Dans les Lendemains Sans peur
Les camps avaient permis aux deux sœurs de partager à nouveau leur couche pourtant Solenne se sentait plus seule que jamais. Comme à l’étroit dans cette relation avec Manon, elle était en quête de ses origines. Depuis sa première nuit aux camps, elle ne cessait de rêver de ses parents et de la raison qui avait poussé Hestia à l’adopter. Solenne n’arrivait pourtant jamais à assembler le puzzle que ses rêves lui donnaient. Comme si à chaque fois il manquait une ou plusieurs pièces. L’ainée des sœurs Agape semblait avoir besoin de se retrouver et de faire le point avec elle-même, loin de Manon. Solenne regardait sa cadette se débattre pour sauver la veuve et l’orphelin, tandis qu’elle, elle ne voulait que comprendre son passé.
La blondinette fut adjointe aux mêmes taches que Tania, Bernard et Achot. Contrairement à Manon qui fut assimilée au groupe de nettoyage des camps. Pour une fois, Solenne était contente de ne pas travailler en famille. Grâce à cela, elle fondait ses propres relations loin des problèmes de sa sœur. Elle s’en voulait de ressentir ça, mais c’était indéniable, elle avait l’esprit plus léger quand elle côtoyait Tania.
_Tu as encore une sale tête ! la piqua l’extralucide tirant ainsi Solenne de sa rêverie.
_Toujours aussi aimable, ricana-t-elle.
_Tu as passé la nuit dans des contrées lointaines, affirma Tania.
Solenne acquiesça sans ajouter un mot. Dans un rythme ennuyeux, les deux jeunes femmes continuèrent à casser des cailloux inlassablement. La pioche rythmait leur journée et la poussière engluait toutes les pensées des travailleurs forcés. Certains bons jours, les prisonniers avaient le droit à un déjeuner pendant leur pause du midi. Pour la première fois depuis son arrivée, Solenne connut donc le bonheur de profiter d’un peu de pain rancit à la mi-journée. Seuls ses yeux céruléens donnaient de la vie à son visage couvert d’un dépôt grisâtre. Tout le monde mangeait avec lenteur pour profiter de chaque bouchée pourtant sans saveur.
_Tania, pourquoi es-tu ici ? Enfermée avec des Siréliens, la questionna la Kalokas curieuse.
_Pour mon sixième sens… souffla l’extralucide comme si c’était une évidence.
_Que dis-tu ?
_Tu sais bien… Les intuitions que j’ai sur les gens. C’est ce qu’on appelle chez nous avoir un sixième sens. Cela pourrait s’apparenter au don pour les Siréliens, mais en beaucoup moins puissant bien sûr, expliqua calmement Tania.
_Tu es née avec ?
_Oui, comme toi ! Mais cela s’est développé avec le temps. J’ai perçu de plus en plus de choses en grandissant. Comme toi.
_Et comment t’es-tu retrouvé ici ?
_À cause de ma mémoire… reprit Tania avec tristesse. Dans ma famille, cette faculté n’était pas monnaie courante. Au contraire, je suis la seule des Miroir à être ainsi. Mes parents m’ont toujours appris à être discrète. Mais j’ai toujours eu besoin d’exprimer mes ressentis.
_C’est pour cela que tu dis des phrases qui ont l’air incompréhensibles parfois… conclu Solenne.
_Oui et un jour j’ai révélé le secret de la mauvaise personne. Une simple affaire de tromperie si je me souviens bien. L’homme en question s’est ensuite vengé en me faisant passer pour folle. J’ai ensuite été enfermé dans un centre spécial avec des personnes dérangées, mais aussi d’autres humains comme moi, expliqua Tania la voix tremblante d’émotion.
_Et tes parents, ta famille, que sont-ils devenus ? s’exclama Solenne.
_Je ne les ai jamais revus. Il y a quelques mois, ils ont vidé le centre et nous avons tous embarqué dans des trains. J’ai fait partie des premiers convois pour Les Lendemains Sans Peur, juste après ceux de la ville de Byan.
Le court encas s’acheva sur cette douloureuse discussion. Les miliciens firent retentir la cloche pour rappeler les ouvriers à leurs tâches ingrates. Comme si de rien n’était, Tania reprit le crédo de sa pioche. Elle avait déjà oublié les confidences qu’elle avait faites à sa nouvelle amie. Solenne resta également silencieuse pour prendre le temps de digérer l’injustice de cette histoire.
_Tu as encore une sale tête ! s’exclama soudainement Tania en regardant Solenne. Celle-ci ne répondit pas, comme si la rengaine était habituelle. Pourtant, cette fois, l’extralucide décida d’insister.
_Tu as encore une sale tête, tu as encore brillé toute la nuit !
_Oui, c’est mon aura. Quand je rêve, une lumière argentée peut m’entourer, expliqua Solenne timidement.
_J’ai déjà vu ça sur d’autres personnes. Pas aussi fort qu’avec toi, mais j’ai déjà vu ça… murmura Tania en remontant à plusieurs reprises ses lunettes sur son nez.
_Oui, tous les Siréliens ont une aura, précisa la prophétesse.
_Jamais un Sirélien n’a eu une aura blanche ou argentée, pouffa Tania comme si son discours avec une logique.
_Tu as vu ça sur qui, où alors ? insista Solenne avec curiosité.
_Je ne sais pas… Ah si… Je l’ai vu sur toi ! s’exclama Tania tout sourire.
_Tania… râla la Kalokas déçue.
Solenne continua à casser des cailloux en essayant de penser à autre chose qu’aux révélations de son amie. Elle projeta alors son attention sur sa sœur qu’elle voyait au loin. Manon arpentait les camps dans tous les sens, attachée par une chaine à un chariot métallique. Chargée du nettoyage du camp, elle passait d’une latrine à une autre puis d’une cabane à une usine sous les ordres de miliciens goguenards.
_Solenne ? l’interrompu Tania soudainement. Pourquoi es-tu ici ?
_C’est une longue histoire… voulue esquiver Solenne émue.
_Alors, commence là tout de suite et arrête de trainer, la railla Tania.
_Parce que je suis une Kalokas, mentit Solenne.
_Parce que tu es tombée dans la mauvaise famille de Kalokas, tu veux dire, rectifia Tania naïvement.
_Oui, j’ai été adoptée et je devrais me réjouir d’avoir été heureuse jusqu’à mes seize ans, avoua enfin Solenne.
_Les gens disent que tu es chanceuse d’être tombée sur une famille aimante, mais ils oublient que tu avais déjà des parents et qu’ils sont morts par amour pour toi, compris Tania.
_On me parle que d’avenir, mais mes pensées sont pleines d’archives. Je devrais profiter de cette chance qu’on m’a donnée, mais je n’arrive pas à oublier que si aujourd’hui j’ai un frère et des sœurs, c’est grâce à la mort de mes parents.
_Tu es humaine… murmura l’extralucide bouche bée.
_Je ne sais pas ce que je suis, Tania. J’en ai marre de faire semblant d’être l’un d’eux, mais pour autant, je n’ai pas l’impression d’être comme toi, avoua Solenne. Je n’appartiens à aucun de vos peuples. Je suis la sœur d’une grande sirélienne. Je suis mêlée à sa prophétie, mais je ne sais pas quel est mon rôle dans tout ça. Je ne suis pas sirélienne, mais suis-je une humaine pour autant ? sanglota Solenne en s’agaçant sur la casse de ses cailloux.
_Tu as été élue pour être un peu des deux… le lien entre elle et nous, reprit Tania en désignant Manon au loin.
_Chaque nuit je pars en quête de mes origines, mais le réveil m’est amer. Je n’y comprends jamais rien.
_Dans le présent, le passé et le futur se mêlent. L’enfant de la nuit révèlera le péché originel, chuchota Tania discrètement à l’oreille de son amie.
Les quelques mots eurent l’effet d’une bombe sur Solenne. Ils étaient ceux de sa mère, ceux qu’Hestia avait écrits sur ses nombreuses lettres anonymes. Solenne regardait avec insistance Tania. Elle cherchait à comprendre comment elle pouvait être au courant de tout ça et surtout pourquoi elle lui en parlait à ce moment précis. Le souffle coupé, Solenne tenta une énième fois d’assembler le puzzle de son passé sans succès.
_Que voulais-tu dire par cela, Tania ? Qu’est-ce que tu sous-entends ? la questionna Solenne tremblante.
_Je suis désolée… je ne sais pas, je ne me souviens même plus de ce que je viens te dire… grogna Tania énervée contre elle-même.
_Tania… tu es bluffante. J’ai l’impression que tu détiens tous les secrets de l’univers, mais que tu ne t’en souviens jamais, s’exclama Solenne.
_Tout comme toi ! se moqua Tania tout sourire.
L’innocence de l’extralucide redonna un rire d’enfant à Solenne. À elles deux, elles avaient l’air d’en savoir beaucoup, mais pourtant elles ne comprenaient rien. C’est comme si leurs dons s’amusaient d’elles.
Quelle belle ironie pour des devins, songea Solenne quand la cloche annonça la fin de la journée.
Appelé à rendre les outils sur le champ, le groupe s’activa à rentrer à sa cabane. Sur le chemin, ils avaient le droit de passer par les sanitaires pour se débarbouiller. Comme à chaque fois, Solenne courrait avec Tania pour arriver en première et profiter de l’eau chaude des bouilloires. Maladroite, Solenne se brula en voulant verser un peu d’eau sur ce qui lui servait de serviette.
_Mince ! vite, donne ta main à Bernard, s’exclama Tania en poussant Solenne vers celui-ci.
_Ce n’est rien de grave, pas besoin d’un médecin, protesta Solenne gênée.
_Rien à voir avec la médecine, mon enfant, précisa Bernard en prenant la main de sa jeune protégée.
Sans la toucher, le vieillard passa ses doigts au-dessus de la récente brulure. Lentement, Solenne sentit la douleur disparaitre petit à petit laissant place à des picotements inoffensifs. Bien que Bernard ne la touchât pas, elle avait l’impression de sentir une chaleur émaner de sa main. Sous ses yeux ébahis, Solenne repéra une légère lumière argentée s’échapper de la paume de son guérisseur.
_On appelle ça avoir le fluide… Je peux enlever la chaleur des brulures, guérir les ampoules, soulager les douleurs musculaires. Je ne suis pas médecin, mais magnétiseur, expliqua doucement Bernard.
_Tu vois, je t’avais dit que j’avais déjà vu ça ! s’enthousiasma Tania en pointant du doigt la légère aura de Bernard.
Pour la première fois, Solenne se sentit appartenir à un peuple. Elle connaissait peu Bernard et Tania, mais avait l’impression de partager plus de choses avec eux qu’avec son peuple d’adoption. Au fin fond du Nouveau Monde, ses origines venaient de lui faire un signe. Pour la première fois, Solenne était à l’écoute des indices qu’on lui laissait pour répondre à sa destinée.