Chapitre 10 - Sous-entendus

Les achats indispensables expédiés, Châny proposa de pousser jusqu’au cirque de la Cascade. Ils venaient de partager un moment d’intense émotion et si aucun n’osait l’avouer, ils en étaient encore profondément bouleversés. Même Blair demeurait étrangement silencieux. Ce lieu apaisant les détournerait un temps des inévitables questions. Ils empruntèrent un chemin étroit au nord de Karnak serpentant au pied de la Montagne. Un puissant jet d’eau crevait l’un des sommets, un jet capable d’atteindre les cinquante toises mais qui, plus généralement, n’en dépassait pas sept. Personne à ce jour n’était parvenu à percer le mystère de ce phénomène. L’eau retombait en chute vertigineuse pour donner naissance à Eka et Okï, les deux rivières qui sillonnaient l’île, l’une vers le levant, l’autre vers le couchant. Eka descendait ensuite jusqu’au plateau où elle s’écoulait paresseusement jusqu’à la falaise, avant de s’abîmer dans la mer non loin de Lajo. Okï poursuivait son cheminement sur le flanc nord de l’île contournant la Montagne pour s’égayer dans les basses terres.

Les embruns annoncèrent la cascade bien avant que leurs yeux ne la contemplent. Elle se dévoila bientôt au détour du sentier.

• J’oublie toujours à quel point elle est impressionnante, murmura Till.
• J’aime cet endroit, répondit Châny, il s’en dégage une atmosphère particulière. J’y viens pour réfléchir, écouter parfois la musique de l’eau lorsque le vent s’assoupit.
• Ce qui n’arrive pas souvent, commenta Naëlle. Le vent et l’île, c’est une vieille histoire.
• Moi, j’adore le vent, dit Blair. Le vent, c’est la force en mouvement. Une journée sans vent est aussi palpitante qu’un livre sans image.
• Blair apprécie les ouvrages techniques, expliqua Châny, c’est un passionné de construction et de mécanique. Il te montrera peut-être un jour ses dessins et ses maquettes. Il a un sacré coup de crayon.

Tout en discutant, ils descendirent le raidillon conduisant au bord d’une immense vasque creusée dans le rocher. Les rives, marquées de profondes entailles, donnaient naissance à tout un réseau de rigoles qui serpentaient avant de se rassembler au débouché du cirque. Le vent était tombé :

• Si on fait un vœu que l’écho renvoie trois fois, le vœu sera exaucé, dit Blair. En tous cas, c’est ce qu’on raconte.
• Ne me dis pas que tu crois à ces bêtises, répondit vivement Naëlle.
• Écoutez ! Vous entendez ? coupa Châny avant que la discussion ne dérape.

Les tonalités graves et puissantes de la cascade répondaient aux notes légères des gouttelettes ricochant sur les cailloux. L’écho modulait les variations, le gargouillis des ruisseaux s’éparpillant dans les rides profondes de la roche liait la mélodie.

• Nous avons beaucoup de chance, dit Châny. On ne l’entend pas toujours aussi bien. C’est beau, non ?

Ils acquiescèrent en silence. Till n’avait jamais rien entendu d’aussi étrange. L’harmonie était parfaite. Parfaite jusqu’à ce qu’un cri dissonant brise le charme. Thiya ? Elle craillait en décrivant de larges cercles au-dessus de leur tête. Pourquoi ne les rejoignait-elle pas ? Till n’eut pas le temps d’approfondir sa réflexion qu’une pluie de cailloux s’abattait sur leurs têtes, les forçant à trouver refuge à l’abri d’un bosquet.

• Qu’est-ce que c’est ça ? s’irrita Blair.

Des rires moqueurs répondirent à sa question tandis qu’une nouvelle averse de pierres venait s’écraser à l’emplacement tout juste déserté.

• C’est Sven et sa bande, répondit Till. Il a dû nous apercevoir quand on sortait du village. Il nous aura suivis.
• T’as de drôles de fréquentations, dis donc, commenta Blair.
• J’ai pas « ces » fréquentations. C’est juste une bande de trolls.
• Bon. Tu me rassures, on va pouvoir s’amuser un peu, j’ai toujours rêvé d’affronter des trolls.

Leurs silhouettes se découpaient à contre-jour au sommet du raidillon emprunté quelques instants plus tôt. Ils étaient cinq, déployés en éventail pour barrer le sentier.

• On est coincé, constata Till.

En effet, la seule autre issue était la rivière qui empruntait un étroit défilé à la sortie du cirque. Autant ne pas y penser.

• Qu’est-ce qu’ils nous veulent, s’inquiéta Châny.
• Si je le savais, soupira Till. Me traquer, ça les amuse. C’est un jeu pour eux.
• Drôles de jeux, s’étonna Naëlle.
• Mouai ! Ben moi, j’aime pas être coincé, trancha Blair en observant les alentours. J’vais pas attendre le bon plaisir de ces fesses de troll.
• Je viens avec toi, dit Naëlle, il n’est pas question que tu t’amuses tout seul. Vous autres, vous les occupez !

Il n’y avait pas à discuter. Blair et Naëlle se faufilèrent jusqu’au pied d’un escarpement qu’ils entreprirent de gravir. Till et Châny avait bien anticipé la manœuvre : prendre les trolls à revers.

• Je crois qu’il serait bon de leur donner une petite leçon, dit Châny, Blair sait être un professeur persuasif.

Till sourit, haussa les épaules en signe d’accord et apostropha Sven pour détourner l’attention :

• Toujours aussi courageux à ce que je vois ! Pourquoi tu descendrais pas ?
• Tu me prends pour un idiot ? Je sais qu’t’es pas tout seul, et t’as intérêt de dire à ton corbac de malheur de se tenir loin de nous s’il ne veut pas prendre une prune !
• T’as peur d’un oiseau ?
• J’ai peur de rien ! Ni d’un corbac, ni d’une bouffonnerie de la nature de ton espèce ! Franchement les gars, ajouta-t-il en riant à l’adresse de ses acolytes, y croit qu’on a peur ! T’es un comique, bouffon ?
• Bon j’ai compris, répondit Till. On va s’en tenir à la courtoisie d’usage, il ne faudrait pas risquer de rompre avec les vieilles habitudes. Alors, on fait quoi maintenant ? T’es venu là, tu as bien une idée derrière la tête ? Tu t’es pas déplacé juste pour faire causette ?
• Je vois que t’es monté en graine ! C’est d’avoir de nouveaux amis qui te donne cette assurance ? D’habitude tu détales plus vite qu’un lapin… Oh !Oh ! Oh ! Mais que je suis bête ! T’es coincé !

Les autres, en retrait, commentèrent en ricanant. Till n’y prêta pas attention, gagner du temps était son unique préoccupation :

• Regarde ! Je m’avance. Je suis seul. Allez, vient qu’on règle cette histoire une bonne fois pour toute !

Sans quitter Sven et ses sbires des yeux, Till gagna prudemment le pied du raidillon. Thiya tournoyait, aux aguets.

• Voilà, je suis là ! Coincé, comme tu dis ! On fait quoi maintenant ?

Sven l’ignora et lança à l’adresse de ses amis :

• Qu’est-ce que vous attendez pour vous montrer ?
• Laisse-les en dehors de ça !

Sven daigna enfin abaisser son regard sur Till. Un regard froid, dur, imprégné d’une haine féroce où se mêlaient tout à la fois sauvagerie, dégoût et triomphe. Till eut la sensation de prendre un coup de poing au creux du ventre et recula instinctivement, le souffle coupé.

Il ne s’agissait plus simplement de l’effrayer, l’autre ne jouait pas, il voulait en découdre. Mais pourquoi ? Qu’avait-il bien pu faire ou ne pas faire d’ailleurs ? Qu’est-ce qui pouvait justifier cette agressivité ! Rien ! En tout cas, rien de sérieux à sa connaissance. Sven était fou, aucune autre explication sensée n’était possible. Il était fou et il désirait sa mort.

Un sourire narquois étira la lèvre supérieure de Sven : le message était passé. Il se recomposa aussitôt un visage aimable avant de reporter son attention sur le bosquet :

• Est-ce que vous avez bien compris à qui vous avez à faire ?
• Nous le savons parfaitement, répondit Châny venant se placer à la droite de Till.
• Vraiment ? Vous savez qui il est ?
• C’est notre ami.
• Oh, des amis. Vous entendez, les gars, le bouffon a des amis maintenant ! Ça c’est une première. Vous êtes courageux, ou complètement stupides. Je pencherais pour la seconde hypothèse.
• Tu es libre de pencher mais fait attention à ne pas tomber !

Sven foudroya du regard ses comparses qui n’avaient pu s’empêcher de ricaner bêtement.

• Un guignol ! Un bouffon et un guignol ! Belle paire d’esbrouffes, les autres sont de la même veine ?
• Les autres sont plein de surprises.
• Et ils veulent pas montrer leurs bonnes faces ?
• Ils hésitent, tu ne leur sembles pas très accommodant.
• Moi, je ne suis pas accommodant ! C’est mal me connaître. Bon, on va attendre qu’ils se décident. On peut discuter en attendant.
• C’est ça, répondit Till, discutons.
• Une question, bouffon, tes amis ont-ils déjà eu la malchance de rencontrer ta soi-disant mère, la soi-disant guérisseuse ?
• Bien sûr, nous avons rencontré Elhyane, répondit Châny sans se démonter.

Sven secoua la tête :

• Mauvaise idée ! Elle parle. Elle parle beaucoup la soi-disant guérisseuse, elle vous entortille avec ses mots, et après vous êtes plus capable de penser par vous-même. C’est du poison qu’elle glisse dans vos oreilles et puis, pfft, vous êtes mort.
• Je ne comprends vraiment rien à ce que tu racontes, soit plus clair, répondit Châny.
• Vous devriez vous méfier, poursuivit Sven, à votre place je vérifierais ce qu’elle met dans mon assiette, c’est un conseil que j’vous donne. Il y a des fréquentations à éviter, elles peuvent vous apporter que des malheurs.
• Qu’est-ce que tu insinues ? hurla Till qui tremblait de colère.
• J’ai rien contre vous, poursuivit Sven s’adressant toujours à Châny, tu peux dire aux autres de sortir, on vous laissera passer.
• Nous partirons tous ensemble, affirma Châny.
• Non ! Le bouffon y reste. J’ai un message percutant à délivrer à sa soi-disant mère.
• Qu’est-ce que tu peux bien avoir à dire à ma mère ?
• Des choses. Tu sais pas tout de ta soi-disant mère. Non, tu ignores sa face obscure, ses sales petits secrets.
• De quoi tu parles ?
• Ah ! Te voilà subitement intéressé. On dirait que j’ai touché la corde sensible. Tu sens au fond de toi que j’ai raison. Hein, bouffon ?
• Je n’aime pas les sous-entendus.
• Tu veux du concret ? Alors, demande-lui, à ta soi-disant mère, de te parler d’Astrid !
• Et pourquoi tu vas pas lui en parler toi-même ? Hein ? T’as peur ! C’est ça, t’as peur de ma mère. Et t’as raison ! Parce que si elle te voit, elle te transformera en cornillard (1). Trouillard !

Sven faisait tourner dangereusement sa fronde. Ses amis s’interrogeaient à présent dubitatifs se demandant où il voulait en venir. Ce n’était pas ce qui était prévu au départ. Ils devaient juste faire peur au garçon, peut-être le bousculer un peu, histoire de s’amuser et de lui rappeler où était sa place. Là, la situation menaçait de déraper. Sven dut percevoir le changement d’humeur car il abaissa lentement le bras :

• Rappelle-lui bien que j’ai pas oublié et qu’un jour elle devra m’en rendre compte.
• Tes menaces ne m’impressionnent pas. Ce n’est que du vent, du crachin de serpent. Puisque t’as pas le courage de descendre ici, c’est moi qui vais monter !

Châny posa la main sur le bras de Till pour le retenir et répondit :

• Nous lui poserons la question.

Les compagnons de Sven s’agitaient à présent. Ils ne voulaient pas risquer des cabosses pour une histoire qui ne les concernait pas. Eux, ils n’avaient rien contre la guérisseuse et les parents les disputeraient s’ils en étaient avertis. Et ils le seraient si Sven mettait ses menaces à exécution. Blair et Naëlle surgissant de derrière les rochers achevèrent de les convaincre.

Sven comprit le danger, il savait reconnaître le moment où céder le terrain. Dans un élan un peu brouillon, la bande déguerpit sans demander son reste.

• Déjà ! s’écria Blair, mais on n’a pas eu le temps de faire connaissance ! Vous ne voulez pas discuter encore un peu, dit-il en frappant le sol avec une lourde branche.
• Tu vois, commenta Naëlle, je te l’avais dit que la communication, c’était pas leur truc. Maintenant, avec tes gros bras, tu les as effrayés, les pauvres biquets !
• Comment ça effrayés ! s’exclama Blair d’un ton outrageusement surpris. Eh ! Vous autres ! Attendez-moi ! Il y a méprise !

Et il partit à leur poursuite en sautant comme un cabri qui poursuivrait une meute de loups. Mais les fuyards avaient pris une certaine avance. Avant de disparaître, Sven se retourna, ajusta sa fronde en direction du ciel et tira. Il y eut un léger choc, un ultime battement d’ailes et Thiya chuta lourdement :

• N’oublie pas, bouffon, Sven règle toujours ses comptes !

1. Cornillard : crapaud à carapace noire.