Chapitre 10 - Le feu de camp

En terre neutre,

 

_Si vous vous demandez ce qui pousse un télépathe torturé à se lier d’amitié à un troubadour atypique, la réponse c’est que nous nous complétons. Je lui apprends à vivre et il m’enseigne l’histoire du Nouveau Monde, expliqua Flopin en hissant Andzrev sur leur charrette.

_C’est donc cela que vous raconterez aux Oripeaux, soupira le Kalokas amusé par la tirade du roi des vauriens.

_Non, c’est que ce le monde racontera de nous ! Un jour, mon ami, vous verrez, s’enthousiasma Flopin en donnant un coup de rênes pour que les chevaux fassent avancer la carriole sur le chemin de terre.

 

Cela faisait maintenant des semaines que les deux acolytes avaient quitté la capitale. Pendant ce long trajet, Andzrev avait d’abord appris à supporter son guide avant de réellement l’apprécier. Peu enclin à la sociabilité, le télépathe avait tenté de rester dans son coin puis Flopin avait réussi à le dérider. Le roi des vauriens n’avait pas choisi le chemin le plus court pour rejoindre la grotte de la résistance, bien au contraire. Au grand dam du télépathe, ils avaient passé plusieurs jours dans des cirques, évité tous les raccourcis et usé plus de feux de camp que de chevaux.

 

_Flopin ! Tu m’as encore dupé. On avait dit plus de cirque jusqu’à Mÿrre… grogna Andzrev avec exaspération.

_C’est bien le dernier cette fois. Nous devons prendre des renseignements sur ce qui nous attend en région sableuse. C’est la fin des terres neutres et nous devons nous préparer à une autre aventure !

_Quoi ? Vous me dites que bientôt j’aurais une autre vision que vous passant la nuit avec des danseuses et des chanteurs, tous enivrés par l’alcool ? Pas besoin de plus de préparation, je suis prêt à passer à autre chose, je vous assure, se moqua Andzrev.

 

Jusque-là le roi des vauriens avait été malin. En ralentissant leur voyage, il avait éloigné le télépathe des zones de recherches des miliciens. De plus, il n’avait jamais fait voyager son ami sur un fauteuil. Flopin avait tout fait pour qu’on ne puisse pas repérer le handicape du Kalokas quand ils étaient en route. Harnaché sur un cheval ou simplement assis sur le banc de leur carriole, rien ne laissait envisager qu’Andzrev ne pouvait pas marcher. De plus, ils avaient pris les routes que tout le monde prenait soin d’éviter.

 

_Tu n’as qu’à toi aussi profiter des charmes que le cirque nous offre, proposa Flopin en aidant Andzrev à descendre pour le porter jusqu’à leur tente.

_Ma chasteté est la seule chose que notre voyage ne m’a pas encore pris ! Si je consens à boire, je préfère garder ma vertu. Le monde me remerciera de ne pas lui donner plus d’enfants maudits à nourrir !

_Et bien qu’il en soit ainsi ! Je procréerais pour deux dans ce cas, pouffa le roi des vauriens en jetant une gourde d’eau-de-vie à son ami.

_Y a-t-il des Oripeaux qui ne descendent pas de vous ? ironisa Andzrev.

_Oh, Andzrev, aucun Sirélien ne peut me juger sur notre façon d’aimer. Vous êtes destiné à avoir une âme sœur avec qui vous passerez la fin de votre vie. Sans concession, peu importe qui elle sera, vous vous aimerez ! le repris le chef des Oripeaux avec un ton solennel qu’on ne lui connaissait pas.

_Pour ça, il faut d’abord la trouver.

_Au moins, vous vous savez quand c’est la bonne personne. Nous, nous sommes condamnés à en douter. Nous fondons des familles, toutes les plus nombreuses et recomposés que les autres dans l’espoir de trouver ce bonheur. Cependant, le doute persiste. Peut-être sommes-nous maudits, nous aussi, continua Flopin en installant une peau de bête sur les épaules de son ami.

_Je n’avais jamais envisagé cela ainsi.

_Un jour j’ai aimé quelqu’un comme moi. Elle était aussi libre et frivole que je le suis, mais la vie n’a pas voulu que nous restions ensemble, se souvenu le hors-la-loi avec nostalgie.

_Que lui est-il arrivé ?

_Elle n’a pas survécu à l’accouchement de notre fille, chuchota Flopin.

_Oh… je suis désolé, je…

_Elle s’appelait Mirà et j’ai baptisé notre enfant ainsi. Bien sûr, je suis aussi le père de dizaines d’autres, mais Mirà est la seule que j’ai élevée.

_Vous êtes un homme bien. Un vaurien, mais un homme bon, ajouta Andzrev avant de lui raconter à son tour son histoire de vie.

 

Le télépathe diffusa autour de lui les images de son père qui n’arrivait pas à le regarder dans les yeux. Garnel Asage avait toujours accusé son fils de la perte de sa femme. Entendre que Flopin avait fait le contraire avec son enfant l’avait touché au plus haut point. Son père et ses oncles, considéraient les gens différents comme des montres, des erreurs à réparer. Pourtant, Andzrev venait d’apprendre que la différence était l’essence même de la vie.

 

_J’ai été élevée dans l’idée que pour être plus fort, nous devions formater les Siréliens à devenir pur et puissant. Pour ma famille, nous sommes des demi-dieux créent pour enrichir le Nouveau Monde. L’un devait rassembler et gouverner par la force et l’esprit, l’autre devait nous nourrir et guérir son prochain quoi qu’il en coute et le dernier produire en abondance, expliqua le télépathe.

_Tes ancêtres l’ont cru avant toi et vous avez perdu certains dons puis votre légitimité, le coupa Flopin.

_Oui et voilà où on en est, à l’aube d’une guerre !

_À la veille d’un grand rassemblement, le corrigea le troubadour.

_Il n’y a que vous pour voir de la cohésion dans tous ce chaos, ricana Andzrev sans conviction.

_Viens, je vais te porter jusqu’au feu de camp. N’allons pas faire languir nos hôtes. Une fois installé pour la soirée, je te raconterais la vision des Oripeaux.

 

Après quelques gorgées d’eau-de-vie, Andzrev sentit enfin son corps se détendre. Comme à son habitude, Flopin se mit à danser et à chanter en charmante compagnie. Andzrev tapait des mains, toujours à contretemps, pour le plus grand malheur des musiciens qui ne lui en tenaient pourtant pas rigueur.

 

_C’est l’heure du compte ! s’exclama soudain Flopin en se rasseyant près de son acolyte.

_Et c’est reparti pour un récit qui n’a rien de très historique ou même de réel, en déduit Andzrev les joues rougies par l’alcool.

_N’y a-t’il pourtant part une part de vérité dans chaque fiction ? Je parle d’un monde où trois humains sont devenus les héros d’une nouvelle ère. C’est dans le chaos que commence cette histoire, notre histoire ! débuta Flopin en remuant le feu pour y faire jaillir des braises. Imaginez, trois bienheureux qui s’évertuent à reconstruire ce que leurs ancêtres ont détruit. Ainsi, ils ont réveillé une force ancestrale pour venir les aider. Naïfs ou crédules, ils laissèrent une enfant les guider !

_Une Déesse, le coupa Andzrev avec ferveur.

_Un Dieu dans le corps et l’esprit d’une enfant de seize ans, oui mon ami ! Je vais tout vous dire, écoutez-moi sans m’interrompre. On dit qu’elle vit là-haut depuis des décennies, seule et impuissante… L’enfant s’ennuie. Pourtant elle veille à ce que la pluie tombe, que l’herbe pousse, que les enfants naissent, vieillissent et meurt, mais elle n’a pas d’autre contrôle. Quand tout dérape, que les humains ne croient plus en rien, elle a peur de tout perdre. Elle s’énerve et les éléments se déchainent pour leur rappeler qu’ils doivent faire attention à leur planète. Les années passent et rien n’y fait. L’enfant se plonge alors dans le mutisme et tout disparait peu à peu. L’herbe ne pousse plus, la pluie tombe trop ou pas assez et surtout plus personne ne nait ou ne vieillit.

_C’est une histoire triste qui me fait peur ! chuchota l’un des enfants blottis aux pieds du compteur.

_Ce que tu vois autour de nous est magnifique n’est-ce pas ? Ne crains rien, c’est cette histoire qui nous donne le ciel, ce feu et ces étoiles qui brillent dans la nuit, la rassura Flopin avant de poursuivre son récit. Lassée par les humains, l’enfant ne joue plus son rôle, laissant ainsi les habitants du monde seul face à l’adversité. Tout aurait dû disparaitre avec son abandon, mais la conscience de certains humains rappela la princesse à l’ordre. Des années sans s’occuper de son devoir et toutefois la terre survivait. Impossible… et pourtant, elle n’était pas la seule à compter sur la balance, reprit Flopin de sa voix suave.

_La suite on la connait, elle est descendue sur terre voir ce qu’elle pouvait y faire ! intervenu encore une fois Andzrev.

_Mais tu vas trop vite ! s’énerva le roi des vauriens. S’apercevant que les humains n’étaient pas tous une cause perdue, elle se décida à les rencontrer. Elle voulait s’allier avec eux et les aider à reconstruire ce qui avait été détruit. Elle trouva trois gentils hommes qui la prirent au sérieux malgré son apparence de sorcière juvénile et leur donna de quoi créer le Nouveau Monde : les dons. Adolescente sans expérience malgré sa condition d’être millénaire, elle apprit à vivre avec eux. Convaincue que tous les humains étaient comme eux, elle leur donna le pouvoir de propager leurs dons par le sang.

_ Par la filiation, rectifia le télépathe amusé du compte.

_Non, par le sang ! affirma Flopin. L’adolescente rêveuse décida de donner une âme sœur à chaque personne douée de don. Elle croyait s’assurer ainsi que les familles seraient faites d’amour et de sagesse. Malheureusement, en faisant ça, elle vouait à l’errance tous ceux qui n’avaient pas été touchés par sa grâce. De la jalousie, de la rancœur, se créa dans l’esprit des humains. Ainsi, certains s’opposèrent aux unions entre Siréliens et Humains, empêchant ainsi l’amour de triompher.  Heureusement, de sa naïveté découla une grande beauté… Tu vois ce dont je veux parler mon ami ? demanda Flopin à l’intention du télépathe.

_Non, éclaire-nous ! répliqua Andzrev intrigué, mais moqueur.

_En permettant aux Siréliens de transmettre leurs dons par le sang, elle ne pensait pas qu’à la filiation, mais aussi à la mort. Pour vu qu’ils en soient dignes, comme les frères Sirel avant eux, continua Flopin en fixant le télépathe pour s’assurer qu’il avait bien toute son attention. Et depuis, un, deux ou trois-mille ans, des enfants humains naissent avec un sixième sens. Des enfants issus de l’amour d’humains, mais des êtres purs et dénoués de haine ou de ressentiments.

_Des dons du ciel ! s’exclama l’un des Oripeaux autour du feu.

_Étant moi-même le père d’un de ses enfants, je confirme ! répliqua Flopin en trinquant à cette affirmation.

_Mirà, comprit Andzrev.

_Ils sont là pour unir nos peuples. Des enfants humains sont des héritiers de vos héros siréliens. Nous ne faisons qu’un, en quelque sorte. Le don de ma fille a permis de réunir les Yeghes aux Oripeaux et regarde où nous en sommes maintenant. Le fils d’un ministre est prêt à rentrer dans l’opposition aux côtés d’un repris de justice, le railla Flopin.

_Un humain et un Sirélien de connivence pour le bien de leur peuple. La guerre aura permis de nous rassembler, de nous unir, de découvrir des secrets enfouis, acquiesça Andzrev.

_De cette histoire, nos descendants ne devront retenir que notre union.

_Tu as raison, vaux mieux qu’ils oublient tes passages de luxures et mes moments d’ennui. L’auditoire n’en sera que plus heureux, ajouta Andzrev en levant son verre en direction de Flopin.

 

Andrzev acheva la soirée en finissant par aller se coucher seul, à l’inverse du roi des vauriens qui préféra partager sa couche. Cependant, tous deux s’endormirent avec l’idée d’un grand rassemblement. Le télépathe n’avait jamais été aussi loin de chez lui, pourtant il ne s’était jamais senti aussi heureux. Si tout opposait ces deux acolytes de voyages, leur amitié était sincère et réelle. Unis par l’adversité, ils donnaient de la couleur à l’espoir.

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