Le petit village semblait désert et inhabité. Pourtant, dans les maisons de bois, trempées par la pluie qui ruisselait sur leurs toits, on pouvait apercevoir de la lumière, signe de vie, comme un phare pour les personnes à l'extérieur, sous l'orage. Dans chacune des maisons s'était réfugiée une famille ou du moins, ce qu'il pouvait en rester. Même si les lumières provenaient de feux brûlant dans l'âtre d'une cheminée, les pauvres habitants tremblaient malgré tout de froid. Ceci dû au fait que les maisons étaient très mal isolées : le vent s'engouffrait par le moindre interstice et les gouttes de pluie traversaient le plafond pour atterrir avec monotonie sur le plancher moisi.
C'est dans une de ces maisons miteuses que Kim, allongée sur une paillasse, n'avait toujours pas repris connaissance. À ses côtés se trouvait un jeune garçon qui avait presque son âge, peut-être un ou deux ans de moins qu'elle. L'état du village dans lequel il se trouvait se reflétait sur tout son corps. Il grelottait de froid, des frissons le parcouraient tout entier. Il était assez maigre pour que l'on aperçoive ses côtes saillir à travers son buste. Il n'était habillé que d'un pantalon de toile grisé, presque noirci par la saleté. Ses pieds étaient recouverts de boue et son visage, ses ongles ainsi que son buste étaient quant à eux partiellement couverts de poussière - sûrement de la boue séchée. Malgré tout le malheur que ce portrait pouvait offrir, le jeune garçon avait la tête recouverte de belles boucles blondes, seule partie de son corps qui était encore assez propre au point de presque resplendir dans le clair-obscur procuré par le feu de la cheminée. Et ses cheveux n'étaient pas la seule chose brillante qu'il possédait. De l'un de ses parents, il avait hérité d’yeux bleus clairs, perçants, qui auraient pu briller dans la nuit comme ceux d'un chat.
C'est à ce moment-là que Kim ouvrit lentement les yeux. Elle ne vit rien d'abord, une sorte de voile noir couvrant son regard. Elle voulut s'asseoir, mais une main la fit se rallonger.
- Tu ne devrais pas te lever tout de suite, dit une voix, tu viens juste de te réveiller, tu n'as pas récupéré encore toutes tes forces.
Le temps que la voix finisse de parler, Kim avait recouvré la vue et voyait à présent son interlocuteur, ainsi que l'endroit où elle se trouvait. Elle était allongée dans un coin de la maison, le garçon agenouillé à sa droite. Derrière lui se trouvait la porte d'entrée qui semblait étrangement penchée. Droit devant elle, Kim pouvait apercevoir le feu, dont elle percevait un peu de chaleur. Il n'y avait aucun autre « meuble » que la paillasse de Kim dans l'unique pièce de la maisonnette. Le reste du sol en bois était d’ailleurs imbibé d'eau à cause des infiltrations qui gouttaient du plafond. La seule source de lumière étant le feu, Kim ne voyait pas très bien le visage de celui qui l'avait recueillie. Malgré l'avertissement, la jeune fille s'assit et essaya de se remémorer ce qui s'était passé. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Et qui était l'étranger qui avait veillé sur elle ? Était-il un ami ou un ennemi ?
- Qui est-tu ? se décida-t-elle enfin à demander.
- Je m'appelle Ëdän, mais tout le monde m'appelle Ëdy. C'est moi qui t'ai ouvert la porte hier, avant que tu ne t’effondres par terre.
- Je dors depuis hier ? J'ai l'impression que ça ne fait que quelques minutes…
- Et pourtant, cela fait bien un jour que tu dors. Je commençais à me demander si tu allais te réveiller, déclara Ëdän, une lueur de soulagement dans ses yeux bleus.
- Où suis-je ? Dans quel pays ?
- Tu ne le sais pas ? C'est bizarre, notre royaume est relativement connu pourtant, ou du moins l'était… Tu te trouves dans le royaume Sërëzyr.
Sërëzyr ! Le grand royaume des cultures agricoles. Ici, tout n'était que champs à perte de vue. Les habitants étaient tous des fermiers. Enfants comme adultes cultivaient inlassablement, leur seule source d'argent provenant du commerce qu'ils faisaient, non seulement, avec les territoires frontaliers, mais aussi avec d'autres, beaucoup plus éloignés. Malheureusement, ici comme partout ailleurs, la Tulipe Noire avait fait des ravages. Depuis que la couleur de la fleur magique avait changé, la pluie n'avait cessé de tomber, inondant les champs de céréales et de fleurs, les potagers et les vergers, empêchant tout commerce et réduisant la population à la pauvreté. La nature paradisiaque avait disparu, le ciel bleu laissant la place à des nuages tristement gris, et la glèbe disparaissant sous la boue. Les maisons de bois, qui avait été étudiées pour être des fermes plus que des logis, ne servaient autrefois qu'à entreposer des vivres, manger et dormir. Or, le cataclysme de la Tulipe obligeait les habitants de Sërëzyr à s'abriter continuellement des ondées qui tombaient sans relâche à l'extérieur. Kim n’en croyait pas ses oreilles.
- Je suis donc dans Sërëzyr, le royaume agricole… Je n'aurais jamais envisagé d’être ici si tu ne me l'avais pas dit, soupira Kim.
- C'est vrai que c'est difficile de reconnaître notre beau royaume dans cet état !
Kim se rappelait petit à petit ce qui lui était arrivé. Elle se remémora d’abord le lac, puis son rêve, le sentiment de désespoir qui l’avait envahie lorsqu’elle était entrée dans Sërëzyr, l’inconnu venu la réconforter et enfin, le franchissement de la rivière. Elle était parvenue à contrôler sa bague. La destruction du lac ne comptait pas pour elle car c’était sa colère qui avait parlé, et non pas sa volonté. Elle reprit confiance en elle : il se pourrait bien qu’elle fût l’Henyët après tout. Elle s’adressa de nouveau à l’âme charitable qui l’avait abritée :
- Je m'appelle Kim Nalhyäj et viens de Toowaïyeff. Merci de m'avoir recueillie. Si je suis là au sec, c'est grâce à toi. Comment pourrais-je te remercier ?
- Et bien…Tu pourrais m’expliquer ce que tu faisais dehors, à bout de forces par exemple ? Pourquoi as-tu quitté ton royaume dans lequel n’importe qui aurait envie d’entrer ? Et qu’est-ce que c’est que cette bague étrange que tu portes ?
Kim leva sa main droite afin que tous deux l’observent. L'Ëynomrah, simple anneau, dégageait une aura étrange que n'importe qui, même un simple paysan, aurait pu percevoir. La jeune fille se demanda comment elle avait pu douter qu’elle fût magique. Loin d'être d'une couleur banale, toutes les nuances de l'arc-en-ciel passaient à tour de rôle sur l'anneau.
- Je n'ai jamais vu de bague aussi belle et envoutante ! s’exclama Edän. Où l'as-tu achetée ?
- Je ne l'ai pas achetée, je l'ai trouvée. Tu ne sais pas ce qu'elle signifie ?
- Et bien à part qu'elle ait l'air magique, non je ne vois pas.
Kim soupira. Ëdän était peut-être trop jeune pour avoir entendu parler de la bague ainsi que de l'Henyët. Dans ce cas, devait-elle vraiment lui dire qui elle était ? Ne risquait-on pas de les entendre de l'extérieur ? Parce qu'après tout, même si le vent soufflait dans la maison et la pluie tombait du toit, ne pouvait-on pas surprendre néanmoins leur conversation ?
- Ça ne va pas ? Tu as l'air soucieuse.
- Je suis l'Henyët, celle qui doit sauver le monde, lâcha brusquement Kim.
À la lueur vacillante des flammes, Kim vit la bouche d'Ëdän s'entrouvrir de surprise et ses yeux s’écarquiller, si bien qu'il en était presque effrayant. Elle aurait aussi pu jurer qu'il était encore plus pâle qu'il ne l'était déjà.
- Euh, Ëdy ? Ça va ? demanda Kim, inquiète devant l'état du garçon.
- Alors, c'est pour ça. C'est pour ça que tu es sortie de Toowaïyeff. Par contre, ça n’explique pas pourquoi tu es venue à Sërëzyr…
- C’est vrai. J'aurais besoin de ton aide. Je ne sais vraiment pas grand-chose sur ce que je dois faire. Je ne sais pas où est la Tulipe, je ne connais pas la géographie de ce monde et la bague que je possède à beau être magique, je n'ai aucune idée de comment l'utiliser. C'est pour cette raison que je cherche une personne qui pourrait m'aider.
Un air de fierté sur le visage apparut sur le visage d’Edän.
- Et cette personne, ce serait moi ?
- Désolée de te décevoir, mais non, répondit Kim en riant. Je dois trouver un grand savant qui se fait appeler l'Espace. Est-ce que tu le connais ? Et si oui, est-ce que tu saurais me conduire à lui ?
- Tu cherches l'Espace ? Mais bien sûr que je sais qui c'est ! Ne me dis pas que tu n'en as jamais entendu parler ?!
- Et bien…hum… comment dire… bafouilla Kim.
- D'accord, je vois, soupira Ëdän. Enfin on peut dire que tu es bien tombée.
Kim en fronça les sourcils
- Comment ça ?
- L'Espace que tu cherches se trouve dans un pays frontalier au mien. J'ai une barque pour t'y emmener si tu veux.
- C'est vrai ? Génial ! s'exclama Kim. Et tu pourrais m’y conduire quand ?
- Calme-toi ! Faut déjà que tu récupères tes forces, fit Ëdän en riant. Et puis, je dois te demander une chose.
- Quoi donc ?
- Emmène-moi avec toi. Je veux participer à ta quête, partir à l'aventure, quitter ce pays maudit où je ne fais rien à part attendre la mort.
- Te rends-tu compte que cette quête sera extrêmement dangereuse ? On va passer par des royaumes dévastés et à un moment, il y aura sûrement des ennemis à nos trousses. Tu veux quand même venir ?
- Oui. Aussi périlleuse que soit ta quête, tu es l'Henyët, je n'aurai donc sûrement pas grand-chose à craindre. Après tout, tu me dois une vie, conclut Ëdän avec un sourire malicieux.
Kim lui rendit son sourire, tout en pensant à ce qu'il venait de dire. Le protéger ? Comment ? Elle ne savait pas de quelle manière utiliser sa bague. Elle n'était pas magicienne. Elle n'eut pas plus le temps de se torturer l'esprit qu’Ëdän, qui s'était éloigné un instant, revenait vers elle avec un bol rempli d'un liquide chaud.
- Tiens, lui dit-il, ça t'aidera à te remettre d'aplomb.
- Qu'est-ce que c'est ?
- De la soupe. Tu as l'air affamée, alors je me suis dit que ça te ferait du bien. Ça remonte à quand la dernière fois que tu as mangé ? lui demanda Ëdän en lui tendant le bol.
- Je pourrais te demander la même chose. Je suis sûre que ça date moins que la dernière fois, où toi, tu as mangé à ta faim.
- Même si je ne mangeais pas à ma faim, je mangeais. Contrairement à toi, apparemment ! s'exclama Ëdän, en voyant Kim boire son bol à toute vitesse.
- Aah ! Ça fait du bien ! Merci pour le repas !
Kim reposa le bol vide à ses pieds. Elle avait repris des couleurs maintenant qu'elle avait quelque chose dans le ventre. Ça faisait bien deux jours qu'elle n'avait rien mangé. Pas étonnant qu'elle ait faim !
- Bon, maintenant Ëdy, il va falloir planifier tout ça. Premièrement, moi j'ai une bague pour me défendre dont j'arriverai bien à me servir un jour ou l'autre mais toi, as-tu un quelconque objet qui puisse te servir d'arme ?
- Une fourche, ça compte ? répondit innocemment Ëdy.
- Une fourche ! Et puis quoi encore ! s'écria Kim en explosant de rire. Plus sérieusement, tu n'aurais pas, je ne sais pas moi, un couteau par exemple ?
- J'ai bien quelques outils de cuisine, mais rouillés et émoussés. Je doute que ce soit très efficace comme arme.
- Mmh, c'est vrai que ce n’est pas terrible. Il faudrait trouver autre chose...Tu as un endroit où tu ranges des affaires qui t'ont servi quand la Tulipe était encore blanche ?
- Oui bien sûr, viens, regarde ici.
Ëdän se dirigea vers une trappe dont Kim n'aurait jamais soupçonné l'existence. Elle s'approcha et plongea son regard dans le trou, une fois la trappe ouverte. Faiblement éclairé par la lumière vacillante du feu, était entreposé un tas d'objets qui semblait ne pas avoir servi depuis un siècle. Des pelles, des fourches, des bêches et beaucoup d'autres outils en fer s’entremêlaient, se chevauchaient, se cachaient les uns des autres aux yeux des deux adolescents.
- Voyons voir… fit Kim en tendant le bras vers l'un d’eux.
Elle fouilla durant quelques minutes le buste dans le trou et les jambes sur le plancher humide. Elle avait beau chercher, elle ne voyait rien qui aurait pu convenir. Soudain, un étrange pressentiment la saisit. Elle s'arrêta de fouiller un instant et laissa sa main droite en suspension dans le vide. Elle ressentait une sorte de force qui attirait sa bague vers un endroit précis, comme si l’anneau était un aimant. Guidée par son bijou, Kim tendit la main vers un objet caché sous les nombreux outils d'agriculture. Ses doigts se refermèrent sur un manche, qu’elle tira pour examiner sa trouvaille à la lueur du feu.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle se rendit compte qu'elle tenait une épée dans sa main. Le manche avait dû être très beau, car on pouvait y voir de légers reflets dorés provoqués par la lumière dansante des flammes. Il était aussi finement sculpté. Quant à la lame, elle était longue et fine, mais rouillée et émoussée. Prise d’une intuition et poussée par sa bague qui semblait réellement avoir une affinité avec l’épée sculptée, Kim passa sa main au-dessus de l’arme et, en la survolant, la bague se mit à briller d’une lumière à la fois multicolore et blanche, tout en dégageant une douce chaleur et un sentiment de bien-être et de soulagement - comme lorsque l’on s’enlève une épine de sous le pied. Quand la lumière de la bague s’affaiblit, Kim et Edän remarquèrent que là où l’épée était vieille et usée, elle resplendissait comme si elle venait d’être forgée, non sans une quelconque magie ayant aidé à sa fabrication.
Kim se retourna alors vers Ëdän.
- Tu savais que tu possédais cette épée ?
- Non je… c'est la première fois que je la vois, répondit Ëdän, effaré. Mes parents avaient dû la cacher au cas où. Elle devait appartenir à mon père, supposa Ëdän, les larmes aux yeux.
- Depuis quand les fermiers ont-ils de telles armes ?
- C'est que… mon père a fait la Guerre Grise. Il n'est pas mort au combat mais quelques temps après à cause de la maladie étrange dont on n’a jamais connu l'origine.
- Oh je vois… Désolée, répondit Kim.
Un silence s'installa entre les deux adolescents. Ëdän n'avait cessé de serrer l'arme dans ses bras comme s'il craignait qu'elle s'en aille retrouver son père. Kim, quant à elle, s’étonnait presque de sa compassion envers Ëdän.
Depuis quand est-ce que je ressens de la pitié pour quelqu'un ?
- Étant donné que j'ai une arme maintenant, tu crois qu'on peut partir voir l'Espace ? demanda Ëdän.
- C'est bien beau d'avoir une arme, mais est-ce que tu sais t'en servir au moins ? railla Kim avec un éclat d'arrogance dans ses yeux.
- Mon père ne savait pas s'en servir non plus et pourtant il est revenu vivant de la Guerre Grise. Et toi non plus tu ne sais pas te servir de ta bague, je te rappelle.
- C'est bien pour ça que je vais voir l'Espace. Grâce à ton aide, j'espère.
- Bien sûr que tu peux compter sur mon aide ! Viens partons maintenant !
- Avant de t'enflammer, tu ne crois pas qu'il faudrait préparer de quoi nous nourrir ?
- Et avec quoi ? Tes vivres sont détrempés, immangeables, et ici il n'y a plus tellement de quoi faire des provisions. La soupe que je t'ai préparée était déjà bien pauvre en légumes dignes de ce nom.
- Eh bien, soupira Kim, allons-y alors s'il n'y a plus rien à faire ici.
- Et si tu te sens de repartir à l’aventure tout de suite bien sûr, précisa Edän. Ce n’est pas que tu viens de te réveiller il y a quelques minutes mais un peu quand même. Pour ta sécurité, et la mienne en passant, il faudrait peut-être attendre un peu, au moins quelques heures, non ?
- Sûrement pas ! On y va maintenant et on espère que tout ira bien et que tu n’auras pas besoin que je te protège et inversement, parce que vu comme on maitrise nos armes tous les deux, ça va être comique si on se fait attaquer. Et puis tu viens de me dire qu’il n’y avait plus rien à manger dans ton patelin, je ne vois donc pas ce qu’on ferait à attendre ici, à part qu’il pleuve encore plus qu’il ne pleut déjà, épilogua Kim d’une voix où perçait l’ironie.
- Très bien, très bien ! s’exclama Edän en riant, allons-y alors.
Sur-ce, Ëdän se leva et se dirigea d'abord vers la fenêtre mal isolée afin de vérifier si l’averse s'était arrêtée étant donné que depuis quelques minutes, la musique des gouttes de pluie semblait s'être atténuée. Et en effet, il ne tombait désormais plus qu'une bruine et le niveau de l'eau au sol avait l'air d’être correct. Il se dirigea ensuite vers la porte d'entrée penchée vers la droite et l'ouvrit prudemment, dans un grincement épouvantable. Lui et Kim sortirent. La bruine avait beau être ridicule par rapport à l’orage dont la jeune fille avait subi les conséquences, il n'y avait aucun signe que le Lyëlos allait se montrer, et le vent soufflait, rendant la température aussi glaciale que l'hiver, gelant instantanément nos deux amis.
À droite de la porte, une barque flottait sur les quelques vingt centimètres d'eau d’une inondation précédente. Elle était très simple, entièrement en bois. Seulement, celui-ci était noir et verdâtre, montrant ainsi à quel point elle était vieille et usée par la pluie qui tombait continuellement dans Sërëzyr depuis que la Tulipe était devenue noire.
- Dis-moi Ëdy, tu es sûr que ta barque est digne de confiance ?
- C’est avec elle que je me déplace lorsqu’il y a des inondations. Elle ne m’a jamais fait défaut jusqu’à maintenant. Donc, oui, je suis sûr qu’elle est digne de confiance même si, je le sais bien, on ne dirait pas, répliqua Ëdy en montant agilement dans son embarcation.
- Bon, et bien je suppose que je n’ai pas le choix, soupira Kim en montant à son tour dans la barque humide.
Sur ce, Edän commença sa manœuvre. La barque se bloquait constamment à cause du peu d’eau restant mais à force d’efforts, Edän parvint enfin à la faire rejoindre un vrai courant. En effet, à cause de l’inondation récente, on ne distinguait plus la rivière de la terre et c’est seulement quand la barque commença enfin à bouger toute seule qu’Edän sut qu’ils étaient sur le bon chemin.
- Voilà, maintenant que nous sommes sur la rivière, nous n’avons plus qu’à nous laisser porter par le courant.
- La rivière traverse ce royaume et celui de l’Espace ?
- Mais enfin, ça doit être la plus grosse rivière de ce monde ! Elle traverse tous les royaumes ou presque ! Te rends-tu compte que j’en connais plus que toi sur Nouklyën alors que je ne suis jamais allé à l’école ?
- J’en conclue que c’est donc plus un fleuve qu’une rivière et concernant l’école, si tu avais été à ma place dans ce foutu royaume de paix et que tu te serais ennuyé à en mourir, ça m’étonnerait que tu aies beaucoup écouté en cours comme moi, répliqua Kim.
- Sache que j’aurais tout donné pour vivre à Toowaïyeff. C’est le plus beau royaume du monde, le seul qui n’a pas de problèmes, que ce soit en son sein ou depuis peu avec la Tulipe je suppose, grâce au dôme, et tu n’as pas vraiment l’air de réaliser la chance que tu as d’y habiter.
- Je n’y habite plus et franchement, ça m’étonnerait que j’y retourne un jour.
- Pourquoi pas ? Tu ne crois pas que si tu réussis ta quête, ton roi ainsi que tout le peuple de Toowaïyeff voudront te remercier d’avoir sauvé le monde ?
- Ha ! Non seulement je n’ai pas envie d’y retourner parce que ça s’apparente plus à une prison qu’autre chose pour moi, mais en plus ça ne m’étonnerait pas que j’en sois bannie à tout jamais, répliqua Kim d’un ton amer.
- Pourquoi est-ce qu’ils te banniraient ? Parce que tu t’es enfuie pour sauver la planète ?
- Parce que je suis destinée au Mal. Et le Mal est interdit à Toowaïyeff, tu le sais bien je suppose.
- Et protéger le monde du Mal c’est faire du Mal ? Ça n’a absolument aucune logique !
- Mais si, c’est logique ! s’exclama Kim d’un ton exaspéré. Réfléchis, si je suis obligée de « combattre » le Mal, ça veut sûrement dire que je vais blesser ou même tuer des gens, aussi mauvais soient-ils. Ça reste quelque chose de mal, tu comprends ?
- C’est une drôle de façon de voir les choses, un peu trop stricte à mon gout. Je ne savais pas qu’ils étaient aussi pointilleux sur les manières à Toowaïyeff, s’étonna Edän.
- Tu comprends maintenant pourquoi je trouve que ça ressemble à une sorte de dictature. On t’y impose ta façon d’être, sans te laisser le choix de te laisser aller à certaines « manières », comme tu dis. Mais tous les gens de ce royaume sont aveugles. J’ai l’impression que je suis la seule à voir cette façade, et en cette utopie, un enfer plutôt qu’un paradis.
La discussion se termina sur cette étrange vérité. Toowaïyeff serait-il en fait une dictature plus qu’un royaume de paix ? Cependant, lorsque l’on s’appelle Kim Nalhyäj et qu’on aime le Mal depuis aussi longtemps que l’on puisse s’en rappeler, on a un point de vue pour le moins différent de celui du plus commun des mortels.
Alors que la petite barque suivait son cours sur le fleuve, une légère bruine se mit à tomber. Kim regarda alors derrière elle, vers la ferme d’Edän et vit, non sans un certain malaise, que des nuages noirs menaçaient à tout instant d’exploser et de provoquer une nouvelle inondation meurtrière. Cependant, comme lorsque Kim avait franchi la frontière entre Sërëzyr et le royaume du lac au temps arrêté, les nuages semblaient bloqués par une muraille invisible.
- Je me demande pourquoi il y existe des barrières invisibles entre certaines terres, se demanda Kim à voix haute.
- Probablement à cause de la Tulipe, répondit Edän. Autrefois, quand elle était blanche, il y avait des gardes-frontières, des douanes avec des droits de passage et tout ce genre de choses. La frontière était même marquée sur le fleuve avec une grande barrière de fer, qui ne s’ouvrait que lorsque l’on avait payé la taxe. Mais avec le changement de couleur de la Tulipe, tout cela a disparu. La barrière s’est volatilisée et j’ai bien l’impression que les gardes aussi.
- Ils sont donc morts ?
Le ton de Kim s’était fait circonspect.
- Non, je ne crois pas. Enfin, je ne sais pas. C’est comme pour la barrière, je sais qu’ils ont existé mais je sais aussi qu’ils ne sont pas morts. Simplement qu’ils n’existent plus.
- C’est très bizarre comme histoire, conclut Kim.
*
Au fil du voyage, Kim remarqua que le paysage avait changé. A la place des collines inondées de Sërëzyr s’étendaient à présent d’immenses plaines à perte de vue, sans aucun relief pour marquer l’horizon, si bien qu’on pouvait apercevoir au loin, après un virage dans le lit du fleuve, une ville avec une structure particulière. Plus la barque s’approchait de cet étrange lieu, plus la perception de la ville par Kim s’éclaircit. Ce qu’elle avait pris au départ pour une sorte de pyramide ou de montagne solitaire écharpée était en fait la cité qui s’était construite de manière étrange. Au lieu de s’étaler sur les rives du fleuve et dans les plaines, elle s’était étendue en hauteur, prenant petit à petit la forme d’un cône. En arrivant dans le virage du fleuve, Kim aperçut qu’un de ses bras flirtait néanmoins avec l’étrange ville étagée et que nombre de maisons se trouvaient malgré tout à ses pieds.
Le contraste était frappant. Comme si la ville pyramide écrasait celle de la berge, les maisons qui la composaient étaient toutes plus resplendissantes les unes que les autres alors que les chaumines au bord du fleuves étaient rongées par l’humidité et la moisissure. Là où les cabanes de pêcheurs composaient un tableau dont les seules couleurs étaient le vert, bleu et gris, les villas extravagantes du cône étaient de toutes les couleurs de l’arc en ciel. Tout au sommet de l’immense cité, on pouvait apercevoir la flèche élancée d’une maison s’apparentant plus à un palais qu’à une simple villa. Malgré la bruine qui tombait toujours, la faible lumière du soleil qui traversait les nuages se reflétait un millier de fois sur les toits et les vitres immaculées. Si de loin, cette ville ressemblait à un phare conique, de près elle s’apparentait plus à une sorte d’immense machine destinée à produire de la lumière et de la chaleur en quantité. Tout était pensé pour que le soleil se trouvât aussi près du sol que possible.
- Mais quel est cet endroit ? souffla Kim.
- Je te présente Kÿl, la cité de la lumière, précisa Edän, non sans une certaine note d’admiration dans la voix.
- Et bah on peut dire qu’elle porte bien son nom celle-là !
- Je pense plutôt que la lumière dont il est question est celle de la connaissance que détient l’Espace et la ville s’est construite comme une sorte de métaphore.
- Je suppose donc que c’est ici que je peux le trouver…Il est si intelligent que ça ?
- Même le mot « intelligent » ne suffit pas à décrire le puits de connaissances qu’il est. C’est à croire que c’est lui qui a créé ce monde tellement il en connait les secrets.
- Eh bien, il a intérêt à connaitre les réponses à mes questions sinon je serai sacrément déçue.
- Je peux t’assurer qu’il connait les réponses à toutes les questions. Je suis presque sûr qu’il pourrait prédire l’avenir s’il le voulait.
- Arrête de dire des bêtises et accoste, tu veux.
- À vos ordres votre majesté, soupira Edän. Au fait, je ne t’ai même pas demandé quelle réponse tu souhaitais avoir de sa part ?
- Je veux juste savoir où je peux trouver la Tulipe et comment je peux utiliser ma bague.
La barque s’approchait d’un embarcadère aussi miteux qu’elle.
- Rien que ça ! Dans tous les cas, avant de lui poser tes questions, il faut déjà que tu arrives à le rencontrer.
- Qu’est-ce que tu me chantes là ? Tu veux dire que ce n’est même pas sûr que je puisse le voir et lui parler ?
- C’est un magicien extrêmement puissant, je te signale. Qu’est-ce que tu croyais ? Il est aussi accessible qu’un roi à ce niveau-là, voire encore pire ! Je pense même que Tranyëm est plus disponible que lui ! Si on arrive à rentrer dans son manoir, ce sera déjà beau !
- Je suis certaine qu’il ne refusera pas d’accorder une audience à l’Henyët tout de même ! Quant à toi, je préfère que tu m’attendes dehors parce que, si même pour moi c’est compliqué de rentrer, alors pour toi ce sera impossible.
- J’en ai bien peur en effet, mais il va falloir que tu me laisses t’accompagner vu que tu ne sais pas comme te rendre au palais, répliqua Edän avec un petit sourire en coin.
- Allez, on va pas trainer là toute la journée ! Passe donc devant, Ëdy, et montre-moi le chemin.
Edän sauta agilement de la barque sur l’embarcadère en bois.
- Suis-moi.
Sur ce les deux amis se dirigèrent vers une grande arche en pierre, frontière symbolique entre le village de pêcheurs miteux et la magnifique ville de lumière. Sur cette arche étaient représentés toutes sortes de plantes et de fleurs, ainsi que des animaux, tous tournés vers le haut dans une position de soumission et de respect envers le nom gravé au centre de l’arche : « Kÿl, royaume de Nëzÿv ».
Un garde les attendait à l’entrée et loin de leur refuser l’accès ou de leur faire payer l’entrée dans Kÿl, il leur souhaita la bienvenue et leur offrit deux paires de lunettes aux verres très sombres, presque noirs, afin de se protéger contre la lumière de la connaissance métaphorisée par la réflexion de celle du soleil sur les habitations de l’étrange pyramide.
Au fur et à mesure, qu’ils progressaient dans la ville lumineuse, Kim et Edän croisaient d’élégants inconnus tous vêtus d’extravagantes tenues colorées décorées de plumes ou de perles, voire de pierres aussi étincelantes que des étoiles. Chacun d’entre eux possédaient eux aussi une paire de verres sombres mais toutes plus ornées les unes que les autres, tels de magnifiques loups, masquant ainsi leur visage autant que leurs yeux. À chaque fois que les deux compagnons croisaient des habitants, ceux-ci s’éloignaient bien vite et loin de se moquer deux à cause de leur piètre tenue, ils se détournaient avec une sorte de crainte, comme si les étrangers étaient vecteurs de maladies et qu’il ne fallait pas rester trop longtemps à leur contact. Cet étrange comportement agaça bientôt Kim, qui se demandait à juste titre ce qui les effrayait chez elle et Edän.
- Qu’est-ce qu’ils ont tous à s’enfuir dès qu’on les croise !
Le ton de Kim était impatient.
- Je sais que les habitants de Kÿl n’aiment pas trop les étrangers mais d’habitude c’est vrai que c’est moins marqué que maintenant. C’est bien la première fois que je les vois se comporter ainsi. D’ailleurs, ils sont plus du genre à se moquer et à mépriser plutôt qu’à avoir peur, s’étonna Edän.
- Le prochain qu’on croise, je te jure que je lui demande des explications, marmonna Kim.
- Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure manière de procéder si tu veux qu’ils arrêtent d’avoir peur de toi.
- Je ne veux pas qu’ils arrêtent d’avoir peur, simplement qu’ils m’expliquent pourquoi.
Au fur et à mesure de leur conversation, les deux amis s’étaient approchés du sommet de la ville et avaient de nouveau croisé les étranges habitants qui, à plusieurs reprises, s’étaient enfuis devant les deux amis dans la direction opposée à celle où ils se dirigeaient initialement. Ils arrivèrent enfin sur la place de la ville de lumière où dominait la maison de l’Espace. Celle-ci ressemblait un peu à la vision de Kim sur le palais du roi Forakäm de Toowaïyeff : tout y était excessif. Il y avait trop de couleurs, trop de motifs, trop de fenêtres colorées et réfléchissantes, trop de fleurs aux balcons. Tout était trop ouvragé, tant et si bien que c’était à se demander comment l’édifice faisait pour supporter le poids de ses décorations.
Qui a conçu un bâtiment pareil ?! Comme si la ville elle-même n’était déjà pas assez extravagante comme ça.
Le manoir qui semblait minuscule vu de loin et former la pointe de la ville de Kÿl, était surmonté d’une tour se terminant par un globe lumineux et coloré de toutes les couleurs de l’arc en ciel, comme un phare irisé apportant un peu de couleurs dans une vie terne. Alors que Kim et Edän parvenaient à la place qui se trouvait devant lui, la jeune fille remarqua qu’il y avait de la lumière à la fenêtre de l’unique tour de la maison. Elle crut d’ailleurs apercevoir une ombre les épiant, elle et son ami. La place, jusqu’alors bondée par les habitants de Kÿl, se vida subitement à leur arrivée. Cette étrange manière de se comporter acheva de mettre la jeune fille en colère et d’effrayer Edän. Alors qu’elle se dirigeait à grands pas vers l’entrée, Edän restait abasourdi devant le spectacle étrange que leur avaient offert les habitants, puis remarquant que son amie s’était éloignée vers les gardes qui barraient l’entrée de la maison, il se dirigea lui aussi rapidement à sa suite, flairant quelque chose d’anormal. Entre l’évitement des autochtones et le caractère de Kim, le contact et la discussion n’allaient pas être faciles entre elle et les soldats. Celle-ci avait déjà d’ailleurs commencé à manifester son mécontentement, pour rester polie.
- Comment ça, l’Espace ne peut voir personne parce qu’il est trop occupé ? Je lui apporte des préoccupations bien plus importantes que les siennes. Peu importe lesquelles, même si ça concerne la mort de quelqu’un de sa famille, ce que j’ai à lui dire est bien plus important que ces…
- Kim, s’il te plait ! intervint Edän, juste à temps, avant que celle-ci ne dise peut-être quelque chose qui dépasse les bornes. S’il vous plait, messieurs, même si mon amie n’a pas vraiment l’air d’avoir quelque chose de plus important à montrer à l’Espace, je peux vous assurer que c’est le cas, et que ce qu’elle apporte concerne le sort du monde entier ! s’exclama Edän.
- Figurez-vous que ce que fait l’Espace aussi concerne le sort du monde, répondit calmement l’un des gardes. Et croyez-moi, ça m’étonnerait que vous ayez quoi que ce soit à me montrer, à moi ou à lui d’ailleurs, pour que je vous laisse entrer et qu’il s’occupe de votre cas plutôt que de celui dont il s’occupe déjà.
- Vraiment ? répondit Kim d’une voix plus froide de colère que les neiges du Tseryëv, même pas ça ? demanda-t-elle avec un ton méprisant en brandissant sa bague devant le nez du garde.
- L’Ëynomrah… souffla le second garde.
- Toutes mes excuses, Henyët, je ne pensais pas vous voir de sitôt et encore moins que vous puissiez avoir ce caractère…
Le premier garde avait un air tellement gêné qu’il se mit à rougir jusqu’au bout des oreilles.
- Fais gaffe avec mon caractère si tu veux pas t’en prendre une, répliqua Kim en franchissant à grandes enjambées la porte du manoir, avant de se retourner brusquement et de demander : où vit-il ?
- Tout en haut, vous ne pouvez pas vous tromper.
- Très bien. Edän, tu m’attends dehors, j’aimerais bien avoir une conversation en privé avec ce magicien de mes deux.
- D’accord… déclara l’adolescent avec les yeux ouverts comme des soucoupes devant le visage de Kim qu’il ne reconnaissait pas.
Mais celle-ci n’entendit même pas la réponse de son compagnon. Elle se dirigeait déjà vers l’escalier le plus proche et le monta quatre à quatre.