En terre neutre
Les yeux rivés sur la route, Hestia ne prêtait pas attention aux paysages verdoyants qui défilaient autour d’elle. À l’approche des terres physées, elle avait pris le volant pour donner un peu de repos à Zaven. Rentrée dans un certain mutisme depuis que la radio leur avait annoncé la création d’une armée sirélienne, Hestia ressassait son passé. Elle s’en voulait d’avoir été si crédule, de s’être fait berner par amour. Qui de la Déesse ou de son mari l’avait le plus manipulé ?
Tous les deux m’ont menti, ils ont arrangé leurs vérités. Ils m’ont manipulé et je me suis laissé faire, juste pour être heureuse et entourée. Égoïstement, songea Hestia en avalant les kilomètres de bitumes les uns derrière les autres.
Perturbée par ces pensées noires, Marie se réveilla doucement. Toujours amicale, elle posa sa main sur l’épaule de son amie avec bienveillance. Hestia lui accorda un sourire à travers le rétroviseur pour la rassurer.
_Ne te blâme pas. Tu as déjà assez payé tes erreurs. Aujourd’hui, si tu es là avec nous, c’est pour ne plus être passive. Tu as pris les choses en main pour réparer ce que ton mari et la Déesse ont créé. C’est ce qu’il fallait, c’est ce qui fait de toi une bonne personne, insista Marie.
_Ma bêtise aura permis de lever notre peuple contre le reste des Siréliens. Mon ignorance, ma naïveté est l’élément déclencheur de la folie de mon mari. Son arrogance est en train de causer la perte du Nouveau Monde et même si c’était sans le vouloir, je l’y ai aidé.
_Il s’est servi de nous tous, intervenu Zaven. De mon père, de mon frère, de ses enfants, de toi, de son peuple. De tout le monde.
Hestia acquiesça en repensant à l’enfant qu’elle avait laissé derrière elle. À Endza. Elle avait tant de remords, elle aurait aimé être plus forte et savoir comment briser les charmes de Paskhal. Elle aurait aimé faire tant de choses autrement.
Pourquoi mon âme sœur me fait tant souffrir ? se questionnait-elle sans relâche. J’envie les humains et leur manque d’attache.
_Qu’est-ce qui vous a fait avoir confiance en la Déesse ? l’interrogea Marie consciente de son mal-être.
_Tu veux dire, quand je l’ai rencontré pour la première fois ?
_Oui, comment croire un inconnu qui vous promet des enfants en échange d’un prix à payer ? releva Zaven sans prendre de gants, comme à son habitude.
_C’est sûr que dit comme ça, cela parait absurde, plaisanta Hestia amusée par la remarque du jeune homme.
Sans répondre à la question, Hestia ralentit le rythme pour quitter la route principale. Aux abords de la région sableuse, elle se décida à faire une pause face à l’aube qui se levait. Lassé par ses non-dits, Zaven n’insista pas, préférant inspecter le moteur de la voiture.
_Ce n’est pas elle qui va te donner des réponses, le taquina la dame de cœur.
_Mais jusqu’ici, tu ne m’en as pas donné beaucoup plus !
Frustré, Zaven claqua le capot de la voiture pour souligner son énervement. Les pleures des jumeaux lui fit vite regretter son geste. Pour se faire pardonner, silencieusement, il aida Marie à les pouponner jusqu’à ce qu’ils se rendorment.
_J’avais l’âge de Manon quand j’ai rencontré la Déesse. Je me promenais seule au Monéyiéres pour y ramasser de la bruyère avant qu’il n’en pousse plus avec l’hiver. Je n’avais aucune envie de rentrer chez moi. Après des mois d’essais pour nous aider à enfanter, Bénédit avait fini par rentrer chez lui. J’avais pourtant prié la Déesse pour que ça réussisse cette fois-ci. Sans succès. Notre meilleur ami était rentré sans avoir pu nous assister avec son don, commença Hestia une fois les deux garçons endormis.
Peu à l’aise avec ses souvenirs, elle prit appui sur l’un des rochers qui marquaient l’entrée du territoire de Yacuibà. Comme un soutien à sa peine, elle s’avachit sur la roche avant de reprendre son récit douloureux.
_Et alors que je chantonnais, un nuage bleuté m’enveloppa. Saisie par sa beauté, je me souviens mettre tournée doucement avant de me retrouver face à une jeune femme. Ses pieds ne touchaient pas le sol, elle flottait devant moi et je n’avais pourtant aucune envie de fuir, reprit-elle en se frottant les mains, comme à son habitude.
_Et comment était-elle ? s’impatienta Zaven en s’accroupissant face à elle.
_Elle avait un regard doux et rassurant, empli d’un vert pénétrant. J’étais subjuguée par elle, par l’incroyable force qui émanait d’elle. Je pouvais ressentir sa divinité. Je percevais en elle toute sa bonté, mais son charisme appelait à la méfiance. Et pourtant…
Pour la première fois, Hestia détailla la personne qu’elle avait croisée ce jour-là. Se remémorant son imposante couronne et sa cape de velours, elle insista sur ses longs cheveux bruns, ses lèvres bleues et ses taches de rousseurs.
_Je ne pourrais pas mieux la décrire. C’était le portrait de ma fille, les atouts divins en moins, déclara-t-elle avec émotion en se triturant les ongles.
Passé la surprise de Zaven, la dame de cœur continua son récit. Elle expliqua qu’elle l’avait reconnu Namon au premier regard. Elle insista sur le bienêtre qu’elle avait ressenti face à elle, mais aussi sur son emprise qu’elle n’avait remarqué que par la suite.
_Tu as pleuré, tu as espéré, tu m’as prié. À cause de son père, ton mari ne peut enfanter, mais toi, son âme sœur tu veux briser le sort, m’a-t-elle dit. Par amour, tu veux fonder une famille et ton mari le croit aussi. Tu es l’épreuve que j’attendais. Par ma grâce, tu pourras tomber enceinte, raconta Hestia en répétant ce que lui avait dit Namon il y a maintenant vingt ans.
_Que voulait-elle dire ? la coupa Zaven choqué par ces révélations.
_J’ai cru le comprendre du haut de mes dix-sept ans. Mais j’ai été bien sotte.
Attristée par sa naïveté de l’époque, Hestia raconta comment la Déesse l’avait convaincu d’accepter son marché. À travers le triangle de sélénite posé sur son front, Namon lui avait fait voir la malédiction de son époux. Elle avait vu les actes affreux de son père, le passage à tabac de son âme sœur et son envie de fonder à tout prix une famille de sang pur. Un désir malheureusement basé sur la haine et non l’amour, qui lui couta une vie pleine d’amertume et de déboires se terminant par une disparition inexpliquée.
_Par peur que sa descendance ne commette les mêmes erreurs, Namon avait maudit son fils pour qu’il ne puisse enfanter et créer une famille malheureuse.
_Elle a jugé le fils pour les actes du père ? Paskhal n’était-il pas assez puni de connaitre une enfance sans amour ? s’interrogea Zaven face à l’émotion de sa belle-mère.
_À l’époque, je ne l’ai pas vu ainsi en tout cas. J’ai perçu son envie de justice, une surveillance bienveillante, lui répondit-elle en s’essuyant les yeux doucement. Surtout qu’elle me proposait d’y remédier.
Hestia expliqua comment Namon prit le temps de la convaincre que Paskhal avait été maudit pour une bonne raison et que son sang devait réparer les erreurs du passé.
__ Si j’acceptais d’enfanter avec lui par amour en sachant qu’il était maudit, nos enfants seraient à leurs tours mis à l’épreuve. Elle me promettait une quête juste, non mortelle qui rendrait la gloire perdue à la famille Agape et permettrait de lever la malédiction. Si je ne me décidais pas à suivre ce chemin, Paskhal et tous ses proches risquaient de s’enfermer dans la tristesse de ne pouvoir fonder une famille aimante.
_Dit comme ça, c’est sûr qu’on choisit l’enfant, acquiesça Zaven en lui tendant un mouchoir.
_Et c’est ce que j’ai fait. J’ai accepté. Jeune, je suis d’abord partie sans y croire, mais je suis tombée enceinte quelques jours après. Pour le plus grand bonheur de mon mari , de nos amis et de Bénédit.
Hestia raconta ses longues nuits de doutes, toutes balayées à la naissance d’Arthur. Ce bébé heureux aux yeux rieurs leur apporta tout le bonheur espéré. Avec Paskhal, ils prirent le temps de l’élever et de fonder une nouvelle harmonie à trois. Puis après, les trois ans du jeune garçon, le couple se décida pour un second enfant. Contrairement à la dernière fois, Hestia mit peu de temps à tomber enceinte. Ravie de ce bonheur, elle ne se méfia plus du prix à payer. Alors qu’elle en était à six mois de grossesse, Hestia, comme à son habitude, se promena aux abords de l’étang Montcelle.
_ Le temps avait été radieux jusque-là, mais j’ai été prise dans un énorme orage. Paskhal n’étant pas à la maison, mais en déplacement avec notre fils, je me suis abritée dans une cabane de berger. Trempée, j’étais loin de m’imaginer ce qui m’y attendait.
La dame de cœur s’était retrouvée face à la déesse pour la seconde et dernière fois. Mais elle n’était pas venue seule. Sans dire un mot, Namon tendit à Hestia un nourrisson aux cheveux d’or.
_J’ai donc pris l’enfant sans poser de question et je l’ai lu. Sa mère l’avait appelé Solenne en référence au rayon de soleil que sa naissance lui avait apporté. Solenne, l’enfant orpheline touchée de plein fouet par la malédiction de mon mari. Je ne savais pas comment ni pourquoi, mais ce nourrisson innocent était le descendant de l’âme sœur de Zohab Agape. Le père de Paskhal. Celle qui avait été laissée pour morte par son amant avait finalement survécu.
_Solenne est la petite fille du grand-père Agape ? s’écria Marie en défaisant sa longue natte blonde avec énergie.
_Non, d’après ce que je sais, Antaram, avait fini par refaire sa vie. Loin de son âme sœur, elle avait fondé une communauté et y avait trouvé une nouvelle vie pleine d’amour et de paix. Solenne est sa petite fille, pas celle de Zohab, la corrigea Hestia en se frottant les mains nerveusement.
Elle insista ensuite sur ce que lui avait confié la Déesse, la nécessité de protéger cette enfant pure et digne d’amour. Selon Namon, si Zohab Agape n’avait pas tenté de tuer la femme qu’il aimait, Solenne n’aurait pas eu à connaitre la mort de ses parents. Pour réparer cette erreur, son fils devait recueillir, aimer et élever cette enfant comme sa propre fille.
_En gage de cela, j’ai promis d’élever cette enfant comme une jumelle de ma fille à naitre. Elle devait grandir et évoluer ensemble pour garantir une stabilité à leur avenir. Je ne pouvais pas revenir en arrière. J’avais accepté d’enfanter Arthur et par conséquent, je devais de suivre ses paroles.
Hestia raconta comment la Déesse l’avait préparé à un futur sombre, pavé d’embuches qui étaient indicibles de la destinée de ses enfants. Il était trop tard pour revenir en arrière, quoi qu’elle fasse, les héritiers Agape lui seraient un jour enlevés dans la douleur et aucun d’eux ne lui reviendrait sans avoir réparer les erreurs de leurs ancêtres. Ses enfants étaient la clé pour combattre le mal qu’avait engendré Zohab Agape.
_Les dés étaient jetés, je n’avais plus qu’à les préparer à affronter l’avenir. Nous les avons élevés comme des jumelles et j’ai fait en sorte de les prévenir de cette destinée, de ce passé qui les liait. Leur amour devait tout réparer. L’humaine digne de dons siréliens devait aider sa sœur adoptive à dompter son don incroyable et à devenir Elue. Leur lien devait sceller une nouvelle alliance entre les humains et les Siréliens, acheva Hestia tremblante.
_Alors les humains peuvent bien recevoir les pouvoirs de Siréliens, Solenne ne peut pas être unique. Elle est un coup de pouce de Namon pour nous rassembler sur la bonne voie, affirma Marie en passant sa main dans les cheveux roux de son amie pour la consoler.
_À quoi bon vous confier l’enfant pour la protéger si c’est pour lui prévoir un destin si tragique. Maintenant Manon est morte et Solenne se retrouve toute seule, je ne sais où. Elle vous a menti, elle ne les pas épargnés. Solenne a été maudite comme ses sœurs pour avoir fait partie de votre famille et je hais la Déesse pour ça. Je hais Paskhal, et je t’en veux ! s’énerva Zaven en donnant un coup de poing dans un des rochers face à lui.
Sous la force de son don, la pierre se fissura en deux dans un grand bruit. Derrière eux, le soleil avait fini de se lever marquant ainsi la conquête d’un nouveau jour. Marie s’empressa de recueillir les larmes du jeune homme. Zaven était plus perdu qu’au début des confidences d’Hestia. Gênée, la rouquine se mit à l’écart pour accuser ces mots durs.
Je t’en veux, se répétait-elle douloureusement malgré le soulagement de ces révélations.
Elle qui avait gardé tant de secrets depuis ses dix-sept ans, se sentait enfin libérée de ce fardeau. Hestia ne savait pas ce qu’elle allait faire pour réparer ses propres erreurs, mais une chose était sûre. Plus jamais elle ne comploterait avec la Déesse, plus jamais elle ne mentirait à ses amis.
_Sinon, elle ne vaut pas mieux que lui, murmura-t-elle avec assurance.