Si rien n’avait changé du côté des enfants, qu’ils jouaient ensemble comme s’ils se connaissaient depuis toujours, le don du langage commun facilita considérablement les échanges entre les adultes des deux tribus. Ils se frottaient à la nouveauté, curieux les uns des autres. Les Jorsel découvraient le mélange de sensibilité non dénué de finesse des Karnéï et leur tempérament entier, sans détour.
La cérémonie du partage avait fait de ces deux peuples des frères et des sœurs, lissant leurs traits jusqu’à une ressemblance frappante.
Les communautés ne souhaitaient pas quitter les Falaises dans l’immédiat, car le temps des accouchements approchait. Chacun gardait à l’esprit qu’il faudrait tôt ou tard rejoindre une nouvelle place pour la sécurité de tous, mais le temps était provisoirement suspendu. Tous décidèrent de rassembler leurs deux camps en un seul lieu pour faciliter l’entraide.
Les techniques de taille des pierres, tissage, choix des minéraux pour les outils, choix des végétaux lors des cueillettes, les habitudes de fabrication pour les habitations, et même les activités quotidiennes, si ordinaires pour les uns, étaient expliquées, enseignées, échangées à la demande intriguée des autres. Les Cervidés étaient plus spirituels, les Caprins plus fantasques, mais les affinités étaient grandes entre les deux peuples qui apprenaient aussi à se côtoyer plus intimement.
Ainsi Trella avait soigné Yanor, l’un des Karnéï empoisonnés, et s’était attachée à lui. Ses sentiments restaient dissimulés, non par honte, mais parce qu’elle était tout à fait capable de les contenir si les circonstances ne s’y prêtaient pas. Yanor, lui, était un Caprin. Ses sentiments étaient fougueux et il n’avait laissé aucune distance s’installer entre eux. Trella s’en était aperçue assez tôt, ce qui l’avait comblée de joie. Elle n’avait cependant pas souhaité en parler à sa mère ni à Yana, par pudeur autant que par l’idée qu’il fallait différer ses sentiments, devant les décisions à prendre pour la survie de tous. À chaque rencontre, Yanor avait cependant fait en sorte de laisser un témoignage manifeste de son affection, auquel Trella avait répondu, en dépit de son désir de discrétion.
Yana poursuivait ses échanges avec Yorg l’ancien, elle voulait aussi apprendre ce que les Karnéï savaient des origines de sa mère, mais hélas, personne parmi eux ne pouvait lui en révéler plus. On se souvenait du Jorsel Joris et de son séjour parmi eux, mais c’était tout. Yana renonça provisoirement à explorer cette question.
Les échos concernant le Peuple du Fleuve intriguèrent beaucoup Yorg. D’après ce qu’il en savait, le Peuple Loutre vivait le long du fleuve, mais ne cherchait pas à nouer des liens avec d’autres personnes, ce que Yana soupçonnait déjà.
Comme les Karnéï s’étaient bien remis et n’avaient plus besoin de soins constants, Yana reprit ses activités ordinaires, et son goût pour la solitude la retrouva. Elle passait de longues heures à herboriser, peaufinant son art du songe, elle était à présent capable de se projeter auprès d’Arok dans la famille des Singes sans qu’on le devine ; son corps continuait ses activités en cours, comme si de rien n’était, mais son esprit vagabondait à l’abri d’une roche abrupte, dans un campement où elle apprenait les glyphes avec les mains d’un enfant. Elle se donnait beaucoup de mal pour les reproduire par elle-même et voulait maîtriser ce nouveau langage. Elle tenta de trouver les pigments utilisés par les Singes. Yorg lui indiqua les minéraux colorants qu’il connaissait, puis elle compléta sa palette en trouvant des plantes tinctoriales pour les peintures éphémères, au plus proche des couleurs issues de la roche, qu’elle aurait cependant préféré utiliser, car, d’après les Singes, elles tenaient à travers le temps. Malheureusement, il n’y en avait pas beaucoup dans les environs, à part le blanc de craie des pierres calcaires, et du noir qu’elle put se fabriquer avec la fumée d’un feu. Yana imita en secret les dessins d’Arok et son trait gagna en assurance à force de s’entraîner .
La nuit, il lui arrivait encore de se rendre auprès d’Arok, car il dormait contre sa mère et cette sensation partagée avec l’enfant était celle dont Yana avait besoin pour dormir à son tour avec quiétude.
***
Chez les femmes karnéï et jorsel, qui avaient à peu près les mêmes cycles, les grossesses étaient à terme. Cinq femmes gravides chez les Jorsel, trois chez les Karnéï. La Sestre des herbes veillait sur chacune, c’était son grand pouvoir d’accompagner les accouchements. Ce n’était pas un vain pouvoir, car depuis que les cervidés des Jorsel s’étaient redressés sur deux pieds, les femmes avaient de plus en plus de mal à faire descendre les nouveau-nés par le bassin, il en était de même pour celles du Clan du Karnéios. Et la Lune Verte leur jouait encore d’autres tours sinistres, lorsque certains enfants naissaient malformés.
Quelques années avant, un enfant était sorti avec des sabots de cervidés à la place des pieds, mais il n’avait pas survécu. La Mère des Coutumes avait expliqué que la Harde n’était si humaine que depuis peu de temps, et qu’une période pas si lointaine avait vu cohabiter des Jorsel d’une grande diversité d’états entre l’animal et l’humain. Il y avait donc ponctuellement des naissances d’enfants avec des parties animales, mais on n’avait plus vu depuis très longtemps des enfants sans conscience humaine. Avec la bipédie qui avait surgi dans la morphologie des Jorsel en quelques générations, de nombreux accouchements engageaient la vie de la mère et de l’enfant, mais la Sestre des Herbes savait comment atténuer les douleurs, comment protéger les mères et les enfants.
L’inquiétude était dans tous les esprits cependant : comment allaient naître les enfants après le long voyage, après l’empoisonnement ? C’était une responsabilité que Yana ressentait de manière accrue. N’avait-elle pas jeté les Jorsel sur le Fleuve, malgré des avertissements de la Mère ?
Entre les inquiétudes et les travaux à accomplir, elle poursuivait ses recherches, s’obsédait pour les glyphes, retrouvait Arok en apprentissage, formait avec lui encore et toujours les glyphes qu’elle connaissait déjà. Avide d’apprendre elle s’impatientait. Cela n’allait pas assez vite et elle se sentait entravée de ne pouvoir communiquer ses propres questions.
Un jour que la situation lui imposait une fois de trop l’inaction, et supportant d’autant moins que son impuissance s’étende à ses visions, Yana fut tentée de brusquer un peu les choses. En utilisant toute la force de son esprit, elle essaya de pousser Arok à demander des explications à propos de ces signes obscurs sur lesquels elle butait. Et Arok, figé par la surprise, se laissa faire. Les mots étrangers à sa conscience sortirent de sa bouche :
— Pourquoi le signe « U » écrit seul signifie-t-il « la mère », tandis que lorsqu’il est associé à cet autre signe, « Ru », il change complètement de signification et devient « la communauté » ?
— C’est très bien, Arok, lui répondit son père. Tu commences à comprendre qu’un signe fait partie d’un tout et qu’en fonction de sa place dans la séquence, le sens en sera changé. Cependant, le signe seul conservera toujours un lien avec le sens général du groupe de signes. Par exemple, il est normal que « la mère » devienne le centre de l’expression « communauté », car elle en est le fondement. Une communauté est toujours un enfant de la Grande Mère.
Yana exultait. Enfin, elle pouvait agir, avancer dans son apprentissage.
Les fois suivantes, Yana prit encore l’initiative des questions et découvrit ainsi qu’elle pouvait imposer sa volonté à Arok non seulement pour ses paroles, mais aussi pour ses déplacements et l’objet de ses regards. L’excitation ressentie fut cependant tempérée par le trouble du garçon de perdre la maîtrise de ses propres gestes, dont Yana finit par s’apercevoir. Elle fut après cela un peu honteuse de prendre possession d’Arok de cette manière, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Malgré ses avancées dans la connaissance des glyphes, les jours épuisaient Yana par l’attente inquiète des naissances à venir. Les nuits ne l’apaisaient pas davantage, car elles étaient peuplées de rêves anxieux, ravivant sa déchirure profonde liée à la mort de sa mère disparue, peu après sa naissance, dans un brutal mouvement de terrain. Ce qu’elle en savait lui avait été raconté lorsqu’elle était enfant par son père, des souvenirs douloureux qu’elle avait pris l’habitude d’écarter de sa conscience.
Les veines de la terre et les lueurs vertes de la Lune infusaient des pensées sombres. Chacun sentait les soubresauts de la magie et sa violence destructrice latente. La Lune Verte appelait les Humains à trouver un refuge, nul ne se sentait en sécurité sur les Falaises. Mais les naissances approchaient et l’appréhension n’allait pas empêcher les mauvaises choses de se produire.
Les jours qui suivirent le confirmèrent. À la tombée de la nuit, deux des femmes du Karnéios avaient présenté les signes annonciateurs des accouchements, et les enfants se présentaient mal, car, si les mères avaient survécu à l’empoisonnement, chez leur enfant à naître aussi, le poison avait frappé. Aucun des deux petits n’avait pu respirer après sa naissance en dépit de tous les soins de La Sestre des Herbes.
Yana et Trella avaient accompagné les mères dans le tissage de linceuls brodés, Trella s’était acquittée de sa tâche en silence, le visage gris et dévasté de larmes. Yana en avait été bouleversée, elle avait revécu en imagination l’engloutissement terrifiant de l’être qui lui avait fait défaut toute son enfance. Elle avait vu sa mère, figure imaginaire brune aux bois blancs, descendre dans les profondeurs sans un cri ni un murmure, dans un grand soulèvement de poussière et être avalée.
Puis on avait procédé aux rites d’inhumation pour les petits corps. Tandis que Yana observait avec le cœur anxieux les deux mères en deuil s’accrochant l’une à l’autre qui partageaient intimement leurs souffrances, quelque chose attira son attention. Il émanait d’elles une vibration que ses bois pouvaient percevoir, et qui lui causait à la fois un serrement de cœur et un intense apaisement. L’angoisse de Yana et les douloureux souvenirs de sa perte semblaient s’estomper en partageant la peine des deux femmes. Elle pouvait sentir une force de l’ordre du Ta’ar Yàna, ce qui l’étonna, car dans cette force, la Lune n’était pour rien.
***
— Mes filles, je vous demande de prendre soin de l’accouchement de Jora, il ne présente pas de difficultés, car je dois vous laisser vous en occuper et me consacrer entièrement à Alinor des Karnéï, une naissance qui s’annonce périlleuse. Yana, aide Trella, je t’en prie. Elle a déjà pratiqué des accouchements, mais il vaut mieux être deux.
De nouveau, les signes annonciateurs d’une naissance s’étaient manifestés chez deux femmes, une Caprine et une Cervidée, mais simultanément cette fois. C’était trop de travail pour la seule Sestre. Si Trella avait une petite expérience, Yana, plus jeune, n’en avait aucune et avait manifesté peu d’attirance pour l’affaire. Néanmoins elle accepta pour offrir un soutien et rassurer tout le monde.
Jora au ventre proéminent s’était accroupie, c’était la position qui la faisait le moins souffrir. Yana pouvait sentir chez la jeune femme les contractions de la matrice, sous la peau, et entendre les petites pulsations. Les battements de cœur de la mère de l’enfant à naître et de Trella se mêlèrent au martèlement de sa propre poitrine, comme une musique rythmée qui s’empara de son esprit.
Une vision s’imposa à elle, l’image d’une femme lui était apparue : une autre parturiente prit la place de Jora, jeune, son visage était tordu par la douleur, ses bois étaient épanouis, mais Yana pouvait reconnaître la Sestre.
— Elle donne naissance à Trella, se dit Yana.
Tandis que dans sa vision la Sestre criait, et que l’enfant commençait à sortir du bas de son ventre, rougi par le sang, la conscience de Yana plongea dans la petite vie jaillissant d’entre les jambes de la Sestre, mais réalisa soudain que cet être que la mère mettait au monde n’était pas Trella.
Alors Jora émit deux cris profonds et rauques qui provenaient du cœur de son ventre. C’est à ce moment précis qu’elle expulsa son enfant dans un flot d’énergie inouï, libérant une force dépassant de loin ce que Yana avait jamais pu expérimenter. Le Lien qui se créait entre la mère et l’enfant était un Lien puissant, le Ta’ar Yàna presque pur, la force cosmique du don de la vie.
— Yana, ce n’est pas le moment de rêver !
Trella lui remit l’enfant et trancha le cordon avec un couteau fait des bois de la première accoucheuse Jorsel. Yana encore troublée par ce que la Lune lui avait montré assista son amie du mieux qu’elle put. Trella souleva le nouveau-né par les pieds, et ce jeune Jorsel poussa un vagissement qui rassura autant la mère que les accoucheuses. Il avait forme parfaitement humaine.
Le plus difficile était fait. Trella se rinça soigneusement les bras, Yana couvrit le bébé et le coucha près de Jora. Toutes trois étaient soulagées et heureuses. Yana ferma les yeux et fit un moment l’obscurité pour accueillir une nouvelle vision. Un glyphe rouge qu’elle n’avait jamais vu lui apparut, il représentait ce moment précis où la mère et l’enfant se dissociaient dans le monde : quelques traits figuraient deux cervidées entourant une mère qui accouchait. Elle le reproduisit dès qu’elle le put sur l’écorce claire et lisse qu’elle transportait toujours avec elle, ainsi que ses pigments.
La même semaine, les deux jeunes femmes accompagnèrent encore les autres mères dans leur délivrance, aidant la Sestre dans ce travail. Les accouchements aboutirent tous à une heureuse conclusion, mais l’état de santé des nourrissons était encore précaire. Il fallait surveiller la santé des mères et la qualité de l’allaitement.
***
Tout persistait à être source de souci. Pour le confirmer, le vent s’était mis à souffler violemment au point que les tentes dressées ne suffisaient plus, il fallait des huttes plus solides, semi-enterrées. Cela occupait tous les bras. Le sable était soulevé par les rafales, les feux extérieurs devenaient dangereux en risquant de porter la flamme sur les abris ou les enfants. Les écorces tressées s’envolaient. Rien de ce que les Jorsel savaient faire ne permettait d’affronter efficacement ces intempéries.
Yana se sentait de nouveau le centre des regards inquiets, tous se tournaient vers elle pour qu’elle mette un terme à cette cascade de problèmes. Pourquoi ces deux communautés avaient-elles été guidées jusque là ? Le mystère des Falaises restait entier. Il avait cessé d’être la préoccupation principale ces derniers temps, mais on s’en souciait assez pour poursuivre les explorations méthodiques des lieux, car quelque chose d’important y était caché, chacun pouvait le sentir.
Plus elle était anxieuse, tourmentée de ne pas réussir à correctement guider les deux communautés, moins elle parvenait à se concentrer sur les visions que voulait bien lui envoyer la Lune Verte. Yana évitait aussi Trella depuis les accouchements, sans trop en comprendre la raison. Elle s’échappait le plus possible, une fois les tâches obligatoires achevées.
Trella vint cependant lui parler :
— Yana, es-tu toujours mon amie ?
Elle avait dit cette phrase avec une voix assourdie.
— Tu sembles perpétuellement fâchée. Nous ne nous parlons plus comme avant, tu sembles n’avoir plus de temps à me consacrer, poursuivit-elle.
— J’ai conscience d’être un peu distante, mais c’est que j’essaie d’en savoir plus sur les glyphes que les Singes utilisent. J’ai l’impression que cette seule chose est urgente, qu’elle dépend de moi et de moi seule. J’en ressors épuisée. Figure-toi que cela me demande beaucoup de force d’influencer mon hôte et le pousser à agir selon mes besoins.
Interprétant ce flot de paroles soudain comme une invitation, la jeune fille s’assit.
Yana lui raconta que depuis cette découverte elle multipliait ses visites chez les Singes, elle voulait savoir jusqu’à quel point elle pouvait guider son hôte, tout en prenant garde à ne pas être trop envahissante auprès d’Arok.
— Bien sûr, certains Singes rappellent les Jorsel, mais leur façon de voir les choses est très différente de la nôtre. Ils ne semblent pas issus de la magie de la Lune, ils sont devenus ainsi par une lente évolution où chacun de son côté s’exerce et expérimente des choses. Là où les Jorsel attendent que la Lune les guide, les Singes procèdent par essais, savent qu’ils peuvent échouer, imaginent des réponses.
Trella était restée silencieuse. Mais après ce développement elle s’insurgea.
— Tu ne sembles plus te soucier de nous, si tu restes à l’écart c’est pour te projeter dans un autre monde. Mais tu dois penser aux autres, ceux qui sont sous ta responsabilité, ton peuple. Il n’y a pas que les Singes, Yana !
— Si, Trella, les Singes sont tout. Nous sommes arrivés près de ces Falaises et nous attendons que quelque chose se produise. Il se trouve que je rêve des Singes et les Karnéï les connaissent depuis longtemps. Ce peuple détient un secret qu’il nous faut découvrir si nous voulons survivre, les Karnéï, qui ont été attirés ici, tout comme nous, les Jorsel, avons été attirés. Tout le monde peut sentir un bouleversement à venir, nous sommes terrifiés. Je dois en savoir le plus possible et cela dépend de moi.
— Tu dois surtout rester près de ton peuple et le guider.
Les mots de Trella, quoique dits avec douceur, la blessèrent au cœur, ils résonnèrent comme les paroles de Naroun dans la pénombre du terrier.
— Je ne puis savoir comment agir. Je ne suis pas un Père des mémoires !
— Tu l’es devenue que tu le veuilles ou non, le jour où tu nous as guidés ici.
Le lendemain, la pluie se déversa sans limites. Aucun feu ne résista à son assaut. Yana gardait sur le cœur sa conversation de la veille. Elle s’échappa.
***
Lorsqu’elle rejoignit Arok, il régnait aux abris une excitation inaccoutumée. Les hommes allaient « revenir », un écho qui ricochait sur les parois de calcaire et dans les cœurs. Yana reçut ces émotions et les partagea autant par sympathie que par désir d’échapper aux tensions ambiantes du campement des Jorsel. Toute légère, elle accompagna le garçon dans les préparatifs de la tribu — on cuisinait une soupe spéciale pour laquelle on avait puisé les plus gros tubercules des réserves et cueilli spécialement des herbes parfumées — Yana les connaissait déjà très bien puisque les Jorsel les ramassaient aussi. Arok participa à la collecte et à l’élaboration du plat. Yana observa donc en détail les procédés de la préparation. Elle parvenait de mieux en mieux à infléchir les actions du jeune Arok, afin de le faire agir ou aller où il lui semblait opportun — rien ne lui échappait, pensa-t-elle.
Soudain, un embarras de voix adultes se fit entendre, quelque chose d’important et d’excitant s’était produit, mais Arok n’en savait pas plus. Les événements s’enchaînèrent très vite. Les hommes venaient d’arriver et leur butin semblait grandement satisfaire le groupe. Le corps sans vie d’un renne était couché sur le flanc ventre ouvert. Les bois développés, ramure vaincue de la dépouille, furent les premiers éléments qui frappèrent sa vue.
À quelques mètres, on s’activait avec des outils. Yana ne pouvait à cet instant concevoir toute l’horreur qu’elle ressentait. Les sagaies teintées de rouge, adossées à la paroi de l’abri, avaient été entourées de fleurs en guirlandes, de petits monticules fumaient à leur base, répandant une odeur boisée agréable. Les sourires sur chaque visage contrastaient tragiquement avec le corps sacrifié du cervidé. Elle suivit des yeux un morceau de chair sanguinolente apporté près du feu qui vint compléter le repas de fête que les Singes allaient consommer. Son cœur s’emballa.
C’en était trop pour son esprit, qui céda. Elle hurla et Arok plein de larmes hurla avec elle. Tous se tournèrent vers lui. Yana s’évanouit.
Elle se trouva recroquevillée contre la falaise, tremblante. Elle soutenait avec peine ce qu’elle avait vu, sa douleur comprimait toute sa poitrine. Elle hurla de nouveau, mais c’est sa voix qu’elle entendit — et celle de tous les cervidés avec elle — le brame des Jorsel jaillit de sa gorge.
Comme elle s’était évanouie de nouveau, elle ne vit pas arriver Trella, et d’autres, alertés par son cri de désespoir. La mer avait tant reculé que l’entrée d’une caverne était apparue non loin de l’endroit où elle se tenait.