Chapitre 10 - Loris

Quelques jours plus tôt à Eybure, 

 La veille de l'ouverture de la cérémonie.

Le jour du voyage, Manon et Solenne avaient accompagné leur père et Endza jusque chez Arthur. De là, ils étaient partis en voiture avec Nazar, jusqu’à Erden pour y prendre le train. C’était Solenne qui avait tenu à les accompagner, après avoir fait des cauchemars toute la nuit. Elle tenait à leur faire de grands aux revoirs, juste au cas où. Ce jour-là si Endza avait su, elle aurait pris Manon dans ses bras au lieu de se montrer distante parce qu’elle était jalouse de la voir embrasser Nazar. Leur mère ne les avait pas accompagnées, préférant rester à la maison et les recevoir avec des bols de thé à leur retour.

_ Solenne, ma chérie, j’insiste il faut que tu manges un peu. Tu as mauvaise mine, as-tu bien dormi ? s’enquit Hestia.

_ Non, elle n’a pas arrêté de faire des cauchemars cette nuit, expliqua Manon.

_ Des prémonitions ?

_ Je ne sais pas… répondit Solenne hésitante. J'ai vu papa très préoccupé et c’était comme si je pouvais sentir son angoisse. Il y avait beaucoup de lumières rouges et des telsmans qui se liaient. D’après ce que j’ai vu, le nouvel Élu devrait être un garçon. Cela aurait pu rester un rêve si ensuite, je n’avais pas aperçu l'homme qui a tué Louise. Un humain je dirais, avec un air de sadique et des cheveux bruns. Bouclés, très bouclés. Je l'ai vu tirer, et ce à trois reprises.

_ Trois fois dis-tu ? l’interrompit sa mère inquiète.

_ Oui, trois personnes différentes étaient ciblées et deux femmes se sont écroulées. L'une d'elles était Louise, mais je n'ai pas vu l'autre. Puis c'était le noir, le silence et je me suis sentie comme coupée du monde. J'essayais de prévenir papa, mais personne ne semblait m'entendre, acheva Solenne tremblante.

_ Elle a voulu en parler à père, mais il ne l’a pas pris au sérieux, enfin pas autant qu’on l’aurait voulu, ajouta Manon.

Leur mère, qui comprenait l'enjeu de la situation, tenta de donner un sens à tout ça :

_ Ma fille, tu sembles avoir vu des événements bien sombres. Je ne sais pas quand, mais ils vont surement arriver, oui. C'est la fatalité du destin. Si tout cela doit se dérouler, c'est qu'il y a du sens à ces actions. On ne pourra éviter l'inévitable. Dans tous les cas, faites-moi une promesse, les filles.

_ Oui maman, répondirent les adolescentes en chœur.

_ Ne vous séparez pas, jamais. Vous n'arriveriez pas à grandir l'une sans l'autre. Vous êtes destinée à vivre côte à côte. Pour le bien de... promettez-moi, acheva Hestia, fébrile.

Une nouvelle fois les filles acquiescèrent malgré les mots énigmatiques de leur mère. Si Manon ne comprenait pas bien ces paroles, elle pouvait lire chez sa mère qu’elle en savait plus qu’elle n’avait voulu leur dire. En effet, à la voir anxieuse, la situation était grave. On ne parlait pas de destinée à la légère dans la famille, parce que ces mots rappelaient ceux du corbeau. Les lettres évoquaient, elles aussi, un destin et une union avec sa sœur.

Peut-être que tout cela à un lien avec le mystérieux espion qui est rentré en contact avec moi cette nuit, songea Manon sans rien révéler pour autant.

Tandis que Solenne et Zaven passaient l’après-midi dans le jardin, Manon avait l’impression de tenir la chandelle et Nazar lui manqua pour une fois. Pour se changer les idées et leur laisser un peu d’intimité, la télépathe plongea son nez dans le journal. Alors qu’elle relisait sans cesse l’article qui présentait les candidats à la cérémonie d’intronisation des Physés, Solenne se rappela de sa présence.

_ Tu vas user la page à force de regarder cette photographie ! plaisanta sa sœur.

_ Ça te va bien de dire ça alors que vous vous échangez des œillades depuis tout à l’heure !  rétorqua Manon avec humour. Je voulais juste en savoir plus sur Vikthor, comme si lire et relire l’article allait m’aider à le connaitre.

Alors que Manon se força à enfin tourner la page, elle découvrit avec surprise la nouvelle loi promulguée par Garnel Asage. Il interdisait les relations amoureuses futures entre les humains et les Siréliens, quel que soit leur rang ou leur âge. Comme Vikthor, elle éprouva une immense colère à cette annonce.

_ Non, mais vous le croyez ça ?  Monsieur le ministre vient faire ami-ami chez nous hier et aujourd'hui il nous interdit d'aimer des humains. De quel droit ? Qui est-il pour nous obliger de vivre ainsi ?

_ Quoi ?! répondit Solenne, horrifiée en voyant l’article. C'est impossible, il va trop loin.

_ Je suis d'accord avec vous, coupa Zaven. Cependant, il semblerait que cette loi ait été écrite en accord avec votre père. J'ai entendu le mien en parler ce matin. Le ministre Asage n'aurait rien pu faire passer sans l'accord de Paskhal.

_ Papa ? Jamais, il n'aurait pu, enfin. Il est si droit. Il... Rétorqua Solenne, fâchée. Il devait l'aider à rapprocher notre peuple de celui des humains, pas les empêcher de s’aimer.

_ Je crains qu'il ait été obligé. Solenne, cela me révolte moi aussi, mais au vu de leurs rapports hier, ils ont dû beaucoup échanger ces derniers temps, expliqua Manon en époussetant sa jupe.

_ Quel est son intérêt dans tout ça ? demanda Zaven en se détachant de son âme sœur.

_ La protection ! répondit Solenne. En se rapprochant d'un ministre, il assied son pouvoir et il nous protège. Lui, sa famille et tous les Siréliens.

_ Il ME protège, rectifia Manon. Il faudra qu’on ait sa version de l’histoire avant de l’incriminer et de lui en vouloir.

Leur père n'avait pas de relations avec les humains, cependant, aussi insignifiants qu'ils pussent être à ses yeux, il n'aurait jamais pris part à une telle loi sans une grande raison.  Paskhal était connu pour être juste, prévoyant et intelligent. Avec l'attentat, le corbeau et l'espion qui semblait les traquer, il s'était surement permis de soutenir le gouvernement uniquement par peur et envie de protection.

Je suis peut-être plus en danger que je ne le pense finalement, réfléchit Manon anxieuse.

Heureusement, le surlendemain, la nouvelle de la victoire de Sophya et de Vikthor à la seconde épreuve de la cérémonie changea les idées des filles. Elles étaient en joie, même s’il restait encore quatre candidats à passer jusqu’au lendemain. À distance, Manon était devenue une fervente supportrice de Vikthor tandis que Solenne soutenait Sophya malgré ses prémonitions. Manon allait même jusqu’à chercher tous les articles qui parlaient de lui. Depuis l’attentat, elle se sentait comme liée à lui. Elle n'aurait su l'expliquer, mais elle aurait voulu lui venir en aide, être là pour le soutenir. C’était ce qui la chagrinait le plus dans le fait de ne pas avoir fait le voyage jusqu’à Mÿrre finalement, elle aurait voulu le rencontrer.

Alors qu’elles s’apprêtaient à sortir rejoindre Zaven, leur mère les arrêta. Elle tenait une lettre dans sa main droite et il n’y avait aucun doute sur son contenu, le corbeau avait encore frappé. Tandis que ses filles s’assirent auprès d’elle, Hestia débuta la lecture d’une voix posée.

            ‘‘Au commencement, vous n’étiez qu’un,

            Au renouvèlement, vous devrez redevenir qu’un’’

            Le passé rattrape vos peurs,

            Le destin en appel aux deux sœurs.

            Siréliens et humains sont liés

            Rester unis protégera votre destinée.

            Les trois couleurs devront protéger l’argenté,

            Avec cette union, le bleu reviendra tout réparer.

_ Pour la première fois, la lettre ne se termine pas par une citation, remarqua Manon.

_ Les expressions sont vagues et pourtant cela semble se préciser, ajouta Solenne.

Pour une fois, Hestia accorda de l’importance à l’étudier avec ses filles.

_ Nous allons passer chaque mot au crible, proposa-t-elle.

Ensemble, elles déduisirent que les deux sœurs étaient forcément Manon et Solenne. Pour elles, cela pouvait même faire référence aux visions récentes de Solenne. Aussi, le corbeau semblait contredire la loi du ministre Garnel Asage en prônant une union humano-sirélienne.

_ Les trois couleurs parlent de celles des Siréliens, orange, rouge et jaune, insista Hestia sure d’elle.

Bien que leur mère ne s’attardât pas sur l’argenté cité par le corbeau, elle souligna la couleur bleue. Pour elle, Namon devrait revenir sur terre, le bleu étant sa couleur. Cependant, Manon resta sceptique à cette dernière hypothèse. À moins qu’il y eût une prophétie ou que le corbeau puisse voir l’avenir, il était impossible d’affirmer une chose pareille. Toutefois, l’analyse de sa mère l’avait aidé à y voir plus clair. Manon était persuadée que le corbeau était un Sirélien ou du moins quelqu’un qui devait bien connaitre ce peuple.

Garnel Asage est ce genre de personne, mais je ne l’imagine pas être un corbeau. Il serait plus du genre à attaquer qu’à se cacher dans l’ombre, songea Manon.

La suite de la journée, Solenne la passa à confectionner des banderoles en l’honneur des Physés. Elle était restée aux côtés de son Zaven tandis que Manon écoutait la radio retranscrire la cérémonie.

_ Trois des quatre autres candidats ont passé la seconde épreuve après les Peyrache, mais seule l’une d’entre elles a réussi à la gagner, expliqua Manon à la fin de la journée.

_ Il n’y a donc plus qu’un candidat à faire passer. S’il ne s’éternise pas dans son combat, l’intronisation aura lieu dès demain, conclut Zaven.

Zaven eut raison et la joyeuse troupe prévit de passer l’après-midi à Erden, la capitale de Zorrèce, pour vivre l’Oracle. L’ambiance y serait plus festive puisque de grands haut-parleurs avaient été mis en place dans toute la ville pour retranscrire la cérémonie. Ils devaient y aller tous ensemble avec Hestia et les parents de Zaven. Alors qu’elles avaient hâte de savoir qui de Vikthor, de Sophya ou de Sonfà serait le nouvel Élu, les filles s’étaient apprêtées pour ce grand jour. 

_ On a dépassé les treize heures, il faut s’activer si on ne veut pas être en retard, pesta Manon impatiente.

_ Range le linge au lieu de râler, tu vois bien qu’il risque de pleuvoir ! la hâta sa mère.

Tandis que Solenne finissait de passer une belle robe rouge, Manon écouta sa mère et se dépêcha de s’occuper du linge. Alors qu’elle rentrait du jardin en chantonnant, la télépathe fut prise d’un mal de tête soudain qui l’obligea à poser la panière pleine qu’elle portait à bout de bras. Comme prise de vertige, elle desserra le foulard rouge noué autour de son cou comme s’il l’empêchait de respirer. Le mal de tête ne passant pas, Manon se courba pour récupérer son souffle. Les mains posées au niveau de ses genoux sur sa jupe bleue taille-haute, elle inspirait profondément.

_ Allez reprends tes esprits, s’encouragea Manon à bout de souffle.

Cependant la douleur s’allia à un bruit aigu qui semblait parvenir de l’intérieur de son crâne et l’empêchant de se calmer. Il était déjà trop tard pour fuir quand Manon aperçut une étrange camionnette venir à sa rencontre dans la cour. Alors qu’elle avait la sensation qu’une aiguille s’enfonçait dans son front, Manon comprit que l’espion télépathe était là. Il venait pour elle et faisait tout pour la mettre hors d’état de nuire.

_ Je suis prête ! déclara Solenne sur le pas de la porte pensant que la voiture était celle du père de Zaven.

Malheureusement, elle se trouva face à un homme qu’elle ne souhaitait jamais rencontrer, celui de son cauchemar. Elle voulut crier, mais rien ne sortit de sa gorge. Face à elle, dans la cour, Manon titubait en lui faisant signe de ne pas s’approcher. Sa sœur avait l’air de lutter sans succès. Solenne était désemparée. Paniquée, elle se figea sur le perron de la ferme.

Tout…incohérent…floue, songea Manon sonnée.

Sans que Manon ne puisse rien y faire, le télépathe surchargeait son esprit d’informations auxquelles elle ne pouvait répondre. Elle entendait la voix de l’espion s’immiscer en elle, tel un virus. Elle essayait de limiter son emprise, mais plus elle résistait, plus ses pensées devenaient incohérentes. Toutefois, Manon comprit qu’elle avait à faire à deux hommes et que le conducteur qui venait à sa rencontre n’était pas le télépathe.

Impuissante, Manon laissa ce grand homme brun aux traits sévères s’approcher d’elle. Bien que lui n’était qu’un simple humain, son sourire carnassier la fit frissonner. De plus, il s’amusait à lui envoyer des pensées horribles. Il n’avait aucun don, mais il retournait le pouvoir de Manon contre elle en pensant nettement à des images d’elle et de sa sœur. Il les imaginait enchainées, torturées ou mourantes et Manon percevait toutes ces pensées.

_ Je vous en supplie, arrêter ça ! souffla Manon.

Comme simple réponse, le conducteur de la camionnette la poussa à terre en riant. Choquée, Solenne accourut auprès de sa sœur pour lui venir en aide. Alors que Manon luttait pour ne pas s’évanouir, elle sentit le malaise du télépathe qui la contrôlait. Toujours assis à l’avant du véhicule, elle ne pouvait le voir. Pourtant, elle savait qu’il pleurait et qu’il regrettait de devoir lui faire ça.

_ Pourquoi ? le questionna alors Manon télépathiquement.

Tombée la tête la première dans une flaque, l’eau sur son visage l’avait réveillé un peu. Malheureusement, elle n’arrivait pas à se relever et son corps ne lui répondait toujours pas. Son souffle sifflait tandis que ses muscles s’ankylosaient, l’empêchant ainsi de bouger. Avec le raffut, leur mère était sortie sur le pas de la porte. Hestia ne put faire un pas de plus en découvrant l’homme qui se tenait dans sa cour. Elle savait qui il était et l’avait reconnu. Épouvantée par cette vision d’horreur, elle se paralysa.

_ Maman, souffla Manon en voyant son agresseur mettre en joue sa mère.

Alors que dans un dernier espoir Manon tendit sa main vers Hestia, elle entendit un coup de feu partir et le temps d’un instant, l’action parut se figer. Tout se déroulait comme au ralenti bien que la balle fonçât droit sur le visage de sa mère. Le souffle coupé, Hestia vit le projectile se rapprocher dangereusement tandis que la détonation sifflait encore dans ses oreilles. Courageuse, elle adressa un dernier message dans le telsman de ses filles.

_ C’est Loris, il a tué Louise. Je vous aime. Vous devez survivre et ne jamais vous séparer !

À ces mots, Manon ne put répondre et seules quelques larmes coulèrent de ses yeux. Tandis que la balle reprenait de la vitesse, Manon baissa les yeux et referma son poing tendu vers sa mère. L’action avait soudainement repris quand la balle dévia légèrement de sa trajectoire au dernier moment. Hestia s’effondra, malgré tout, sur les marches du perron de la maison. La balle s’était logée dans le haut du ventre en plein flanc gauche. 

Énervé, le fameux Loris donna un coup de pied dans le ventre de la télépathe à terre et Manon ne put tenir plus longtemps, s’évanouissant sous le choc. Il n’avait adressé aucun mot jusqu’ici, mais son visage se fendit d’un sourire malsain avant de bafouiller quelques mots à Solenne qui se tenait prêt de sa sœur.

_ Oulah, mais que tu es bien jolie ma petite ! Tu ne la lâches pas ta sœur, hein.

Il se mit à éclater de rire avant de continuer, rappelé à l’ordre par la voix du passager assis à l’avant du véhicule.

_ Oui, on en a fini, j’arrive ! lui avait-il répondu. Tu ne faisais pas partie du voyage, mais je ne peux me résoudre à te laisser là, aboya Loris en attrapant Solenne par les cheveux.

Tandis qu’il soulevait le corps de Manon pour la jeter à son tour dans la camionnette, Solenne tenta d’appeler son père à l’aide. Cependant, comme dans son rêve, celui-ci ne répondit pas parce qu’à des centaines de kilomètres de là, Paskhal s’était lui aussi effondré en même temps que sa femme. Loris se dirigea alors droit vers Solenne pour lui asséner une gifle si forte que la mâchoire de la jeune fille craqua sous la violence du geste. Solenne fut projetée contre la paroi métallique du véhicule et le choc finit par l’assommer à son tour.

La camionnette s’en alla ensuite en trombe, croisant trop tard la voiture des Bauthmy. Ils avaient accouru à la suite des craintes qu’avait ressenties Zaven en s’inquiétant pour son âme sœur. Si l’espion avait bloqué les nombreux appels à l’aide des filles, Solenne avait tout de même réussi à envoyer un message dans le telsman de Zaven avant de s’évanouir.

Le télépathe devait être sacrément débordé par les évènements pour commettre cette erreur et permettre à Solenne d’appeler à l’aide. Grâce à cela, elle avait réussi à transmettre le prénom de son agresseur, Loris. C’était le seul message qui avait réussi à passer, uniquement ce prénom. Une partie des paroles d’Hestia ne serait donc pas perdue. Ensuite plus rien, Solenne et Manon étaient sorties de leur radar à tous et personne ne sentaient la présence de leurs amulettes. Elles étaient comme coupées du monde. Les deux sœurs étaient maintenant seules pour affronter l’avenir.