Quatre jours après la rencontre avec Anastor, camp masqué
Sangel
Il faisait encore nuit quand Anastor entra dans ma tente. J’avais le sommeil léger et me redressai aussitôt. L’ancien roi consort était seul, sans gardes. Les rares fois où je l’avais aperçu dans le campement depuis notre capture, il se mêlait aux autres masqués sans escorte. Son comportement avait tendance à me faire oublier son rang, son sang noble. Voyant que j’étais éveillée, il m’adressa un sourire en murmurant :
— Tu es bien matinale, petite Sangel.
— Que voulez-vous ?
Devant ma méfiance, mon visiteur décida de s’arrêter à distance raisonnable. Il leva les mains en signe d’apaisement et répondit :
— Seulement parler avec toi.
— Où sont Karnol et Ruspen ?
— Ils sont partis hier soir pour le nord. Je les ai chargés d’un message pour Twelzyn.
— Sans moi ?
Je ne parvenais pas à croire que mon ami et sa mère aient pu m’abandonner aux mains des ennemis de la couronne. Karnol tenait trop à moi pour cela. Je réprimai colère autant que tristesse, refusant de dévoiler la moindre émotion à mon interlocuteur.
— J’ai proposé à ton ami et sa mère de rester mais ils ont catégoriquement refusé.
— Et moi, vous ne m’avez rien demandé !
— J’en suis désolé. J’ai besoin de toi.
— Pourquoi ?
Anastor souffla longuement avant de me répondre.
— J’y viens. Il faut d’abord que je t’explique la situation. Te souviens-tu de ce que j’ai raconté au bord du lac Toreon ?
— Vous m’avez parlé de vos enfants, de votre épouse.
— J’imagine que tu as compris qui ils étaient.
— Oui. Vous étiez marié à Sarvinie, vous êtes le père du roi. Et vous êtes aussi le frère de Kelas et Renzya.
Bien que trois jours se soient écoulés depuis cette révélation, je peinais encore à en mesurer l’ampleur. Je me souvenais encore du jour de notre rencontre, lorsque je pleurais Maman Lésie. Je n’aurais imaginé pouvoir rencontrer à cet endroit un des hommes les plus importants du pays.
— En effet. Sais-tu pourquoi j’ai quitté Twelzyn ?
— Vous m’aviez parlé d’une dispute avec votre famille.
— Pas vraiment. Je te dois la vérité ma petite : Sarvinie a fait assassiner plusieurs membres de la famille royale pour prendre le pouvoir.
Anastor laissa planer un court silence pour me faire mesure l’importance de cette révélation. Je ne sus que répondre, peu concernée par les magouilles de la famille royale.
— J’ai découvert ces crimes. Connaissant la vérité, je risquais ma vie et j’ai préféré fuir. Aujourd’hui, il est temps de remettre la couronne sur un front légitime.
— Alors ce sera la guerre ?
— Non. Jamais je ne provoquerai une telle folie.
— Alors pourquoi une telle armée ?
— Dans ce monde, il faut des soldats pour avoir une parole qui compte. Mais tout se jouera au niveau diplomatique. Nous aurons le soutien de Kelas et celui de Giadeo, le chef de l’église. Arnic sera forcé de négocier et devra céder son trône devant la loi.
L’affirmation d’Anastor m’étonna. Je n’avais qu’une connaissance sommaire des règles de succession de la famille amarine mais je ne voyais pas en quoi un ancien roi consort avait plus droit au trône qu’un descendant en lignée directe. Cependant, Anastor paraissait si sûr de lui que je ne creusai pas la question. Le père d’Arnic reprit :
— Si j’ai besoin de toi, c’est pour que tu ailles voir Ledia Fedron. Giadeo m’a informé par lettre que tu étais proche d’elle et je veux que tu accompagnes la délégation que je vais lui envoyer. Une fois que cette mission sera terminée, tu pourras rester à Vicène si tu le souhaites. Tu n’es pas ma prisonnière.
Cette fois, je ne pus retenir ma surprise. Ce que mon interlocuteur m’offrait était inespéré : revoir la femme qui m’avait prise sous son aile, partir de ce campement… Cela me sembla presque trop beau pour être vrai et je commençai à soupçonner Anastor de me mentir.
— Qu’est-ce qui me prouve que vous dites la vérité ?
Le chef des masqués attendait cette question. Il sourit et tira de sa poche un petit objet brillant. Je mis plusieurs secondes à l’identifier : il s’agissait d’une pièce du jeu des cerfs jumeaux. En or massif. Il me la tendit en demandant :
— Ledia t’a-t-elle parlé de l’Ordre du Cerf ?
Prise de court, je bafouillai :
— Elle m’a… oui.
— T’a-t-elle dit qu’elle en était la maîtresse ?
Cet enchaînement de confidences me faisait tourner la tête. Je ne savais plus que penser de mon interlocuteur. Se pouvait-il que tout ce qu’il me racontait soit vrai ? Je peinais à le croire et pourtant son discours avait les accents de la vérité. Voyant ma confusion, il expliqua plus calmement :
— À voir ta réaction, j’imagine que non. Peut-être voulait-elle te protéger. Mais maintenant, il faut que tu saches la vérité, tu es en droit de comprendre. Ledia et moi nous connaissons depuis longtemps grâce à l’Ordre. C’est une femme brillante, d’une grande intelligence. Depuis des années, elle joue de son influence pour assurer la paix à travers le monde. Depuis qu’elle est la maîtresse de l’ordre, aucune crise politique n’a débouché sur un conflit armé. Ces derniers mois, de nouvelles factions ont menacé ce fragile équilibre mais il est hors de question que nous les laissions agir. Le seul but de l’Ordre est la paix.
— Combien êtes-vous ?
— Une quinzaine tout au plus, répartis à travers le continent. Tu connais déjà Ledia, Giadeo et moi. Les autres membres te seront bientôt accessibles.
— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? Pourquoi Ledia m’a-t-elle emmené à Twelzyn ?
Enfin, j’allais savoir, trouver la réponse à cette question qui me tourmentait depuis de longues semaines. Anastor s’avança d’un pas et répondit :
— Ledia veut que tu rejoignes l’Ordre dans les prochains mois.
— Mais pourquoi ? Ça n’a aucun sens !
— Tu es la fille de Sentia. Avant de se consacrer à Guérison, ta mère a fait partie de l’Ordre. Nous savons que tu portes les mêmes valeurs qu’elle, que tu es digne d’être des nôtres.
— Mais je ne peux rien faire pour vous ! Je ne suis personne, je n’ai aucun pouvoir !
— Détrompe-toi. Tu n’es plus la fillette d’il y a quelques mois. Tu as rencontré Ledia, vu Twelzyn, assisté au couronnement. Ta mère s’occupe personnellement de soigner la reine, tu es l’amie de Karnol dont les parents sont haut placés à la Citadelle. Maintenant, tu es avec nous et avant de partir à Vicène, tu auras l’occasion de rencontrer les autres chefs de l’armée masquée. Ce réseau que tu es en train de construire, c’est le pouvoir auquel nous aspirons dans l’Ordre. Un jeu de relations que l’on peut faire jouer lors des moments décisifs.
— Vous n’êtes pas le seul chef des masqués ?
Ma question naïve amusa beaucoup mon interlocuteur. Après quelques instants, il répondit :
— Même si le mouvement soutient ma revendication au trône, je ne suis pas le chef des masqués. Seulement de ce campement, qui ne représente qu’une partie de nos forces.
— Alors qui ?
— Mon épouse. La Dame d’Étain.
Six jours plus tard
Les révélations d’Anastor m’avaient plongée dans une complète perplexité. Elles avaient rebattu toutes les cartes, bouleversé mon point de vue. J’ignorais quel était mon camp à présent, ce que je devais faire. Obéir aux masqués ? Me rendre à Vicène ? Avais-je vraiment le choix ? Je n’avais qu’une envie : retrouver Maman Sentia pour lui confier mes dilemmes. Je savais qu’elle saurait m’aiguiller, m’apaiser. Cependant, je n’avais pas eu beaucoup de temps pour remâcher la complexité de ma situation ou évaluer la véracité des propos d’Anastor. Vers midi, une jeune femme vêtue d’une tunique brune était venue me chercher, me demandant de me joindre aux soignants du campement. Je l’avais suivie.
Depuis lors, mon quotidien avait changé du tout au tout. J’avais retrouvé un rôle semblable à celui que j’occupais à Guérison, de simple guérisseuse. Il n’y avait pas autant de travail que dans l’hospice où j’avais grandi, seulement quelques malades ou blessés de l’entraînement, rien de grave. La plupart des soignants qui travaillaient sous la grande tente brune étaient des femmes de tous âges. Elles agissaient sous la direction d’une matrone aux cheveux gris du nom d’Isilon qui faisait régner l’ordre d’un ton de voix rugueux. Malgré cela, il régnait entre nous et les soignés une ambiance chaleureuse, qui avait achevé de me plonger dans le doute. Me trouvais-je vraiment au milieu d’ennemis ?
Pour ajouter à ma confusion, Anastor se rendait chaque soir à la tente pour examiner les blessures les plus graves et nous encourager. Il paraissait sincère dans sa volonté d’aider les autres et dans ses paroles stimulantes. Souriant, riant à la moindre plaisanterie, il m’inspirait chaque jour un peu plus de sympathie. Il me saluait comme le reste de mes compagnes avec chaleur et détachement, comme si ses graves confidences n’avaient jamais eu lieu. D’abord froide, j’avais fini par répondre à sa gentillesse. J’ignorais si c’était pour ne pas me faire remarquer des autres soignants ou parce que j’éprouvais une sympathie réelle pour le masqué.
Souvent, je repensais à la première fois que j’avais rencontré Anastor, plusieurs mois plus tôt. De la douleur de sa voix quand il avait évoqué sa fille partie en mer, dont je connaissais désormais l’identité : Laora, la princesse voyageuse. Maman Lésie m’avait raconté d’innombrables histoires sur les terres fantastiques qui se trouvaient au-delà des mers où Laora avait dû accoster. Je comprenais sa fascination pour ces inconnus lointains. Je repensais aussi aux regrets qu’il m’avait confiés sur ses relations avec son fils. Je peinais encore à réaliser qu’il était le père du roi Arnic. Enfin, je me rappelais ce qu’il m’avait dit sur son épouse, la défunte reine Sarvinie, épousée par arrangement et qu’il n’avait jamais aimée.
En repensant à tout cela, je me demandais si ma rencontre avec Anastor était vraiment due au hasard ou s’il demeurait dans la région pour en apprendre davantage sur moi. Cependant, j’étais prête à jurer que les peines qu’ils m’avait confiées étaient réelles et je devais admettre qu’il m’avait touchée ce jour-là. En me renseignant un peu, j’avais eu la confirmation qu’il avait dit la vérité au sujet de Ruspen et Karnol. Ils avaient bien été libérés pour porter un message à Twelzyn.
À mesure que je m’intégrais au groupe des soignants, ma vision des masqués évoluait. Nous étions répartis en plusieurs groupes, qui se relayaient matin, après-midi et nuit. Le soir, nous nous retrouvions presque tous autour du feu pour chanter et écouter les histoires des plus anciens. Dans ces moments, la vielle Isilon se muait en conteuse douée dont les grands gestes et le ton de voix grandiloquent faisaient sensation. Par moments, elle me rappelait Ruspen. J’éprouvais alors une sensation de tristesse que la chaleur du groupe chassait bien vite.
J’avais finalement décidé de ne plus trop penser à tout ce que m’avait raconté Anastor au sujet de l’Ordre du Cerf, des masqués, de Ledia et de Maman Sentia. Je savais seulement qu’un jour prochain, je prendrais la route pour Vicène mais je ne voulais pas trop y penser. Retrouver le contact des malades et blessés, la sensation de pouvoir aider les autres me faisait le plus grand bien. La veille, lorsqu’Anastor avait demandé à me parler en privé, j’avais cru qu’il allait m’annoncer la fin de cette parenthèse heureuse. J’avais donc été prise au dépourvu lorsqu’il m’avait dit :
— J’ai vu que tu t’intégrais bien parmi nous et cela me remplit de joie. Demain, l’un des chefs de l’armée masquée vient nous rendre visite et à l’occasion, plusieurs jeunes gens qui le souhaitent prendront le masque. Veux-tu être parmi eux ?
Sans trop réaliser la conséquence de mon geste, j’avais acquiescé, craignant peut-être de décevoir mon interlocuteur. Ma réponse lui avait arraché un sourire non feint. Nous étions restés l’un et l’autre en silence pendant plusieurs secondes avant qu’il ne se dérobe. Ce n’était qu’après un long instant immobile à l’ombre d’un pin que j’avais réalisé ce qui venait de se jouer. J’allais devenir une masquée.
Anastor vint me trouver à la même heure que lors de notre première discussion. Il avait ajouté plusieurs plumes argentées pour orner son masque et vêtu un joli manteau de laine, qui me rappela les habits des nobles au couronnement d’Arnic. Il portait avec lui une belle tunique noire à ma taille qu’il me tendit en souriant.
— C’est le grand jour ! On se retrouve devant la tente de commandement, les autres jeunes sont déjà là-bas.
Puis, il tourna les talons en sifflotant un air guilleret. Dans l’obscurité, j’avais du mal à distinguer les détails du vêtement que m’avait offert le père d’Arnic mais son simple toucher m’indiquait qu’il s’agissait d’une soie particulièrement fine. Il y avait de nombreuses coutures à motifs et un long ruban noir était noué à la taille. Même à Twelzyn, je n’avais jamais porté un habit de telle valeur. Je le vêtis avec précaution, pour m’assurer de ne pas l’abîmer. Il épousa parfaitement les formes de mon corps, assez ample pour m’assurer un certain confort. Même sans voir mon reflet, j’avais l’impression d’être une de ces grandes dames qui paraissent se noyer dans leurs tissus.
Après avoir attaché mes scandales, je sortis de ma tente. Le campement masqué dormait encore mais on devinait déjà aux lumières de certaines tentes qu’il s’apprêtait à s’éveiller. J’avançai d’un pas rapide vers le point de rendez-vous donné par Anastor, espérant ne pas être vue de trop de monde. Je me sentais presque honteuse de porter un habit de telle valeur alors que la plupart des masqués ne semblaient pas rouler sur l’or. Par chance, je croisai seulement deux trois groupes d’hommes et femmes mal réveillés, qui ne se formalisèrent pas de mon passage. Seul un vieil homme qui achevait sa garde auprès du feu me regarda avec étonnement. Pour lui, je devais ressembler à une apparition étrange et ses yeux me suivirent sur plusieurs pas.
Comme me l’avait annoncé Anastor, une dizaine de jeunes gens se tenaient autour de la tente de commandement. Si leurs vêtements n’avaient pas la richesse de ma robe, ils signifiaient l’importance de la cérémonie à venir. Cette importance se lisait aussi sur leurs visages inquiets et la distance respectueuse qu’ils maintenaient avec l’ombre d’Anastor. Seule une grande fille aux cheveux noirs avait eu le cran de l’approcher pour lui faire la conversation. Elle affichait une expression narquoise, comme si sa prise de masque n’avait aucune importance, comme si elle s’en fichait de tout ce qui l’entourait. Son assurance avait l’air d’amuser Anastor qui répondait bien volontiers à ses questions.
Je marchais dans leur direction, comme aimantée. Je ne parvenais pas à détacher mon regard du visage de l’interlocutrice d’Anastor. Son teint de peau et les tatouages guerriers au niveau de ses paupières semblaient indiquer des origines étrangères. Si je me fiais à ce que je savais des Maitir par les histoires de Maman Lésie, la fille était originaire de ce peuple. Elle était la seule des aspirants masqués à porter une arme, une dague courte à la ceinture. En m’approchant, je pus entendre son léger accent qui allait dans le sens de mes déductions.
Cependant, je ne pouvais réduire ma fascination pour l’inconnue à ses origines étrangères. Il y avait un je ne sais quoi dans son expression qui m’impressionnait tout en me donnant envie de la connaître davantage. Ce fut le cœur mêlé de peur et d’un étrange sentiment d’attirance que j’avançai vers elle. M’entendant approcher, elle se tourna vers moi brusquement et m’assaillit d’un regard droit dans les yeux. Je crus flancher mais je m’étais trop approchée pour pouvoir me défiler : il me fallait tenir. Je puisai dans mes forces intérieures avec une grande inspiration avant de lui opposer à mon tour un regard direct. L’épreuve dura quelques secondes où je sentis mon cœur battre à vive allure. Pourquoi fallait-il que ce soit si difficile de regarder une fille de mon âge dans les yeux après avoir accompagné des blessés graves, des lépreux et des mourants ? Finalement, la pression se relâcha, coupée par la voix d’Anastor qui m’offrait une échappatoire :
— La robe te va à merveille, Sangel ! Elle appartenait à Laora. J’ignorais que quelqu’un saurait aussi bien la porter un jour.
Anastor me contemplait avec un visage plein d’émotion. Je n’eus aucun mal à deviner le sentiment qui l’assaillait à ce moment : il avait l’impression de retrouver sa fille disparue en mer. Je sentis dans son regard un amour paternel puissant qui me donnait envie d’aller le tenir dans mes bras. Cependant, je n’étais pas sa fille. Laora était morte et je n’allais pas la remplacer. Malgré tout, je dus admettre que l’émotion d’Anastor m’avait touchée. Mon interlocuteur se reprit après quelques instants pour me présenter la jeune Maitir :
— Voici Naömé-siri, la fille de Seiah-Terë, venue pour garantir l’alliance entre son peuple et les masqués. Elle restera à nos côtés jusqu’à ce que je retrouve le trône.
— Je suis contente de te voir, guérisseuse, me salua la Maitir.
Je fus étonnée de la maîtrise de notre langue qu’affichait l’étrangère. La plupart des Maitir parlaient des dialectes complexes : seuls les commerçants ou les chefs étaient amenés à pratiquer notre langue. Cela confirmait que je n’avais pas affaire à n’importe qui. Le Seiah-Terë présenté par Afener devait être un chef de tribu très puissant. Cela ne fit qu’accentuer ma fascination pour Naömé-Siri, que je tentai de dissimuler en mimant le détachement. Ce faible masque semblait beaucoup l’amuser car son sourire s’élargit. Je répondis avec courtoisie, comme me l’avait appris Maman Sentia à l’égard des interlocuteurs d’importance :
— Je suis heureuse de faire votre rencontre, Naömé-siri.
— Nao suffira. Ce sera mieux que d’entendre mon nom écorché.
À ces mots, Naömé eut un petit rire ; elle se délectait du malaise dans lequel sa remarque m’avait plongée. Elle eut cependant la délicatesse de ne pas faire trop durer l’instant. Son bras se tendit dans ma direction et après une seconde d’hésitation, je lui offris ma main. Elle la serra avec une poigne insoupçonnée pour une fille de son âge, qui me fit craquer un doigt. Tout en agissant, elle dit :
— Anastor m’a appris que tu étais guérisseuse. C’est une vocation admirable, d’autant plus à ton âge. Dans ma tribu, je suis moi aussi destinée à soigner les hommes et les femmes, je serais heureuse que tu m’apprennes à soigner à votre manière. Soyons amies.
Dans un premier temps, cette familiarité me déstabilisa. Toutefois, apprendre que Naömé était elle-aussi de ceux qui soignent me la rendit aussitôt sympathique. Je lui répondis :
— Avec joie. Vous avez sans doute aussi beaucoup à m’apprendre.
Notre échange avait ravi Anastor qui finit par l’interrompre d’une voix joyeuse :
— Vous n’avez pas perdu de temps ! Vous finirez les présentations plus tard, le conseiller de la Dame d’Étain nous attend.
Joignant le geste aux mots, il rameuta les autres jeunes aspirants masqués. Naömé me lâcha la main pour les rejoindre. Un léger picotement se maintint quelques secondes aux endroits où sa peau avait touché la mienne. Je finis par m’en débarrasser en me frottant les mains, puis rejoignis la file qui s’était formée derrière Anastor. Le chef de notre campement fut bientôt rejoint par ses principaux lieutenants, qui avaient aussi choisi leurs vêtements d’apparat. Je frissonnai en reconnaissant Sarqiel parmi eux. La vision du masqué qui avait tabassé Ruspen me fit froid dans le dos. Je détournai aussitôt le regard.
Le clairon sonna plusieurs fois et les masqués sortirent de leurs tentes. Ils formèrent une allée humaine qui traversait l’ensemble du campement. Sur notre passage, nous récoltâmes de nombreuses acclamations et encouragements. Ces derniers me mirent d’abord mal à l’aise. Cependant, quand je reconnus le groupe des soignants massés au dernier carrefour avant le bois, je sentis mon cœur se réchauffer. Ils redoublèrent d’applaudissements et de cris en m’apercevant et je les saluai en retour, le sourire aux lèvres.
En quelques instants, ce bruit fut chassé par la quiétude du bois. Nous empruntâmes un chemin mal entretenu qui serpentait entre les buissons de ronce desséchés et les arbustes brûlés. Ces douloureux stigmates de la sécheresse me rappelèrent qu’à l’exception de trop rares orages, nous n’avions plus de pluie depuis presque deux mois. Le sol de la forêt était encore plus dur que celui de notre campement, fissuré à de nombreux endroits.
Cependant, je ne prêtais qu’une attention distraite aux paysages. Je continuais d’observer la jeune Maitir, qui se tenait une dizaine de mètres devant moi. De dos, j’eus tout le loisir de détailler ses longs cheveux noirs, décorés de quelques fleurs blanches. Ils étaient laissés en désordre, à l’exception de quelques mèches dans son dos, coiffées en tresses serrées. J’avais beau vouloir détourner les yeux, ils finissaient inlassablement par revenir vers les cheveux de Naömé. Tout le reste me semblait dépourvu de consistance, de couleur et d’éclat.
Je ne fus arrachée à cette contemplation qu’à notre arrivée à la chapelle de la cérémonie, éclairée de nombreuses torches. Au lieu du bâtiment religieux que j’avais imaginé, je me retrouvais devant une ruine antique à ciel ouvert. Ce qui avait autrefois dû être le toit s’éparpillait tout autour des murs de la chapelle, si couvert de végétations qu’on ne le devinait qu’à la butte mousseuse ainsi formée. De nombreux oiseaux nichaient dans les décombres et nous fûmes accueillis par leur chant. L’absence d’arbres autour de la chapelle permit au vent de venir m’effleurer le visage, de soulever légèrement mes cheveux.
Une lumière rouge lointaine signifiait la levée prochaine du soleil et les étoiles s’effaçaient les unes après les autres. Les lunes avaient cessé de briller, cédant leur place avant la venue de l’astre solaire. Anastor ne prêta aucune attention à ce fascinant spectacle, nous entraînant à sa suite à l’intérieur de la chapelle. Le bâtiment était autant délabré en son sein qu’à l’extérieur. La porte avait été défoncée, la plupart des meubles étaient rongés par les mites ou en décomposition. Les dalles de l’allée principale avaient été éparpillées un peu partout. La salle était vide, il n’y avait nulle trace du fameux conseiller de la dame d’Étain. Cela ne parut pas étonner Anastor qui continua de nous mener jusqu’au milieu de l’édifice avant de nous donner ses instructions.
— Votre prise de masque aura lieu dans la crypte. Vous y descendrez chacun votre tour. Naömé, vas-y la première.
Anastor conduisit la jeune Maitir jusqu’à un coin de la chapelle. L’escalier descendant à la crypte était caché par quelques pierres mousseuses, nous ne pûmes le deviner qu’en voyant le corps de Naömé s’enfoncer un peu plus à chaque pas. Quand elle eut disparu, je plongeai dans une attente amorphe qui ne s’acheva qu’au retour de la jeune étrangère. Elle remonta rapidement, le visage couvert d’un masque écarlate qui ne la rendait que plus fascinante, plus mystérieuse.
— Sangel, à toi !
La voix d’Anastor m’obligea à détourner les yeux de la Maitir. Je m’avançai à mon tour vers le coin de la chapelle et arrivai devant les marches. Curieuse de découvrir l’homme qui m’attendait dans la crypte, je descendis le cœur battant. Deux torches éclairaient l’escalier en colimaçon, si serré que je pouvais toucher les deux murs avec les coudes. Enfin, j’arrivai en bas.
Je pénétrai dans une pièce basse de plafond, où je dus avancer penchée. Deux rangées de bougies traçaient un chemin vers l’inconnu, vêtu d’une cape brune, tout en éclairant la pièce de faibles halos. Le conseiller de la Dame d’Étain se tenait à genoux, les mains levées sur le côté, de dos. En m’entendant approcher, il se retourna vers moi. L’homme était maigre, avait les cheveux courts et un visage banal. Cependant, son regard renfermait une petite lueur rusée qui me fit comprendre que je n'avais pas affaire à n’importe qui. L’inconnu paraissait intelligent et conscient de l’être. Il me fit signe de m’agenouiller.
— Connais-tu l’histoire de cette crypte ? me demanda-t-il.
La question du masqué me confirmait que l’on nous avait amenés ici pour une raison précise. Cette chapelle en ruine avait sans aucun doute une signification et une histoire. Je secouai la tête.
— Anastor aurait dû vous en parler. Cet ignorant n’accorde aucune valeur au passé.
Sa voix était chargée d’un mépris certain, qui signifiait que mon interlocuteur connaissait bien Anastor. Et il ne semblait pas le porter dans son cœur…
— C’est ici que le roi Rekic le conquérant se replia il y a deux siècles après sa défaite devant les murs de Vicène. Il avait eu le bras droit tranché et son armée était désorganisée. Dans la crypte où nous nous trouvons en ce moment même, son conseiller Moster offrit de mener les troupes à sa place. Il le nomma chevalier. Moster enchaîna de nombreuses victoires, contraignant Vicène à une paix avantageuse pour Amarina. Le roi Rekic déclara que l’appui d’un homme si valeureux compensait la perte de son membre et le nomma son Bras Droit. C’est depuis cette époque que cette charge existe.
L’homme parlait avec une passion certaine du passé. Je l’aurais bien écouté davantage parler de Moster et Rekic mais il changea de sujet :
— Il y a cinq ans, après les crimes de Sarvinie, c’est ici qu’Anastor et moi nous sommes cachés. Dans cette petite crypte. On avait envoyé à notre trousse des centaines d’hommes, avec des chiens. Retranchés ici, nous en avons entendu passer dans la chapelle, au-dessus de nos têtes. Il s’en est fallu de peu. Nous aurions pu revenir à Twelzyn couverts de chaînes et de honte. Cette crypte nous a sauvés.
Une nouvelle fois, mon interlocuteur passa à une idée différente. Sa conversation allait au gré de son esprit, sautant d’une phrase à l’autre sans transition.
— Es-tu prête, Sangel ?
— Oui.
— Pourquoi viens-tu prendre le masque ?
— Pour devenir une d’entre vous, répondis-je.
Je demeurai volontiers évasive car j’ignorais moi-même les raisons qui m’avaient poussée à faire ce choix. La peur de décevoir Anastor en lui disant non ? La volonté de m’intégrer encore davantage parmi les soignants ? La croyance en les confidences d’Anastor sur l’Ordre du Cerf ? Je ne pus y réfléchir car déjà, le masqué reprenait :
— Promets-tu de toujours servir la justice ?
— Je le promets.
— Promets-tu de défendre l’intérêt des faibles ?
— Je le promets.
— Promets-tu de rejeter la violence sous toutes ses formes ?
Je repensai aussitôt à la prophétie de la Voix de Talissa : Voici les mains d’une guerrière, qui dépassera les exploits de son père, qui prendra les armes pour défendre sa terre. Pouvais-je promettre de rejeter ce que l’on avait inscrit dans mon destin ? Je finis par m’y décider :
— Je le promets.
— Promets-tu d’honorer les dieux et de respecter les serviteurs de la foi ?
— Je le promets.
— Alors, Sangel, sois la bienvenue parmi nous.
Le conseiller de la Dame d’Étain me présenta un masque, de la même couleur nuit que ma robe. Je n’eus pas le loisir d’en observer le détail, car il se glissa derrière moi et vint me l’attacher. La sensation du tissu qui entourait l’objet contre mon visage était douce. Mon cœur battait plus vite que jamais. Je savais que je vivais un instant spécial, qui marquait pour de bon un changement de trajectoire dans mon existence. J’ignorais encore quelles seraient les conséquences de cette prise de masque, si j’avais eu raison de donner ma confiance à Anastor, où me mènerait l’avenir.
La cérémonie avait été très brève et mon interlocuteur se retournait déjà vers le mur. Alors que je me relevais pour le quitter, j’entendis sa voix m’adresser une dernière phrase :
— Anastor te destine à porter de lourdes responsabilités, Sangel. N’oublie pas d’où tu viens.
Sur ces paroles énigmatiques, il acheva de me dérober son visage pour se figer en posture de prière. Je remontai l’escalier l’esprit bouillonnant : se pouvait-il qu’il connaisse les secrets que m’avait confiés Anastor ? Que savait-il de moi ? J’étais encore en pleine réflexion quand j’arrivai de nouveau dans la chapelle. J’avançai sans réfléchir vers les autres jeunes aspirants. Ce fut la voix de Naömé qui m’accueillit :
— Le masque te va bien.
Je bredouillai un remerciement tandis qu’Anastor me disait :
— Quelle joie de te voir porter le masque ! Alors, qu’as-tu pensé de ta rencontre avec Serantio ?
Dans le chapitre precedent, le refus de Livana de changer de bord semble la bonne decision. Elle ne trahit pas la couronne, et son geste est courageux et lourd de consequence.
Ici, Sangel saute le pas, et tout le chapitre nous montre la facon dont sa conviction se modifie. Est-elle manipulee (oui, forcement) mais en meme temps, c'est peut-etre la bonne decision? Tous ses interlocuteurs sont credibles et semblent sinceres. On craint pour elle, quand meme. Elle se demande si elle a bien fait jusqu'au bout. Nous aussi !
La disparition de Karmol et de sa mere est suspicieuse. Partir sans la prevenir, sans lui dire au revoir? C'est louche...
Captivant et troublant.
Oui, j'aimais bien l'idée d'instaurer une vraie ambiguité autour de ce mouvement.
Yes, le pdv de Sangel n'aide pas vraiment à trancher, le but est de montrer qu'il y a certains bons côtés chez les masqués mais pas beaucoup plus.
Merci de ton retour !
Ooooh, alors celle-là je ne l'avais pas vue venir ! Je pensais bien que Serantio referait surface à un moment où un autre, mais je ne m'attendais pas à le retrouver ici. J'ai beaucoup aimé ce chapitre, vraiment. Déjà, parce que tu parviens avec une efficacité redoutable à nous donner une vision positive des masqués, à nous les rendre sympathiques. Ce ne sont plus seulement les ennemis de la couronne Amarine qui veulent prendre le trône, tu nous amènes à poser la question de la justesse de leurs revendications. À cet égard, le fait qu'on les découvre à travers le prisme du regard de Sangel est décisif, et le choix d'ouvrir le chapitre avec une scène où elle retrouve son métier de guérisseuse est très bon. Il plane tout au long de cette lecture une ambiance chaleureuse, et sa rencontre avec Naömé n'y est pas étrangère non plus. On devine que ces deux-là vont devenir amies, et peut-être davantage. Tu parviens là encore à la rendre immédiatement sympathique et mystérieuse, un cocktail qui attire l'attention du lecteur et donne envie d'en apprendre davantage à son sujet. Ça permet d'ancrer le personnage dans l'histoire et dans notre esprit.
La cérémonie de prise de masque est très bien relatée aussi, je trouve. Simple en apparence, néanmoins émouvante, la petite histoire de l'origine des Bras Droit c'est exactement le genre d'anecdotes que j'apprécie pour apporter de la crédibilité et de la profondeur à ton univers. Enfin, tous ces événements et les révélations d'Anastor au sujet du Cerf d'Or me confirment ce que je pressentais déjà : Sangel n'est pas n'importe qui, ils ne l'ont pas choisie par hasard. La question est : qui est-elle vraiment et quel rôle va-t-elle jouer dans toute cette histoire ?
En tout cas, c'est je pense l'un des chapitres les plus aboutis que j'ai lu sous la narration de Sangel, si ce n'est le meilleur jusqu'à présent. J'ai hâte de découvrir la suite.
Au plaisir,
Ori'
Content que tu aies apprécié ce chapitre. Ton comm est intéressant, c'est dur de savoir à l'avance quel retournement sera le plus apprécié des lecteurs. Tant mieux si le retour de Serantio est marquant.
Et oui, un peu de nuance sinon ça ne serait pas drôle (= Pas de gentils vs méchants^^
Naömé est arrivée à l'improviste, tant mieux si elle est intriguante. Parfois, des personnages imprévus s'imposent à moi...
Oui, ce chapitre permet de donner beaucoup plus d'enjeux au personnage de Sangel. C'est celui qui la fait entrer pour de bon dans l'histoire.
Merci de ton retour enthousiaste !