Deux jours après l’enlèvement du prince Drakic, Twelzyn
Ameldyn
Après avoir poussé la porte, je pénétrai dans une chambre mal éclairée, où le lit occupait la moitié de la pièce. J’enlevai mes gants de velours bleu, en fis discrètement tomber un dans le coin de la pièce. À cause de l’atmosphère irrespirable qui régnait dans les quartiers royaux, Livana avait été transférée dans cette nouvelle chambre, moins exposée au soleil. Nous nous trouvions au rez-de-chaussée du palais, à l’étage où vivaient de nombreux domestiques, et aucune chambre n’avait les dimensions suffisantes pour rivaliser avec les appartements royaux. Je m’avançai vers mon amie d’un pas lent, craignant de la réveiller brusquement. Cependant, un mouvement vif sous les draps me confirma qu’elle était consciente.
Lorsque mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je découvris le visage de Livana. Mon cœur se souleva devant son état pathétique. Son teint était pâle, sa peau ridée, ses lèvres affaissées. Elle semblait avoir besoin de son oreiller pour se tenir en équilibre. La reine n’était plus que l’ombre de la femme qu’elle avait été, son sourire avait été remplacé par une moue inexpressive. Ses traits s’animèrent cependant quand elle me reconnut enfin, alors que j’attendais à son chevet depuis près d’une minute.
— Ame, c’est toi ?
— Oui. Livana, je suis contente de te voir, cela faisait longtemps.
— Moi aussi. Où étais-tu ces dernières semaines ? J’avais besoin de te voir.
— Je suis désolée, Liva’. Les affaires du royaume m’ont beaucoup occupée ces derniers temps. Moi aussi, j’aurais voulu te voir davantage. Mais je suis là ce soir. Sentia s’occupe toujours de toi ?
— Elle passe tous les matins. Heureusement qu’elle est là.
Soudain, Livana se redressa, retrouvant un instant sa vigueur de jadis. Son visage se tordit dans une expression où se mêlaient tristesse et colère.
— Ils m’ont pris Drakic, Ame ! Giadeo m’a pris mon fils ! Et j’ai rien fait !
— Doucement, Liva’, doucement. Tu ne pouvais pas savoir que c’était un traître, personne ne le soupçonnait.
— Et Drakic ! Je ne sais même pas où il est maintenant, je…
La phrase de Livana s’acheva dans un sanglot et mon amie fondit en larmes. Elle autrefois si forte… Sa grossesse, sa mauvaise relation avec son époux, la détérioration de la situation de la couronne avaient mis à rude épreuve son caractère. L’enlèvement de son fils avait achevé de la briser. Je tentai de la réconforter :
— Ne pleure pas, Liva’. Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le retrouver au plus vite. Je l’arracherai aux mains des masqués et il retrouvera la sécurité de Twelzyn.
— Tu le promets ?
L’alitée mit tant de cœur dans cette question que je ne pus refuser la réponse qu’elle attendait.
— Je te promets de le ramener.
Cela parut rassurer Livana qui se détendit légèrement. Je décidai qu’il était temps d’arriver au but de ma visite.
— Liva’, le roi m’a appelée à une nouvelle mission. Notre royaume est guetté par de nombreux dangers et je dois obéir à son ordre pour les combattre. Nous ne nous reverrons pas avant longtemps.
— Où vas-tu ?
— J’irai d’abord dans le sud rencontrer Kelas puis dans l’Empire. Nous aurons besoin d’alliés pour faire face aux masqués. Ce seront de longs périples, avec beaucoup de dangers. Il n’est pas certain que j’y survive. Je voulais t’avouer l’un de mes secrets. Je ne suis pas née à Amarina. Je viens de l’Empire.
— Quoi ?
— Mes parents servaient la famille Varlario et je les ai suivis dans la campagne armée contre Amarina, il y a maintenant vingt ans. J’ai vu ma mère mourir au combat, mon oncle m’abandonner. J’ai vu la charge des Maitir, j’ai vu l’armée Varlario se déliter, se faire massacrer. J’aurais dû mourir ce jour-là.
J’ignorais ce qui me poussait à faire de telles confidences à Livana, ignorant sa réaction. Que penserait-elle en apprenant que sa vieille amie était née de l’autre côté de la frontière, que j’étais une étrangère ? Sur son visage, je ne lus que de la surprise, aucune mauvaise intention. Alors je continuai :
— C’est un jeune soldat qui m’a sauvée. Pellon.
Cette fois, le visage de Livana s’anima de stupéfaction :
— Tu le connaissais déjà ?
— Oui. Il a fui avec moi alors que nous étions poursuivis par les Maitir. Il m’a entraînée jusqu’à un village désert et m’a cachée dans une maison. C’était au premier étage, dans une pièce étroite autrefois dédiée aux oiseaux… Quelques-uns voletaient encore, incapable de fuir leur volière. Il m’a couvert d’un voile, s’en est allé et n’est jamais revenu. Ou du moins, il n’est pas arrivé le premier. C’est un groupe de cavaliers amarins qui sont arrivés sur mes traces. Leur chef était un petit homme de haute noblesse qui s’est pris d’affection pour moi. Il m’a ramenée avec lui à son retour de campagne, m’a élevée, m’apprenant tous les arts nobles : escrime, équitation et même la lecture et l’écriture. En souvenir du lieu où il m’avait trouvé et du vêtement que je portais, il m’appelait...
La Voilière
— J’ai grandi avec une autre fille qu’il avait adoptée. Elle s’appelait Lania et nous nous aimions comme des sœurs. Le noble ne cessait de nous mettre en compétition et nous faisions tout pour être la meilleure. Il était dur avec nous mais nous donnait tout ce dont nous avions besoin et nous aimait comme ses filles. Quand nous sommes devenues assez grandes pour partir de chez lui, il nous a offert à l’une comme à l’autre un collier de perles vertes. Il avait le même depuis des années, il s’agissait d’un bijou d’une grande valeur. En nous séparant, nous étions ainsi sûrs de garder notre lien.
Je touchais avec frustration mon cou nu, depuis qu’on me l’avait enlevé lors de mon arrestation. Ce n’était plus qu’une question de jours avant que je puisse ordonner que l’on me le rende.
— Peu après, Lania est partie vivre dans l’Empire, tandis que je rejoignais Amarina.
J’achevais ainsi mon récit. Emportée par mes confidences, j’avais livré à Livana plus de vérités que je ne l’avais anticipé. Mon seul mensonge concernait les origines de mon père d’adoption, qui n’était pas amarin. Pour le reste, Livana était la seule twelzane à connaître mes véritables origines. Après un petit moment, sa voix perça enfin le silence :
— Ta sœur te manque ?
— Beaucoup. Nous nous sommes promis de nous revoir. J’espère que ce sera bientôt.
— J’espère aussi. Je suis contente que tu m’aies raconté ton histoire. Je veux que tu saches que tes origines n’ont aucune importance à mes yeux. Je sais que je pourrai toujours compter sur toi.
Je voulus renchérir, clamer mon affection pour Livana. Je n’en eus pas la force. J’avais une mission à accomplir et chaque seconde écoulée la rendait plus difficile. Je devais passer à l’action. Je me levai pour aller remplir un verre d’eau et y versai la petite poudre blanche que je m’étais procurée une semaine plus tôt. Elle glissa doucement vers le fond du verre, colorant le liquide d’un blanc laiteux.
— Qu’est-ce que tu fais, Ame ?
Nous y étions. Je ne pouvais plus reculer.
— C’est un médicament que Sentia m’a demandé de t’apporter. Elle m’a dit que tu ne dormais plus, cela devrait t’aider à trouver le sommeil.
Une surprise visible se lut sur le visage de Livana. J’allais devoir jouer serré.
— Vraiment ? Elle ne m’a rien dit de cela ce matin. Pourquoi ne vient-elle pas elle-même ?
Je regardai droit dans les yeux la reine avant de mentir avec toute mon assurance :
— Je l’ignore. Elle avait l’air pressée quand je l’ai vue.
Tout en parlant, je donnai le verre à Livana. Elle regarda le liquide blanchâtre avec dégoût avant de me répondre :
— Je dois vraiment boire ça ?
— Fais-moi confiance, ça va te faire du bien.
Cette fois, j’assortis ma réplique du sourire goguenard que j’avais coutume de lui lancer sur les terrains d’entraînement ou au cabaret. S’il me coûta plus que mes précédents mensonges, il fit son effet. Livana reprit contenance et porta le verre à ses lèvres. Elle le but en deux fois, seulement interrompue par une petite toux. Il ne se passa rien pendant les premières secondes et la reine continua de me parler sur le ton de la conversation :
— J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Pellon n’est pas rentré dans le nord avec Tresiz. Il reste à Twelzyn, il m’a dit que c’était pour toi. Je crois que cet homme est différent de ceux que tu as connus ces dernières années. Pour te dire la vérité, je serais heureuse que tu restes avec lui. Je crois que vous faites un couple merveilleux. Quand mes jumeaux seront nés, nous pourrons retourner au terrain d’entraînement ensemble et aller boire comme avant.
Cette révélation inattendue brisa toute ma résolution. Mon masque de sérénité vola en éclats et je tournai brusquement la tête pour cacher mon émotion. Au sortir de ma captivité, j’avais tout fait pour éviter Pellon, ne prenant aucun des chemins sur lesquels il pourrait se trouver. Je m’étais beaucoup trop attachée à ce soldat impérial, qui éveillait en moi d’étranges sentiments, que je n’avais plus ressentis depuis de trop longues années. Voir cette figure d’un passé lointain changer mon présent m’avait plus touché que je ne l’aurais voulu. Je savais que je ne pouvais garder Pellon dans mon cercle lors des prochaines semaines, même comme un ami. Son retour pour le Nord aurait pu être une occasion parfaite d’une séparation forcée. Au lieu de cela, Livana me confirmait qu’il était amoureux de moi et prêt à des sacrifices pour poursuivre notre relation. De potentielles retrouvailles avec lui me terrifiaient : j’ignorais si j’aurais la force de rester la Voilière face à lui, et non pas Ameldyn.
Dans le même temps, la phrase de l’alitée éveilla en moi d’innombrables souvenirs heureux. Au-delà des entraînements, ma relation avec Livana avait été l’une des plus joyeuses de ma vie. J’avais rarement vu des femmes de sang noble capables de partager ma folie. Avec elle, j’avais pu relever légèrement mon masque, laisser éclater quelques fois ma véritable personnalité. Nos danses au cabaret, nos jeux à boire, nos cavalcades dans les jardins royaux, nos discussions sur les choses de l’amour, nos baignades dans les thermes. Ce fut seulement à cet instant que je réalisai ce que je m’apprêtais à perdre.
Je voulus revenir en arrière. Faire recracher à Livana le poison qu’elle venait d’avaler. M’excuser pour l’horreur que j’avais envisagée et lui promettre que je ne recommencerais plus jamais. Je voulus pour la première fois de ma vie choisir de désobéir à mon maître pour épargner la vie de mon amie. Briser les chaînes mêlées d’amour et de souffrance que j’avais tissées avec lui pour prendre mon indépendance. Cela aurait rendu vain tout ce que j’avais accompli à Twelzyn pendant toutes ces années pour m’élever dans les hautes sphères du pouvoir, mais si cela permettait d’épargner Livana, peut-être que cela valait le coup. Je fis un pas vers le lit mais il était trop tard. La main de la reine commençait à trembler. Les convulsions gagnèrent bientôt ses bras et ses jambes et son regard s’emplit de détresse.
— Ame, qu’est-ce qu’il se passe ?
Je m’empressai de lui prendre la main, m’agenouillant près de son lit en lui répondant :
— Tout va bien, Livana. Tu vas t’endormir paisiblement. Ne t’inquiète pas.
— Ame… je me sens faible.
Chaque respiration de la mourante était plus distante que la précédente, déjà ses paupières s’affaissaient. Je profitai de ces derniers instants de conscience pour lui murmurer :
— Je suis désolée, Livana. Je te promets que je sauverai Drakic, que je m’occuperai de lui quand il grandira. Il sera un grand prince.
Elle voulut me répondre mais le mouvement de ses lèvres fut trop faible et aucun son ne s’en échappa. Quelques secondes après, Livana perdit connaissance. Les convulsions se calmèrent peu à peu tandis que la vie la quittait. Le pouls du poignet que je tenais entre mes mains cessa de battre, son visage retomba en arrière. Tout en reculant vers la porte dérobée qui me permettrait de fuir sans croiser de serviteurs, je continuai à chuchoter mes interminables excuses. Je savais que ces mots ne réparaient rien, ne changeaient rien à ce meurtre, cette trahison, mais je ne pus m’empêcher de les prononcer :
— Je suis désolée, Livana. Désolée. J’aurais préféré que ça se passe autrement mais il ne m’a pas laissé le choix. S’il y a bien une chose que je n’ai pas feintée lors de ces dernières années, c’est bien mon affection pour toi.
On se demande qui est le pere adoptif, pas un Amarin, je pense a Giadeo.
Mais le meurtre de Livana, lui, ne coule pas de source. D'abord, bien sur, l'ignominie : assassiner son amie enceinte, dans son lit, en utilisant sa confiance et son affection, c'est moche. Meme pour la Voiliere. Elle tue avec son habituelle desinvolture. Et ca ne colle pas avec ce qu'elle revele d'elle-meme depuis le debut, pas une psychopathe, mais quelqu'un capable d'eprouver des emotions et d'aimer.
D'ailleurs elle tue Livana en se disant qu'elle etait bien sympa, et qu'elle prendra soin de son fils... En faire un prince? Alors pourquoi tuer sa mere? On ne voit pas le sens de ce meurtre. Elle est juste la reine consort. Giadoe veut-il la punir de ne pas s'etre rangee de son cote quand il le voulait?
La Voiliere, avec la perspective interieure que tu apportes en la transformant en narratrice, n'est pas un personnage coherent, a mon avis. Du coup, l'ensemble de l'histoire est affectee. Dommage.
Je note ton ressenti. De mon point de vue, LV est bien une psychopathe, ce qui ne l'empêche pas d'éprouver des émotions. Quant à sa motivation, elle ressort plus sur le dernier chapitre.
Merci de ton commentaire !
Oh la vache, celle-là non plus je ne l'avais pas vue venir !
Enfin si, concernant l'identité de la Voilière cela faisait longtemps qu'à mes yeux il n'y avait plus de mystère. J'ai bien aimé d'ailleurs l'explication sur l'origine de son pseudonyme, c'est très malin de rattacher ça aux premières lignes du roman.
Mais alors le meurtre de Liva, bon sang ! Je ne pensais pas qu'elle irait jusqu'à assassiner son amie de cette façon. Sa froideur et sa détermination font froid dans le dos, tu as vraiment réussi à faire d'elle un personnage hyper intéressant. Il y a chez Ame une dualité assez unique qui la met naturellement en avant par rapport aux autres personnages du récit. Tu le sais, j'adore ce genre de "personnages gris" qui sont capables de commettre les pires horreurs parce qu'ils sont convaincus que la cause qu'ils défendent est juste (je pense que tu vois très bien à qui je fais référence en particulier à Ambreciel).
Vraiment, on peut dire que les derniers chapitres de ce tome 1 sont riches en rebondissements et de très bonne facture. J'ai hâte de lire la fin !
Au plaisir,
Ori'
C'est là que PA trouve tout son intérêt ahah
Voyant que l'identité de la Voilière ne pouvait pas être LA révélation de fin de roman avec vos comms, j'ai dû innover pour proposer quand même au moins une grosse surprise.
Et voyant l'évolution de l'arc de Livana, ça me paraissait pertinent de le terminer à la fin de ce premier roman. Notamment comme tu l'as dit parce que ça donne beaucoup de relief à Ame qui est clairement le personnage principal de cette fin de roman. Et ça peut aussi avoir plein de conséquences passionnantes au niveau des persos / géopolitique.
J'adore Ame, content d'avoir pu transmettre ça (=
Merci de ce riche retour !