupaient un poste purement symbolique, car aucun intrus ne pouvait s’introduire dans le palais, d’autant plus depuis que mon époux avait fait tripler la garde. En poussant la clé dans la serrure, mon intuition se confirma : ils ronflaient. Nous sortîmes donc à pas de loup pour ne pas les déranger. Cependant, le couloir n’était pas vide : deux yeux nous épiaient.

Je faillis crier de surprise quand l’enfant posté en face de ma chambre sortit de l’ombre du grand vase où il s’était installé. Il s’enfuit à toute vitesse, comme un rongeur que j’aurais surpris dans ma chambre. Il était si vif que dans l’obscurité, je ne pus discerner ses traits. Je vis seulement qu’il avait des cheveux longs, ce qui ne suffisait pas à savoir s’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille. Une telle présence dans les couloirs du palais me surprit au plus haut point mais je finis par décider qu’il n’y avait là rien de menaçant et laissai mes gardes tranquilles. Il devait s’agir de l’enfant d’un invité de la couronne qui profitait de la nuit pour jouer dans les couloirs.

— C’était qui ? me demanda Drakic en s’accrochant un peu plus fort à ma main.

— Je ne sais pas. On verra demain. Allez, viens.

Je me tournai de l’autre côté et notre escapade vers la chapelle de Noregon commença. J’étais dans mon palais, parfaitement dans mon droit, mais le fait de me faufiler à travers les couloirs obscurs réveilla des frissons que j’avais oubliés. Je me revis adolescente, tentant d’échapper à la vigilance des gardes missionnés par ma mère. Je n’étais parvenue qu’à de rares occasions à leur échapper mais je gardais de ces moments des sentiments de triomphe inoubliables. Une fois à l’extérieur du palais de Lagen, je courais dans la nuit en exultant : je m’imaginais la colère d’Icase en apprenant ma nouvelle fugue et je me sentais puissante, libre.

En comparaison, notre escapade de la soirée semblait bien misérable. J’avançais d’un pas lent, le souffle rendu court par l’effort, obligée de m’arrêter de temps à autre pour prendre une petite pause. Drakic me demandait à chaque fois où nous allions et je lui répétais que nous nous dirigions vers une chapelle où il y aurait Giadeo, que je n’en savais pas plus. Comme cette réponse sommaire paraissait l’inquiéter, je finis par inventer que ce serait pour une cérémonie religieuse. Cela le rassura.

Comme je l’avais anticipé, les fenêtres grandes ouvertes formaient de puissants courants d’air, qui soulevèrent plusieurs fois mon manteau. Par les ouvertures, on pouvait apercevoir la jolie voûte étoilée de la nuit, les deux lunes qui semblaient se refléter l’une et l’autre. Quand je tournais mon regard de l’autre côté, je voyais l’expression indéchiffrable de Drakic. Mon fils paraissait à la fois désorienté et fasciné. Il devait se demander ce qui s’était passé de si incroyable pour qu’il se retrouve à traverser les couloirs avec sa mère. On lui avait pourtant expliqué lors des semaines précédentes que je devais garder le lit le temps de ma grossesse. De mon côté, j’étais contente de partager ce moment étrange avec lui.

Le trajet aller jusqu’à la chapelle était en majorité composé d’une descente en pente douce qui facilitait notre progression, seulement entrecoupée par quelques marches. Je redoutais déjà le trajet retour : sans doute me faudrait-il demander de l’aide. Nous passâmes devant de nombreuses portes familières. Il y eut d’abord la massive entrée de la salle du Chêne, ainsi nommée en raison des poutres qui soutenaient son plafond, qui pouvait accueillir plus d’une centaine de danseurs lors des fêtes nocturnes. Puis l’ancienne salle des gardes, délaissée depuis une fuite d’eau mais dont la porte conservait des armoiries guerrières. De nombreuses portes de chambres d’invités, de dortoirs pour les serviteurs entrecoupaient la décoration faste des couloirs.

Divers cadeaux reçus par la famille royale était exposés à la vue du passant : vases en porcelaine de la fastueuse cité de Myria, tapis de Tristomita, sculptures de Vicène, luminaires d’argent venus de Nihos et bien d’autres que je ne distinguai pas dans l’obscurité. Il y avait de quoi se perdre des heures dans leur contemplation. De nombreux tableaux réalisés par des grands maîtres twelzans étaient accrochés en hauteur, portraits de rois, reines, princes et princesses du passé. La plupart de leurs visages m’étaient inconnus et les noms étaient rarement inscrits. J’y prêtais à peine garde, davantage tournée vers Drakic.

Cependant, l’un d’eux m’intéressa assez pour que j’arrête un bref instant mon avancée. Il représentait un couple que je n’eus aucun mal à reconnaître : celui de Serantio et Renzya. À gauche, la sœur de Kelas se tenait droite, le regard sévère, parée de ses attributs militaires. À droite, son jeune époux portait un habit léger en lui tenant la main. Sans grande subtilité, l’artiste avait dessiné un masque de renard sous son pied, montrant que le tableau avait été peint après la mise à mort du bandit.

Cette vision me rappela que Renzya s’était un jour mariée. L’ancienne Bras Droit avait été si discrète sur sa vie de couple et était si solitaire depuis la disparition de Serantio que je peinais à l’imaginer en épouse. Je me demandais si ce mariage scandaleux avec le bâtard de Sarvinie, quinze ans plus jeune, l’avait rendue heureuse. J’avais toujours soupçonné qu’il s’agissait davantage d’une mutualisation de leurs intérêts, d’un moyen de se dérober l’un et l’autre au devoir du mariage. Leur union me rappelait un peu celle de Delmeron et Ledia Fedron, où l’intérêt politique avait sans doute davantage de place que l’amour.

Je me demandais comment Serantio s’était comporté dans l’intimité du couple. Lui si intelligent et arrogant en public, se montrait-il différent à ses proches ? Je n’avais jamais beaucoup apprécié le demi-frère d’Arnic, m’étais fâchée plusieurs fois avec lui. Toutefois, j’avais dû mal à le détester, connaissant tout ce qu’il avait dû subir de la part de sa famille. Injures, moqueries, humiliations : il avait été le mouton noir des Amaris dès sa naissance illégitime. Seuls ses coups d’éclats adulte lui avaient permis de s’en émanciper.

Je repartis pensive, me rappelant de cet étrange personnage. Je savais que sa mystérieuse disparition avait beaucoup affecté Arnic, malgré la relation conflictuelle qu’ils entretenaient. Je me fis la réflexion qu’un homme de son intelligence aurait beaucoup à apporter au royaume en ces temps difficiles. Peu après, nous montâmes un escalier gardé par deux femmes, occupées à jouer aux dés. La plus jeune m’entendit approcher et se leva brusquement :

— Qui va là ?

— Votre reine.

Mon interlocutrice m’éclaira de sa torche et reconnut mon visage. La surprise passée, elle s’agenouilla en me disant :

— Pardonnez-moi de vous avoir importunée, votre Majesté. Puis-je vous rendre service ?

— Si vous pouviez m’offrir votre épaule jusqu’en haut des marches, je vous en serais reconnaissante.

La jeune femme était forte et elle me porta plus qu’elle ne me soutint en haut de l’escalier. Je la remerciai de son aide et elle alla reprendre son poste, sans doute en se demandant ce qui avait mené la reine jusqu’ici. Nous arrivions au passage que je redoutais le plus : la traversée du couloir abandonné. Autrefois l’un des plus vivants du palais, avec une vingtaine de chambres, des salles à manger et de bains. C’était là qu’avaient élu domicile les princes Arelic et Tenic à leur adolescence, pour se rapprocher de la salle d’armes de leurs amis et de leurs précepteurs. Caric avait considéré que ses fils avaient tout à gagner à prendre plus d’autonomie. Il considérait que leur mère les couvait trop.

Les canalisations avaient toujours eu des problèmes dans cette partie du palais et ils s’étaient aggravés depuis l’abandon des chambres princières, que personne n’avait plus osé habiter. Une forte odeur d’humidité me prit aux narines, me replongeant dans l’ambiance du lieu. Je me souvins des conversations bruyantes qui l’animaient à toute heure, des soirées qui s’organisaient une fois la nuit tombée. Je m’y étais rendue plus d’une fois avec Ame, Bodnac ou Ruspen pour boire avec les princes et toute leur cour. À ma gauche, je reconnus une colonnade de pierre où je m’étais accrochée pour vomir un soir où j’avais trop bu.

Tout au long de la traversée du couloir, le silence me mit mal à l’aise. Ce lieu autrefois si bruyant et animé n’aurait pas dû être silencieux et désert. J’avais l’impression que quelque chose n’allait pas, la sensation que des jeunes gens allaient entrer d’un moment à l’autre. Cependant, je savais bien qu’il n’en serait rien : la mort d’Arelic et Tenic et la prise de pouvoir de Sarvinie avaient eu raison de cette cour de jeunes bourgeois, écuyers et aristocrates qui menaient la belle vie dans le palais royal.

L’état du couloir amplifiait cette ambiance mortifère. La peinture du plafond se craquelait, de la poussière couvrait le sol, les fenêtres étaient sales. Le plus gros des ornements avaient été retirés, laissant quelques traces sur le mur. Les rares qui restaient se trouvaient en triste état. Le plus difficile fut le passage devant les chambres d’Arelic et Tenic, aux deux-tiers du couloir, je fus forcée de détourner les yeux. Drakic dut sentir que ce lieu m’inspirait de tristes sentiments car il me jeta un regard inquiet. Je le rassurai d’un sourire en accélérant le pas. Cependant, ce ne fut qu’en sortant que je repris une respiration régulière, soulagée.

Enfin, nous arrivions à la chapelle de Noregon. Deux clercs m’attendaient à l’entrée, un homme et une femme que je n’eus aucun mal à reconnaître. Il s’agissait d’Ezir et Aguine, les deux plus fidèles serviteurs de Giadeo. Le premier, un ancien criminel repenti, cachait derrière une tête d’ange et un physique malingre une habileté aux armes redoutable. Il avait un regard perçant, qui paraissait saisir le moindre détail de notre environnement. La seconde avait fait carrière à la Citadelle et je m’étais entraînée plusieurs fois avec elle dans le passé. Elle était meilleure archère que bretteuse mais n’était pas une adversaire à sous-estimer.

Je fus surpris que Giadeo ait fait appel à deux des meilleurs combattants de son entourage. Cela confirmait que ce qu’il voulait me confier revêtait une haute importance. Aguine m’accueillit avec un sourire et se tourna vers Drakic. Elle s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et commença à jouer avec lui. Je me souvins qu’elle avait trois enfants et lui laissai bien volontiers la garde de mon fils. Ezir plongea un regard affuté sur le couloir qui s’étendait derrière moi, comme pour s’assurer que j’étais venue seule. Puis il m’invita à entrer.

Cela faisait de longues années que je n’étais plus venue dans la chapelle de Noregon. Je fus prise de surprise par les puissants effluves d’encens qui venaient des murs. Des volutes de fumée s’élevaient à ma droite et ma gauche. Plusieurs statues de divinités rongées par les siècles rappelaient que ce lieu était l’un des plus anciens dédiés à la foi. À ma connaissance, il n’avait jamais été rénové. La peinture qui décorait autrefois le sol et le plafond avait disparu, ne laissant que quelques traces de pigmentation discrètes. Je cherchai des yeux le grand lustre qui éclairait la chapelle dans mon souvenir mais je m’aperçus qu’il avait été retiré. La plupart des décorations et meubles de l’époque des princes avaient été enlevés et il n’aurait pas été difficile de confondre la chapelle avec un vulgaire grenier.

Giadeo se trouvait à l’autre bout de la petite pièce rectangulaire, tourné vers le seul vitrail de l’endroit, dont le dessin grossier paraissait bien ridicule en comparaison des splendides autres vitraux du palais. Il était vêtu d’un long manteau brun, avait une sacoche contre le dos, comme s’il s’apprêtait à partir en voyage. Je me mis à l’imaginer m’annoncer qu’il partait pour une mission secrète avant de rapidement repousser cette idée. Les principaux donateurs de l’Église amarine vivaient tous à Twelzyn, il aurait été folie pour le grand chantre d’organiser un voyage à l’extérieur de la capitale. Tandis que ces hypothèses se bousculaient dans mon esprit, j’entendis Aguine fermer la porte de la chapelle derrière elle, tout en tenant Drakic par la main. Je ne m’en formalisai pas et saluai mon vieil ami :

— Bonjour, Giadeo, cela faisait longtemps.

— Je suis content de te voir, Livana. Tu dois te demander pourquoi je t’ai fait une si curieuse invitation. Pardonne-moi d’un tel déplacement malgré ton état mais il était impérial que notre rencontre ne soit connue de personne. J’ai à te livrer des informations cruciales.

— Pourquoi devais-je venir avec Drakic ?

— Asseyons-nous pour en parler, c’est un petit peu compliqué.

Je m’exécutai, frustrée de ne pas avoir obtenu de réponse. Giadeo commença à s’expliquer :

— Ce que j’ai à te dire ne doit pas être appris par Arnic. Cela le mettrait dans une terrible colère.

— Pourquoi ?

— Te souviens-tu du départ d’Anastor ?

— Quel rapport ?

— Il a eu lieu après la montée sur le trône de Sarvinie, après une violente dispute avec Arnic. Le père et le fils se sont quittés en très mauvais termes. Or, c’est d’Anastor dont je veux te parler aujourd’hui. Ou plutôt, je vais te transmettre le message qu’il m’a confié pour toi.

Je m’étais attendue à beaucoup de choses mais pas à ce que Giadeo me parle d’Anastor. L’ancien époux de Sarvinie avait fui la cour depuis si longtemps… Devant son absence de nouvelles, beaucoup l’avaient cru mort.

— Il est en vie ? Depuis quand es-tu en contact avec lui ?

— Cela fait plusieurs mois. Il est revenu me trouver pour me confier ses projets.

— Que voulait-il ?

Giadeo hésita à me répondre, comme s’il avait peur de me brusquer. Il finit cependant par s’y résoudre :

— Prendre le trône. Renverser Sarvinie.

— Comment ?

Voilà une confession que je peinais à croire. Anastor avait toujours été un homme timide et délicat, peu à l’aise avec la violence. Je n’arrivais pas à me l’imaginer à la tête d’une révolte. Pourtant, cette explication comblait de nombreuses zones d’ombres au sujet des évènements des derniers mois.

— Il est à la tête des masqués. Il est prêt à marcher sur Twelzyn avec l’appui de son frère Kelas si cela est nécessaire. Cependant, une solution diplomatique est envisageable, et tu en es la clé de voûte.

Les informations fusaient à toute vitesse dans mon esprit. J’ignorais si Giadeo disait la vérité, quelles étaient ses intentions mais je sentais l’inquiétude me gagner. Pourquoi le grand chantre avait-il tenu à m’éloigner dans cet endroit du palais, en compagnie de ses deux meilleurs guerriers ? En dépit de l’amitié qui nous unissait depuis tant d’années, je commençai à me méfier de Giadeo. Je jetai un regard en arrière. Aguine jouait toujours avec Drakic, Ezir se tenait derrière moi, à distance respectable. Il me coupait toute possibilité de fuite.

— Comment cela ?

— Il faut seulement que tu viennes avec Drakic et moi dans le sud. Avec toi et le prince hors de la cour, Arnic n’aura pas d’autre choix que de négocier.

En disant ces mots, Giadeo claqua des doigts et Ezir s’approcha. Il avança vers une grande commode de bois moulu et en déverrouilla la porte. Elle ouvrait sur un passage obscur : je compris qu’il s’agissait d’un passage secret. Le grand chantre voulait m’entraîner hors du palais. Choquée, je ne pus que balbutier :

— Tu veux … que je me constitue otage ?

— Non, que tu rejoignes le camp légitime pour éviter un bain de sang.

— Je ne comprends rien à tout ce que tu me racontes, Anastor n’a aucun droit sur le trône !

— Arnic non plus ! Il ne doit sa couronne qu’aux crimes de sa mère ! C’est elle qui a fait assassiner Etelia et ses deux fils pour monter sur le trône.

Malgré toute la détestation que j’avais vouée à ma belle-mère, je ne pouvais croire une telle énormité. Un instant, je crus que Giadeo était devenu fou mais son regard lucide me détrompa. Il pensait ce qu’il disait. Je me crus plongée au cœur d’un mauvais rêve et murmurai :

— Si tu as rejoint Anastor il y a plusieurs mois, alors tu as participé à l’attentat des masqués... C’est toi qui as donné le trajet du cortège royal, c’est à toi que je dois cette cicatrice.

Tout en parlant, je levai le doigt vers la trace que m’avait laissée l’estafilade du jour des fiançailles entre Delmeron et Sarvinie. Je sentis la colère me gagner. Voyant qu’il perdait du terrain, Giadeo tenta une nouvelle fois :

— Livana, il faut que tu m’écoutes ! Anastor n’est pas seul à la tête des masqués, il…

— Ça suffit ! coupai-je. J’en ai assez entendu ! J’ignore ce qu’Anastor t’a fait miroiter pour que tu commettes une telle trahison mais je ne te suivrai jamais ! Va-t’en avant que j’appelle la garde !

Voyant qu’il n’obtiendrait pas gain de cause, Giadeo leva les yeux au ciel et me dit :

— Je suis désolé d’en arriver là mais tu ne me laisses pas le choix. Ta présence dans le sud est nécessaire pour éviter une guerre civile.

Aussitôt, Ezir s’avança vers moi, tenta de m’attraper vers le bras. Cependant, je l’avais vu s’approcher du coin de l’œil et je parvins à l’éviter. Je poussai un puissant cri d’alerte en me tournant vers le mur. J’y attrapais la première chose que je pus : une pierre presque entièrement décrochée. Je la tins devant moi d’un air menaçant, essayant de tenir mon adversaire à distance. Ezir hésita un instant à m’attaquer de front, finit par se décider par une approche plus douce. Pas à pas, il réduisit la distance entre nous, prêt à bondir dès que je serais à sa portée. Je sus que je n’aurais pas le droit à l’erreur à ce moment : il me faudrait frapper plus vite que lui.

Giadeo se désintéressa du combat pour emprunter le passage secret. Il avait confiance absolue sur son homme de main pour me maîtriser et m’emmener à sa suite. Cela ne me rassura guère. Aguine s’élança à la suite de son maître, mon fils sur les épaules. Cette vision me rendit folle. Jamais on ne me retirerait Drakic ! J’oubliai ma grossesse, la fatigue accumulée lors de mon trajet jusqu’à la chapelle, la trahison de Giadeo, pour foncer sur mon adversaire.

La vivacité de mon attaque le prit par surprise et il para maladroitement. Je voulus lui asséner un coup sur le crâne mais je ne parvins qu’à l’atteindre au torse. Cependant, la violence de l’impact suffit à le faire basculer en arrière, m’ouvrant le champ libre. Emportée par mon élan de colère, je voulus me lancer à la suite d’Aguine et Giadeo dans les souterrains, aller chercher Drakic moi-même. Toutefois, un éclair de lucidité me traversa : je n’avais aucune chance seule. Je courus donc vers la sortie de la chapelle en appelant du secours. Il me fallut plusieurs secondes pour tirer la vieille porte. En sortant, j’entendis le grognement d’Ezir. Il était en train de se relever.

Je courus aussi vite que possible mais j’étais à bout de souffle. Mes cris avaient eu raison de ma respiration et le serviteur de Giadeo n’eut aucun mal à me rattraper. En quelques foulées, il fut sur moi, m’attrapa par les cheveux et me bâillonna de sa main libre. Privée de la voix, je me débattis aussi violemment que possible, griffant ses mains, frappant ses jambes. Bien trop peu pour venir à bout d’un tel guerrier. Je tentai de le mordre mais ses doigts m’enserraient bien trop la bouche. Il me tira avec lui vers la chapelle avec une puissance que je ne pouvais que ralentir.

M’étouffant à demi, les yeux pleurant de rage, je ne pouvais que constater mon impuissance. J’avais été naïve, une fois de plus indigne de mon rôle de reine. Je peinais à imaginer dans quel état serait Arnic en apprenant ma disparition et celle de Drakic. Je refusais de penser à la terrible crise qui se profilerait dans le royaume si Anastor venait à revendiquer le trône. Même si Arnic refusait de céder aux chantages masqués, il n’avait rien à opposer à son père. Si Kelas soutenait Anastor, son petit frère, l’armée royale serait balayée en quelques jours.

Tout à coup, des cris retentirent au bout du couloir et je vis des soldats royaux apparaître. Ezir jura en commençant à courir, me traînant comme un vulgaire ballot de paille. Cette vision me rendit assez d’espoir pour une nouvelle tentative de résistance. Alors que nous venions d’entrer dans la chapelle, je rassemblais mes forces pour libérer mon coude et asséner un violent coup à Ezir. J’entendis plusieurs côtes casser et il me relâcha en criant de douleur. Incapable de me relever, je m’en allai à quatre pattes. Les soldats royaux arrivaient et mon adversaire décida de m’abandonner sur place pour sauver sa peau.

Il courut vers le passage secret et s’apprêtait à disparaître quand une flèche vint le cueillir au bas du dos. En quelques instants, les nôtres étaient sur lui pour le faire prisonnier. On vint me redresser, prendre de mes nouvelles. Je ne parvins qu’à répéter :

— Rattrapez-les ! Ils ont pris Drakic ! Ils ont pris Drakic !

La majorité des soldats s’élancèrent vers le passage secret, à la poursuite des traîtres. Peu à peu, je sentis ma vue se brouiller. J’avais fait des efforts bien trop importants pour mon état et je crus plusieurs fois m’évanouir. Je luttai pour rester consciente, brûlant d’inquiétude pour mon fils. Les pires idées me traversaient l’esprit : un mauvais coup reçu dans la course poursuite, une chute dans la précipitation… Tout était possible. Giadeo n’avait pas hésité à mettre toute la famille royale en jeu lors de l’attentat des masqués : qu’est-ce que la vie de Drakic représentait à ses yeux ?

La colère demeurait bien présente. Ce que Giadeo venait de m’infliger était d’une sournoiserie écœurante. L’homme à qui j’avais accordé ma confiance tant d’années, confessé certains de mes secrets les plus intimes, venait de me trahir sans raison valable. Pire, il m’avait menti des mois, manipulé la Couronne pour favoriser son nouveau maître, soutenu une tentative d’assassinat. Je me sentais profondément souillée, comme si l’abjection qu’il avait commise rejaillissait sur moi.

Cette rage noire ne fut distraite qu’à l’arrivée d’une silhouette familière dans mon champ de vision : celle de Renzya, une épée à la ceinture. À côté d’elle, je reconnus la petite silhouette de l’enfant que nous avions croisé avec Drakic en sortant de ma chambre. Je compris qu’il avait été missionné par l’ancienne Bras Droit. Les soldats lui expliquèrent la situation en quelques mots et son visage s’anima d’une vive inquiétude. Dans un second temps, elle vint à mon chevet, écartant le soldat qui se tenait prêt de moi.

— Je crois que vous venez de faire une sacrée bêtise, Majesté. J’espère pour vous que nous parviendrons à retrouver le prince.

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annececile
Posté le 27/05/2024
Un vrai tournant, dans ce chapitre! On suit Livana et ses adieux a Tresiz, et repondant a l'etrange convocation de Giadeo, pour se retrouver dans une situation de grand danger, avec son fils.
On comprend la colere de Livana. Mais parler de trahison "sans raison valable"n'est pas exact. Giadeo a des raisons valables. Ca ne veut pas dire qu'il a raison...
Le retour de Renzya est une bonne surprise. Mais je ne suis pas sure de comprendre le role de l'enfant et sa mission. Etait-il une sentinelle? Si Renzya connaissait le danger que representait Giadeo et avait mis une sentinelle dans ce but, elle aurait du prevenir Arnic et Livana, non?
Difficile d'eviter "une sacree betise" quand personne ne vous previent qu'un homme de confiance est un traitre.
En tout cas, les evenements se precipitent!
annececile
Posté le 27/05/2024
Je voulais ajouter : la facon dont tu nous fais comprendre que LV est parvenue a ses fins avec Arnic - sa soudaine mansuetude pour Cregar - est subtile et tres reussie !
Edouard PArle
Posté le 05/06/2024
Coucou Annececile !
En effet, on arrive à un stade de l'histoire avec pas mal de tournants (=
Tu as raison, Giadeo à ses raisons.
Hmm oui, c'est vrai que ça peut sembler un peu tiré par les cheveux. Ca mériterait d'y reréfléchir.
"la facon dont tu nous fais comprendre que LV est parvenue a ses fins avec Arnic - sa soudaine mansuetude pour Cregar - est subtile et tres reussie !" eheh merci !
Merci de ce retour !
A bientôt !
MrOriendo
Posté le 27/02/2024
Hello Edouard !

La trahison du grand chantre est assez attendue ici, à partir du moment où Liva choisit d'aller le rencontrer seule au milieu de la nuit dans une aile vide du palais, ça pue. Néanmoins le récit est bien mené et le chapitre est agréable à lire, j'ai bien aimé la description des chambres abandonnées où les souvenirs de Livana se mêlent à l'odeur d'humidité et au silence des lieux.

Au plaisir,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 07/03/2024
Coucou Ori !
Oui, c'est vrai que le chapitre se veut plutôt suspense que surprise en mode gros retournement. Et c'était un bon prétexte pour faire bouger Livana dans le palais (=
Merci de ce retour !
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