Dans les Lendemains Sans Peur
Dès le lendemain de ses découvertes, Solenne ne put s’empêcher de les partager avec Manon. Après une courte nuit, encore pleine de rêves, l’ainée s’activa à raconter ce qu’elle avait vu la veille. À l’écoute, Manon la laissa relater les évènements avec précision. Comme si Solenne était l’une des clés à tout ce mystère, Manon l’écouta attentivement sans dire un mot.
_Et j’ai vu la main de Bernard briller soudainement. C’était léger, presque invisible, mais pourtant c’était là, comme ton aura. Il m’a enlevé toute douleur, comme l’aurait fait Vikthor. Il n’a pas le pouvoir d’un Sirélien, certes, mais il a un don indéniable. Il appelle ça avoir le fluide et il m’a guéri. Sous sa paume, une chaleur se dégageait et cette lueur blanche m’a rappelé la mienne… acheva Solenne avec autant d’enthousiasme que de crainte.
_Il n’est pas le seul sur qui j’ai pu remarquer ce halo argenté depuis notre arrivée, révéla Manon avec calme. Regarde Tania, à chaque fois qu’elle pointe du doigt une vérité, des centaines de particules semblent s’élever autour d’elle. Presque imperceptibles, elles sont semblables à un soulèvement de poussières.
_Mais cela apparait uniquement lorsqu’elle utilise son sixième sens, la coupa Solenne subjuguée par cette découverte.
_Sixième sens… répéta Manon. C’est le nom qu’ils ont donné à ces manifestations, mais je pense que c’est plus que ça et tu le sais toi aussi. Si de ton vivant tu n’as pas donné la vie, dans la mort, ton don sera transmis, chuchota alors Manon comme si quelque chose s’était débloqué en elle.
À ces mots, Solenne se blottit contre sa sœur comme si elle avait compris ce que ces paroles sous-entendaient. Agrippées l’une à l’autre, elles soufflèrent à l’unisson face au chemin que leur traçait leur destinée.
_Eux et moi, nous aurions hérité de dons siréliens qui n’ont pas été transmis de leur vivant, compris l’ainée grelottante.
_Parce que vous en êtes dignes… acquiesça Manon. Un, deux ou trois-mille ans et nous aurons de nouveaux enfants.
_Mais alors qui suis-je pour briller plus que les autres, pour porter ce telsman et pour t’accompagner dans cette bataille ? Qui suis-je, Manon ? se lamenta Solenne quand les cloches sonnèrent le début de la journée.
_Tu es ma sœur… mon phare dans la nuit sombre, la rassura Manon avec un sourire maternel avant de partir de son côté pour effectuer ses corvées.
Manon hâta son pas pour rattraper son retard et ne pas subir les foudres des officiers qui s’occupaient d’elle. Surveillée de près, elle était pourtant crainte et peu appréciée. Elle faisait l’objet d’une attention particulière pour qu’on puisse rapporter ses faits et gestes au ministre responsable de son enfermement. Pourtant, assignée aux tâches ingrates comme le nettoyage des sanitaires et de l’infirmerie, Manon était également gardée à bonne distance. Les officiers préférant profiter de la chaleur de leurs cabanes et du réconfort d’une pinte de bière, ils la laissaient airer seule pendant ses heures les plus pénibles.
_Ça y est, tu as réussi à te libérer de tes gardes ! commenta Vikthor en la voyant s’approcher de son enclos où il travaillait la terre.
_Et toi à endormir le tien, lui répondit Manon dans son telsman en désignant du menton l’officier qui ronflait allégrement sur son banc d’observation.
Vikthor et ses pouvoirs hors du commun avaient été affectés à la semence des terres enneigées. Manon avait ainsi découvert que son ami n’avait pas seulement la faculté de faire sortir des lianes du sol, mais bien d’y faire pousser tout et n’importe quoi. Depuis son arrivée, il avait donné arbres fruitiers, légumes et céréales à tous les champs qui entouraient les Lendemains Sans Peur. Comme chaque jour, elle profitait de la sieste matinale des officiers pour aller lui donner à boire et un peu de réconfort après qu’elle ait fini de nettoyer les sanitaires du bloc quatre.
_Merci, chuchota Vikthor en prenant les mains de Manon pour les porter à ses lèvres avant de boire la bouteille en verre qu’elle lui avait apportée.
_Ils n’estiment même pas ta valeur, grommela Manon en serrant les dents. Depuis ton arrivée, tu as doublé les récoltes et ils ne pensent même pas à te préserver, acheva-t-elle dans son telsman en se mettant sur la pointe des pieds pour recoiffer le jeune homme avec douceur.
_Je n’ai pas besoin d’eux pour ça, car je t’ai toi ! répondit Vikthor en lui tendant une fleur qu’il venait de faire pousser dans sa main, juste pour elle.
Manon porta ce qui ressemblait à une orchidée à ses cheveux brun et bleu nuit pour le plus grand plaisir de l’Élu. Autour d’eux, si les Siréliens, les Humains, les Yeghes et les Nouveaux Enfants semblaient mourir de froid, de faim et d’effort, Manon, Vikthor, Solenne et Gaultier ne montraient pas les mêmes signes de fatigue. Comme galvanisés par cette souffrance et ces injustices, ils ne pliaient pas sous la douleur ni la haine de leurs geôliers. Au contraire, Manon paraissait même détenir une force mentale qui s’élevait un peu plus chaque jour. Elle était ainsi devenue autant une prisonnière respectée que redoutée par les autres, tant par les miliciens que par les détenues.
_Bon, ça va être l’heure de ma pause repas. Si je veux être tranquille, je dois rejoindre le repère de Gaultier, ajouta Manon en prenant soin d’enlever la fleur de ses cheveux pour la cacher dans la poche de son pyjama jaune.
_J’en suis jaloux, avoua tristement Vikthor faisant ainsi rougir Manon au passage. Être l’Élu n’a pas que des avantages. Je m’en serais bien passé, si à la place je pouvais manger comme bon me semble avec toi, ajouta-t-il avec émotion.
_Si tu n’avais pas été l’Élu, je ne t’aurais peut-être jamais connu, le corrigea Manon. Profite de ces moments de solitude, car si un jour on est à nouveau libre, je ne veux pas passer un jour de plus sans ta compagnie, avoua Manon en lui déposant un baiser timide à la commissure de ses lèvres avant de partir précipitamment sans se retourner.
Vikthor resta longtemps à la regarder traverser le camp le plus vite possible pour rejoindre la forge avant que les cloches ne sonnent la relève des gardes. Envouté par ce baiser qui n’en était pas vraiment un, il en oublia les ordres de l’officier qui venait de se réveiller dans son dos. La douleur d’un fouet le rappela pourtant à l’ordre.
_Tu t’autorises à prendre des pauses ? gronda le milicien mal réveillé. Pour la peine, tu ne t’arrêteras pas pour manger. Allez, travailles vauriens où je distribue cent coups de fouet à un innocent qui n’a pas ton pouvoir de guérison !
Vikthor plia sous la menace et s’activa à rattraper le temps qu’il avait perdu auprès de sa dulcinée. Il était midi pile quand les cloches sonnèrent pour annoncer la pause et la relève des officiers. Si l’Élu des rouges n’eut pas la chance d’en profiter, Manon arriva à temps pour la distribution de pain à la forge. Chaque midi, elle devait nourrir les prisonniers qui y travaillaient, car contrairement à d’autres usines, on avait jugé cette pause nécessaire pour la productivité de ses travailleurs. Après avoir servi toute l’équipe le plus généreusement possible, Manon gardait le peu de reste pour elle et Gaultier qui l’attendait toujours à l’écart, près du four.
_Pas de soupe cette fois, que du pain trempé dans du lait pour nous deux, déclara Manon à son attention.
_Allez, vient te réchauffer mon amie ! l’invita Gaultier en lui faisant une place à côté de lui.
_Tu as des nouvelles d’Arthur ?
_Il est toujours au moulin, on le fait courir pour faire tourner la roue et moudre le grain de notre pain, vois-tu. J’ai demandé à des amis qui y travaillent d’y faire un peu de raffuts. Aujourd’hui ou demain tu seras appelé pour aller nettoyer tout ça et ainsi le croiser, lui promit Gaultier en lui tapant dans le dos pour la rassurer maladroitement.
_Compte rendu des résistants ? reprit Manon pour se donner du courage en se réchauffant les mains près du four de la forge.
_Hum, ton père a accepté de prendre le contrôle d’une armée pour les défaire, grogna Gaultier avec haine.
_Mais ce n’est pas tout ?
_Non ! Il y a mis sa fille cadette à sa tête ainsi que ton âme sœur d’après la rumeur, Nazar Bauthmy. Paskhal est sans scrupule et les a formés à devenir des guerriers redoutables. Au moment même où l’on parle, ensemble, ils recrutent des Kalokas pour affronter Bénédit et Sophya. Beaucoup d’officiers s’en réjouissent ici devant nous, on pourrait peut-être te reprocher ta filiation, continua l’Hylé en défiant du regard tout officier qui voudrait les déranger pendant leur pause.
L’Élu avait appris à imposer le respect. Sa carrure lui donnait l’avantage dans toutes les altercations et on avait tendance à l’éviter de ce fait. Son caractère faussement bourru et sa mine boudeuse finissaient d’éloigner les plus téméraires.
_Le jour venu, ce sera à moi de le destituer de son rôle et rattraper les erreurs qu’il a commises en notre nom. En attendant, nous devons rassembler les prisonniers des camps. Il n’y a quand nous unissant que nous pourrons vaincre ma famille et leurs mensonges. Mon nom, mon histoire ne doit pas nous empêcher d’œuvrer dans ce sens parce que de toute façon, nous sommes tous liés, le coupa Manon.
_Que veux-tu dire par tous lié ? l’interrogea Gaultier avec intérêt.
Manon s’employa alors à lui raconter ce que lui avait dit sa sœur et ce qu’elle avait elle-même vu dans les Lendemains Sans Peur. Elle mentionna les rêves de Solenne, son aura argentée unique, mais aussi celles de certains humains et sa théorie sur les Nouveaux Enfants. Enfin, Manon acheva par tout ce que lui avait appris sa mère sur leur destinée à travers ses lettres anonymes.
_Elle a toujours dit que si nous étions trois peuples, sans un quatrième, nous n’aurions pas existé. Elle imbriquait notre passé, notre présent, mais aussi notre futur avec l’existence humaine. Je crois qu’elle savait que Solenne n’était pas réellement Sirélienne et qu’elle nous avait été confiée pour qu’on la protège, expliqua Manon le visage rougi par la chaleur du four de la forge.
_Un, deux ou trois-mille ans et nous aurons de nouveaux enfants, chantonna Gaultier discrètement. Tu penses donc que des humains héritent de nos dons quand nous n’enfantons pas.
_Oui, dans l’amour ou dans la mort la transmission doit se faire. Au contraire de nous, ses humains ne l’acquièrent pas par le sang, mais parce qu’ils en sont dignes, continua la télépathe avec emballement.
_Comme les frères Sirel avant eux. Ils ont été choisis par Namon pour leur qualité et c’est grâce à elles qu’ils ont construit le Nouveau Monde, acquiesça Gaultier. Tu sais, Tania n’était pas la première humaine bizarre que j’ai côtoyée. Avec mes parents, on vivait à l’écart, car nous aidions tous les exclus de notre société. Et enfant, j’ai vu des humains plus douer que certains Siréliens… avoua Gaultier en se replongeant dans un passé douloureux.
_C’est pour cela que ta famille a été tuée… compris Manon avec émotion.
_On a été la proie d’une bande de voyous qui punissaient tous ceux qui ne répondaient pas à leurs normes humaines. On disait qu’à leur tête un chevalier vengeur venait prendre les vies de tous ceux qui étaient différents. Ce soir-là, il a pris la vie de dizaines d’innocents dont mes parents. Je suis le seul survivant de ce brasier, expliqua Gaultier en s’éloignant instinctivement du foyer qui se tenait derrière lui.
_Cette histoire je crois l’avoir déjà vu quelque part, hoqueta Manon les larmes aux yeux.
_Pourtant nous n’avons même pas fait la une des journaux à l’époque… souffla Gaultier en voyant le désarroi de son amie.
Avec son accord, Manon rentra alors dans son esprit pour lui raconter la partie de l’histoire qu’elle connaissait. À travers les nombreuses tortures que Loris lui avait fait subir, la jeune télépathe avait appris à rentrer dans son esprit et en apprendre sur lui. Aujourd’hui si elle connaissait déjà le passé de Gaultier, c’est parce qu’elle l’avait déjà vu dans les souvenirs torturés de son bourreau.
_Loris était ce chevalier vengeur… Il s’en est toujours pris à ceux qui étaient différents, comme lui. Sirélien de sang pur, né sans pouvoir, il a toujours voulu se venger de cette injustice, de sa malédiction. J’ai des flashs de ce qu’il a fait subir à certaines personnes, cela fait partie de mon épreuve, expliqua Manon la voix cassée par la culpabilité.
_Nous sommes tous liés… répondit simplement Gaultier l’air songeur.
_Je suis désolé… je… murmura la télépathe.
_La déesse Namon a choisi trois frères humains pour créer son monde et trois autres frères siréliens pour le détruire. Sans les humains, nous n’existerions pas puisque nos ancêtres en sont. Ta mère avait raison, nous sommes liés et par bien des façons.
_À quoi penses-tu précisément ? insista Manon.
Sous les yeux de la jeune femme, Gaultier se mit à faire les comptes. Il partit du principe que pour la création de leur monde, il fallut non pas trois forces, mais bien cinq. Il compta le rôle de Déesse, de chacun des frères, mais aussi celui des humaines qui leur permit de procréer.
_Aujourd’hui, nous faisons face à trois autres frères qui eux s’emploient à détruire ce monde. Face à eux, il y a deux Élus et toi, que je compte sur le même pied d’égalité, continua Gaultier avec conviction. Mais il y a aussi leurs propres enfants… Cinq enfants Agape qui auront surement tous un rôle à jouer dans cette bataille.
_Tu penses que rien n’est un hasard ? s’enquit la jeune femme.
_Tu m’as dit que la Déesse avait maudit les frères Agape jusqu’à leurs descendances. Ton père n’aurait pas dû avoir d’enfant et au vu de ce que tu m’as dit sur le fils de Garnel, je ne pense pas qu’il aurait pu survivre à sa maladie s’il n’avait pas quelque chose à jouer dans tout ça. Maintenant, si on rajoute le fait que tu serais le portrait craché de la Déesse et que ton prénom est simplement une anagramme du sien, oui je suis à peu près certain que tout ça est prémédité.
Manon digéra lentement toutes les théories que Gaultier venait de lui donner. Dans le fond, elle le croyait volontiers. Jusqu’ici, rien n’avait été laissé au hasard. Sinon comment sa mère aurait pu essayer de les préparer à tout ça ? La Déesse avait un plan et c’était à ses enfants de le mettre en œuvre.
_Aujourd’hui encore nous sommes cinq, reprit Manon. Les Kalokas, les Hylés, les Physés, les Humains et les Nouveaux Enfants. Tous représentés par une couleur, comme dans le dôme du conseil ministériel… Il y a quatre colonnes : blanche, rouge, jaune et orange qui soutiennent le portrait de la Déesse et à leurs pieds des dalles translucides supportent tout l’édifice. Nous serons cinq pour sauver le monde, encore une fois il faudra cinq forces, comprit la Kalokas.
_Ta sœur représente forcément la dernière. Namon ne te l’aurait pas confié sans raison. Si elle est différente des autres Nouveaux Enfants, c’est peut-être parce que comme nous, elle est leur Élue...
_Là, Là, Là, un jaune, un rouge, puis un orange triomphant. Là, Là, Là, deux à trois-mille ans et de nouveaux enfants, entonna Manon dans un murmure. Ils ont parcouru les anciennes mers et guérit nos terres, Humains et Siréliens nous devons nous en montrer fiers. Dans le cas contraire, une tempête argentée viendra nous réunirent. Avec elle, l’enfant de décembre permettra à la Déesse de revenir.
_Ce n’est pas une comptine, mais une prophétie. Tania, Bernard, Solenne sont la tempête argentée et tu es l’enfant qui redonnera vie à Namon. Mais le tableau n’est pas complet, tel un poing, nous devrons frapper à cinq pour y répondre, frissonna Gaultier face à cet appel d’adrénaline.
_Il nous manque l’acteur humain… compris Manon. Une sorte de chef qui les représentera et les guidera avec nous dans cette bataille.
_Il semblerait que Namon nous mettent à l’épreuve de le trouver pour enfin nous rassembler, acta Gaultier. Mais en attendant, il nous faut aussi découvrir pourquoi Solenne et toi vous avez été choisis pour cette destinée. Qu’est-ce qui unit Solenne à ton destin, pour quoi faire de vous deux sœurs et peut-être deux Élues ? C’est à vous de le découvrir, acheva Gaultier en reprenant doucement son travail à la forge comme si de rien n’était.
Manon fut alors rappelée à l’ordre par les miliciens qui avaient fini leur pause repas. Elle serait à nouveau sous bonne garde pour l’après-midi. Pourtant ce n’était pas leur présence qui l’oppressait, mais bien tous les secrets qui entouraient son existence. Pour la première fois, la jeune femme qu’elle était prenait conscience des enjeux de son épreuve.