Chapitre 10 : Vengeance

Kimelano. Le royaume le plus puissant de Nouklyën, le plus grand, le plus dangereux de tous. Car celui qui gouvernait Kimelano gouvernait le monde. Tout le monde le savait. Morkräg mieux que personne. Il était né ici. Il connaissait toutes les rues de sa ville natale, toute la géographie du royaume même ainsi que son histoire. C’est comme s’il était lui-même Kimelano. Le trône lui appartenait depuis longtemps. En l’occurrence, c’était un usurpateur qui régnait ici. Mais cela ne durerait pas. Certes, les conséquences du changement de couleur de la Tulipe étaient à peine perceptibles sur ce territoire, mais lorsqu’il en prendrait les commandes, les choses changeraient drastiquement. Morkräg pouvait sentir l’air vibrer. La tension dans le royaume était à son paroxysme. Il suffisait d’un malin petit coup de pouce et Kimelano sombrerait dans le chaos. La guerre civile.

 

Le royaume était déjà un territoire divisé avant la transformation de la Tulipe. Kimelano était un territoire en forme de cercle, tout comme Toowaïyeff. Mais c’était à l’intérieur des frontières que les tensions se faisaient sentir. Le royaume était divisé en douze cantons, parfaitement égaux entre eux afin de limiter au maximum les conflits internes. Kimelano avait en fait la forme d’une rosace à douze branches. Chacune était spécialisée dans une magie lumineuse particulière. Les rivalités entre cantons provenaient surtout du fait que les habitants se disputaient le titre de la meilleure magie de lumière. Ce sujet de discorde étant futile aux yeux des autres monarchies de Nouklyën, il avait été décrété que le roi ou la reine de Kimelano devrait être élu par Nouklyën tout entier, afin d’assurer que la guerre civile entre les cantons n’éclatât pas. C’était de cette manière que le monde avait « élu » d’abord Lüna puis Tranyëm comme souverains de Kimelano. Leur sagesse et bonté étant louées par les monarques du reste du monde, les votes furent unanimes.

 

Evidemment, Morkräg venait bousculer l’ordre des choses. Tout d’abord, au-delà de sa vengeance personnelle, cela faisait depuis l’adolescence qu’il trouvait ce système de vote étendu, injuste. Ce n’était absolument pas aux autres de décider qui serait roi ou reine. S’il devait avoir y un vote, cela devait être dans l’enceinte de Kimelano. Il n’était bien sûr pas le seul à penser de cette manière… En théorie, les habitants de Kimelano savaient très bien pourquoi il en était ainsi. Mais nombre d’entre eux, pour ne pas dire la majorité, se sentaient humiliés par cet étrange système de vote. En effet, c’était comme si le monde les considérait comme des enfants, incapables de se gérer seuls.

 

Morkräg avait bien l’attention d’utiliser à son avantage ce désaccord ainsi que les conflits internes. Une fois qu’il serait roi, il obligerait le monde à se plier à sa volonté. Il instituerait une démocratie restreinte à leur seul royaume, il en avait fait la promesse il y a bien longtemps. À une époque, Tranyëm voulait la même chose que lui, mais aujourd’hui il était devenu l’inverse de ce qu’il aurait dû être. Un tyran. Camouflant son ego surdimensionné et sa cruauté sous un magnifique manteau de lumière. Voilà ce que songeait Morkräg. Les simples d’esprit étaient aveuglés et l’adoraient sans s’apercevoir que Tranyëm n’offrait rien en échange de cet amour. Mais lui, Morkräg, qui incarnait les ténèbres, était limpide. Il ne cachait rien de sa véritable nature. Il n’avait été hypocrite qu’au début de sa vie, durant toute sa jeunesse, jusqu’à sa rencontre avec Xinä. Tranyëm, lui, avait toujours été un fabulateur. Et c’était grâce aux ténèbres que le mage s’en était rendu compte.

 

Au départ, il avait cherché à créer une magie d’empathie, capable de rendre heureux n’importe qui. Le fait qu’il puisse sentir les désirs des hommes et potentiellement les assouvir lui permettait de détenir la clé du bonheur humain. L’amour inconditionnel incarné par Tranyëm était un mensonge éhonté. Tranyëm aimait uniquement l’amour que lui portaient ses fidèles. Et l’inverse était vrai aussi. Ils étaient égoïstes, ne pensaient pas à rendre l’autre heureux, sachant que tout ceci n’était qu’une illusion. Les humains ne peuvent se contenter de ce genre d’« amour ». Seule la satisfaction d’un désir assouvi procure le contentement. Tranyëm, sa mère, leurs fidèles, ils ne connaissaient rien à celui-ci. Ils étaient tous éternellement frustrés et trop fiers pour seulement penser à leur prochain. Et c’était lui, Morkräg, que le monde prenait pour un fou, un homme cruel sans aucune bienveillance ?! Mais ils ne savaient rien ! Paix, bonheur, amitié, amour... Ils n’avaient jamais connu de situations et d’émotions inverses. Ils ne connaissaient pas les désordres intimes, au fin fond de leur psyché parce qu’ils étaient aveugles à eux-mêmes. Ils n’avaient jamais goûté à l’idée de joie, extrême, puisqu’ils n’avaient jamais ressenti de désespoir assez profond pour que même les ténèbres s’illuminent. Ils n’avaient jamais réellement ressenti de l’amour ou de l’amitié pour quelqu’un parce qu’ils n’avaient jamais été trahis, telle était la certitude de Morkräg. Ils ne connaissaient pas la valeur des choses les plus essentielles à la vie. Mais lui était né pour les éclairer. Il ferait en sorte que les humains ressentent de la sympathie à son propos. Et une fois que ce serait le cas, ils l’aimeraient et lui les aimerait en échange, de la manière la plus pure qui soit. Il pourrait même satisfaire leurs désirs, et eux aussi lui donneraient ce qu’il voudrait.

 

Voilà le monde parfait que Morkräg souhaitait créer. Il était convaincu que sa vision des choses était la bonne et qu’il connaissait le Bien mieux que personne. Il allait démontrer à Tranyëm, aujourd’hui dans son royaume du Mal, que les Ténèbres étaient plus puissantes que la Lumière. Que sa lumière pervertie surtout. Il ne faisait aucun doute que celle du Roi était presque impossible à combattre pour l’instant. Mais il avait bon espoir qu’un jour, les humains créeraient leur propre lumière une fois qu’ils auraient reçu l’enseignement des Ténèbres. Il se libéreraient ainsi de la Lumière viciée du Roi et de son cercle de mages usurpateurs.

 

Morkräg avait choisi la nuit plutôt que le jour pour son couronnement. Non pas que ce soit par souci d’infiltration dans Kimelano, mais parce que la lueur du Hyunël et des étoiles étaient propices à ce genre d’instant historique. La nuit était tombée depuis un petit moment déjà, et les bâtiments des rues familières s’en trouvaient déformés et flous. Mais Morkräg se sentait bien chez lui, sa puissance renforcée par sa liberté.

 

*

 

Le mage des ténèbres avait commis le crime de changer la couleur de la Tulipe la nuit dernière. Les changements les plus dévastateurs avaient dû se produire dans les autres royaumes, mais ici, à Kimelano, tout était à retardement. La présence omnipotente de la Lumière rendait la vie dure à la magie qui émanait maintenant de la fleur. Mais petit à petit, elle parvenait à se frayer un chemin. Morkräg se dirigeait vers le palais de Kimelano, là où devait se trouver Tranyëm, ainsi que Xinä comme il l’espérait. L’édifice se trouvait au centre de la rosace. Le mage des ténèbres pouvait l’apercevoir de loin. La route n’était pas longue. Tandis qu’il savourait déjà son couronnement prochain, il admirait le paysage nocturne autour de lui.

 

Au-delà de la tension entre les cantons, qui rendait l’atmosphère toujours lourde à Kimelano, le mal insidieux avait un effet physique sur l’environnement. Kimelano avait toujours respiré la puissance et la majesté. Tout y était démesuré, les bâtiments comme la nature. Les habitations atteignaient la taille de plusieurs maisons ordinaires de n’importe quel autre territoire de Nouklyën. Les arbres, immenses, semblaient atteindre les nuages. Les fleurs étaient trop colorées et embaumaient intensément. Tout étranger qui pénétrait les frontières de Kimelano en ressentait un malaise. Tout était fait pour que l’on oublie les divisions au sein du royaume. Ce sentiment se rapprochait de celui que Kim éprouvait à Toowaïyeff, où la paix virait à l’obsession. En temps normal, Kimelano était excessif à souhait, comme pour compenser, inconsciemment, un complexe d’infériorité. La magie noire de la Tulipe inversait cette exubérance.

 

Les habitations, d’ordinaire blanches et scintillant de richesses, au sens propre comme au figuré, avaient viré au noir. Ce n’est pas qu’elles avaient simplement changé de couleur, mais plutôt comme si une étrange pate gluante et obscure s’était accrochée aux bâtiments et les avait recouvertes de son lustre. À certains endroits, on pouvait apercevoir des pseudopodes ténébreux s’étirer vers un édifice qui n’avait pas encore été englouti. Cette chose ne semblait pas posséder une once de réflexion. Elle ne faisait que s’étendre lentement, mais sûrement, jusqu’au palais de Tranyëm. Morkräg ne contrôlait pas la créature, mais il sentait qu’elle ne lui ferait pas de mal. C’était une sorte de relation d’égal à égal. Ils étaient comme partenaires et marchaient côte à côte.

 

Les arbres gigantesques n’étaient plus que des torches titanesques. Ironiquement, la lumière qui émanait du feu cherchait ici à détruire tout ce qui pouvait l’être. Comme si elle se retournait contre celles et ceux qui prétendaient la maitriser. Pour leur démontrer que la Lumière pouvait être une incarnation du chaos. Le feu semblait doué d’intelligence. Il sautait d’arbre en arbre, enflammant tout sur son passage. Il brûlait la végétation de Kimelano, réduisant en cendres la prétention et l’arrogance de la capitale du royaume. Bizarrement, le feu prenait garde à ne pas atteindre la créature noire qui s’occupait d’envahir les bâtisses. Morkräg se dit qu’il était amusant de constater qu’il existait une coopération, et presque une amitié, entre les agents du chaos lorsqu’il s’agissait de détruire un ennemi commun. Le mage prenait plaisir à penser qu’ils avaient chacun un rôle de destruction spécifique. La créature noire engloutissait les créations humaines, le feu consumait la nature extravagante de Kimelano et Morkräg s’occupait de la population.

 

Les plantes qui se consumaient dégageaient une épaisse fumée à l’odeur nauséabonde. La chose noire forçait les gens à sortir de chez eux, les confrontant ainsi aux dégâts des incendies, et surtout à Morkräg. Tous les civils le reconnaissaient, sans exception. Tout le monde savait ce qu’il avait fait dans le passé et se doutait de ses actes récents. Ils se jetaient sur lui avec la rage d’éliminer une bonne fois pour toutes cette menace qu’il représentait. Mais c’était justement cette colère et ces pulsions meurtrières qui les menaient à la défaite et à la mort. Leur lumière était corrompue, quelle que soit la forme qu’elle prenait. Il était parfaitement impossible pour eux de vaincre les ténèbres avec une magie aussi fragile que la leur. Surtout que Morkräg prenait un malin plaisir à détourner leur colère sur les autres habitants, s’amusant de leur faiblesse. La magie d’empathie fonctionnait toujours en un sens... Morkräg ressentait la rage et la peur des habitants et en la dirigeant vers d’autres individus que lui, il leur offrait un exutoire. Il était assez terrifiant de voir les effets combinés d’émotions négatives sur le corps humain. Les habitants s’entretuaient sur son passage, abandonnant tout usage de leur magie de lumière afin de mieux abattre leur adversaire. Ils utilisaient ce qui leur tombait sous la main. Des pierres, des branches d’arbres enflammées, leurs ongles ou leurs dents. Ils s’arrachaient la peau, se mettaient en pièce les uns les autres comme des bêtes sauvages, tout ça grâce à Morkräg qui leur permettait de se libérer de leur fureur, de leur effroi. Quel délicieux sentiment d’assouvissement !

 

Le chaos le plus parfait régnait à présent dans Kimelano. La destruction se répandait de canton en canton, faisant du royaume un territoire uni pour la première fois de son existence. Les ténèbres de Morkräg avaient fédéré les habitants des douze cantons en un seul peuple. Enfin.

 

*

 

Morkräg avait atteint le palais. Celui-ci était situé au centre d’une place gigantesque. À l’heure actuelle, elle était occupée par un champ de bataille sans précédent. Des milliers d’habitants s’entre déchiraient dans l’ordonnance la plus parfaite qui soit. Le mage des ténèbres observait calmement le palais, dressé devant lui. C’était à présent le seul édifice qui n’avait pas été recouvert par la substance noire et luisante. Celle-ci s’était arrêtée à la périphérie de la place, tout comme le feu. Ce dernier éclairait la zone de combat et le bâtiment d’une couleur apocalyptique.

Le palais était encore plus grand que les habitations de Kimelano, réduisant les humains à la taille d’insectes. Il était encore blanc, et les dorures présentes un peu partout sur sa façade le faisaient rougeoyer à la lueur des flammes qui s’élevaient non loin. Un dôme le surmontait et des statues des rois et reines ayant tissé l’histoire de Kimelano ornaient des alcôves sur la façade où se trouvait l’entrée principale. Cette dernière faisait la taille d’une maison ordinaire. Elle était faite de bois et des motifs en fer forgé la décoraient. Un arc brisé monumental la surmontait, composé de bas-reliefs représentant les exploits des souverains du royaume. Enfin, une rosace démesurée venait ajouter la touche finale à l’architecture scandaleusement intimidante du palais.

Plusieurs minutes s’étaient écoulées et l’affrontement sur la place était presque terminé. Nombre de cadavres jonchaient le sol et seuls quelques habitants continuaient à se battre. Morkräg attendit qu’il n’en reste plus qu’un, le vainqueur de cette boucherie, et se dirigea vers lui. C’était un jeune homme dont les traits étaient déformés par la haine. Sa seule arme était un grand couteau. Lorsque Morkräg arriva à sa hauteur, il hésita un instant, puis se jeta sur le mage dans l’espoir de lui faire subir le même sort que toutes ses autres victimes. Mais il stoppa net, sa lame juste sur le point de pénétrer la gorge de Morkräg. Ce dernier fixait le jeune homme intensément. Pour une fois, le mage des ténèbres ne souriait pas. Il vit peu à peu l’expression de colère du survivant se transformer en douleur. Mais celle-ci était intérieure, mentale, et provenait de celle de Morkräg. Il offrait à cet individu une vision de sa peine. Tout en lui n’était que rancœur, détestation et malheur. Alors le jeune homme éloigna son couteau de Morkräg et le dirigea vers sa propre gorge. Ses yeux luisants de larmes plongèrent dans ceux de Morkräg, provoquant une communion si profonde que les deux hommes ne purent s’empêcher de sourire. Enfin, le jeune survivant se trancha la gorge. Morkräg le regarda mourir, encore bouleversé par ce qui venait de se produire. Sa magie d’empathie dépassait toutes ses espérances les plus folles. Aucune lumière, aucun amour n’était plus puissant que celui qu’il venait de partager avec cet habitant. Jamais il n’avait aimé Xinä de cette manière. Il projeta alors de faire ressentir cet amour au plus grand nombre d’humains possibles. Peut-être que certains survivraient à la douleur et deviendraient ses compagnons ?

 

C’est avec cette belle perspective en tête que le mage des ténèbres se dirigea vers le palais de son ennemi. La créature noire qui avait attendu calmement jusque-là vint lui ouvrir la porte et pénétra avec lui dans l’édifice tandis que le feu consumait les cadavres de la place. L’intérieur du palais était plongé dans l’obscurité. Étrange, se dit Morkräg. Il pensait que Tranyëm aurait déjà répandu sa lumière partout, dans l’espoir de le contrer, même si c’était trop tard... Mais il n’en était rien. La seule lumière qui éclairait l’immense hall d’entrée provenait des flammes de l’extérieur. L’endroit semblait abandonné. Morkräg n’était pas dupe cependant.

 

Ce lâche se cache. Soit il a trop peur de s’éloigner de Xinä parce qu’il me sait dans les parages et ne veut pas la laisser seule, soit il sait que je suis plus puissant que lui et veut jouer au plus malin en me tendant un piège.

 

Le mage des ténèbres n’avait peur de rien ni de personne. Tranyëm pouvait venir, lui tendre un piège, jamais il ne serait vaincu par la lumière. Pas tant que les humains possédaient une part de ténèbres en eux. Il s’avança donc vers l’escalier monumental, la chose noire et luisante à quelques pas derrière lui. Elle commençait déjà à recouvrir le palais de sa substance, ne laissant aucun espoir de s’échapper du bâtiment, à moins de finir absorbé.

Morkräg aurait pu se téléporter d’ombre en ombre, comme il l’avait fait pour voyager depuis la Tulipe à Kimelano. Mais il voulait être fair-play et se comporter correctement face à son ancien meilleur ami et à son amour de jeunesse. Il gravit alors lentement les marches en marbre blanc. Ses pas qui résonnaient dans la cage d’escalier annonçaient à tous sa présence maléfique. Il savait que les appartements de Tranyëm et Xinä se trouvaient au sommet. L’ascension allait être longue. Surtout si des gardes surgissaient des étages supérieurs, comme c’était le cas maintenant. Morkräg n’en avait que faire. Il communiqua aux soldats toute la peine qu’il ressentait depuis le jour où Xinä avait choisi Tranyëm plutôt que lui. Il leur concéda sa rancœur et un peu de sa colère. Et tous devant lui souriaient et se donnaient la mort. Ils étaient trop faibles pour vivre avec ces sentiments en eux. Mais assez forts pour rejoindre les ténèbres et abandonner sciemment la lumière.

 

Morkräg arriva enfin au sommet du palais, dans le dôme. Il avait laissé derrière lui une centaine de cadavres, qui se faisaient engloutir par la créature noire. Les appartements du roi de Kimelano étaient eux aussi éclairés par le feu dévastateur de l’extérieur. Les deux derniers mages de lumière du royaume se trouvaient dans leur chambre. Celle-ci était uniformément blanche d’ordinaire, mais là les flammes la rendaient rougeoyante. Un immense lit à baldaquin se trouvait sur la gauche lorsque l’on rentrait dans la pièce. Face à lui, d’immenses fenêtres permettaient d’admirer le paysage de Kimelano, à présent en proie à la destruction. Une immense armoire se tenait au fond de la pièce, face à la porte. Un lit pour bébé était là aussi, juste à droite, à côté des fenêtres.

 

Tranyëm contemplait le spectacle de désolation que Morkräg avait provoqué. Il avait essayé avec Xinä, de ralentir le processus ou du moins de comprendre ce qui se passait dans leur royaume. Ils avaient senti tous les deux que quelque chose s’était produit la nuit dernière. Une sorte d’explosion maléfique avait frappé leur cœur et si Tranyëm avait mis un peu de temps à réagir, Xinä avait bien vite compris que la Tulipe était en cause. Une fois que son épouse avait prononcé cette évidence à haute voix, cela avait semblé parfaitement logique à Tranyëm. Il avait décidé d’envoyer immédiatement des mages de lumière aux quatre coins du royaume afin d’inspecter l’étendue des dégâts, s’il y en avait. Mais c’était là le plus déconcertant. Malgré la sensation mauvaise qu’avaient ressenti le roi et la reine de Kimelano, aucun signe de destruction n’était visible dans l’enceinte du royaume. À croire qu’ils avaient rêvé tous les deux ! Mais d’autres mages venaient étayer leurs doutes. Ils avaient, eux aussi, senti aussi que quelque chose n’allait pas dans le monde. Ce qui était inquiétant, c’était surtout ce sentiment d’un péril imminent. Mais impossible de savoir où et quand. Pourtant le danger était là. Alors, pour prévenir la menace, Tranyëm, Xinä et d’autres condisciples ont uni leurs forces afin de créer un bouclier. Une sorte de dôme, à l’instar de celui de Toowaïyeff. Ce qu’ils n'avaient pas calculé, c’était que le mal était déjà entré à Kimelano.

De manière générale, le mal était présent partout sur Nouklyën. Il n’y avait qu’à Toowaïyeff qu’il avait été éradiqué. Le fait que la Tulipe devienne noire n’avait pas vraiment exacerbé le Mal, mais plutôt absorbé tout le bien qui existait. Et ça, seul Morkräg le savait. En réalité, ce n’est pas d’un dôme dont Kimelano aurait eu besoin à ce moment-là, mais d’une magie réellement bénéfique, qui n’aurait ni essayé de fuir devant le mal, ni tenté de l’attaquer. Seule une magie d’empathie aurait repoussé les ténèbres de la Tulipe.

Evidemment, il existait des mages d’empathie dans Kimelano, mais aucun n’avait de pitié ni de compréhension pour ce genre de mal. Seul Morkräg connaissait cette souffrance. Il était à la fois la cause et le remède à cette magie des ténèbres.

 

Le dôme de lumière et la magie bénéfique omnipotente de Kimelano avaient ralenti le processus mais ce n’était évidemment pas assez puissant pour empêcher les ténèbres de Morkräg d’entrer. Lorsque que la magie noire avait percé les défenses des mages de lumière, ils ont tous compris qui était à l’origine de cette attaque. Il ne pouvait s’agir que de Morkräg. Alors, sachant qu’une défense de lumière n’allait pas tenir face à lui qui avait réussi à modifier la Tulipe, Tranyëm avait ordonné un repli général vers le palais royal. Là, il avait convoqué les dirigeants de chaque canton afin de faire une sorte de réunion de crise. Le temps était compté car les ténèbres envahissaient petit à petit le royaume. Déjà des phénomènes magiques malfaisants avaient été rapportés, comme la présence d’une substance noire vivante et un feu intelligent. La décision prise au terme de ce conseil fut de prendre Morkräg par surprise. Tranyëm avait assuré aux mages de lumière et aux dirigeants des cantons que son ancien ami viendrait le narguer, voire tenter de lui voler son trône ou sa femme. C’est ainsi qu’un peu plus tard, Morkräg avait rencontré des habitants sur son chemin ainsi que quelques mages de lumière un peu plus puissants que les autres. Evidemment ils étaient tous tombés, et Tranyëm, resté dans son palais afin de protéger les siens, avait été déchiré entre abandonner sa femme et son enfant aux mains de Morkräg ou bien son peuple à la merci des ténèbres. Par peur et par égoïsme, il avait consciemment choisi la deuxième option.

 

Xinä était prostrée dans leur lit, pleurant toutes les larmes du monde devant la perspective que son ancien prétendant lui offrait : un monde de ténèbres et de flammes, ravagé par la douleur, la haine et l’amertume.

 

- Magnifique, n’est-ce pas ? s’enquit le mage des ténèbres, tout sourire.

 

- Mais qu’est-ce que tu as fait, Morkräg…déclara Tranyëm, en se retournant lentement vers son ancien ami.

 

- Je pense que tu le sais très bien. Voilà le visage de ma vengeance, et surtout du monde, tel qu’il devrait être.

 

- Morkräg, tu es le SEUL à penser ainsi, personne ne voudrait vivre dans un monde pareil !

 

- Tu dis ça parce que tu n’as jamais vécu avec les ténèbres dans ton cœur. Ce monde n’est que le reflet de mon âme. C’est ce qui se rapproche le plus d’un foyer pour moi. Et bientôt, nombre de gens aspireront eux aussi à vivre dans ce merveilleux univers.

 

- Comment as-tu trouvé la Tulipe ? Ma mère n’a jamais voulu m’enseigner la méthode pour connaitre son emplacement.

 

- Bien évidemment ! Ça ne s’apprend pas, Tranyëm, ça se ressent. C’est une sensation qui dépasse le vocabulaire humain. Je ne vois pas comment toi, tu pourrais « savoir » où se trouve la Tulipe. Mais Xinä peut-être.

 

À ces mots, la belle mage de lumière, le visage trempé de larmes, regarda les deux hommes qui jouaient un rôle si important dans sa vie. Elle se demandait souvent si Morkräg serait devenu le mage des ténèbres si elle l’avait choisi lui, plutôt que Tranyëm. Et si son choix avait été différent, aurait-ce été Tranyëm qui aurait sombré comme Morkräg ?

Son attention revint au moment présent. Son époux lui tournait le dos, sa magie de lumière émanant doucement de lui. Morkräg, quant à lui, la fixait intensément, de ses yeux verts. Verts ? Il sembla à Xinä que la dernière fois qu’elle l’avait vu, ses yeux étaient jaunes, luisants. L’espoir qu’une part de bien était peut-être revenue en lui arracha un sourire à Xinä. Elle se mit à ton tour à émettre de la magie, ce qui fit sourire Morkräg.

 

- Regarde ta femme, lâcha-t-il en s’adressant à Tranyëm, et regarde-toi ensuite dans une glace. Ose me dire que ta magie de lumière est plus puissante que la sienne.

 

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Je te rappelle que tu es un mage des ténèbres, Morkräg, tu ne connais rien à notre magie à tous les deux ! Tout le monde sait que je suis le mage de lumière le plus puissant du monde.

 

- Le simple fait que tu le clames haut et fort comme tu viens de le faire prouve que, non seulement Xinä est plus puissante que toi, mais que tu es autant un mage des ténèbres que moi.

 

- Il me semble que ce n’est pas moi qui ait ravagé le monde en appliquant ma magie obscure sur l’entité la plus puissante que celui-ci compte ! Et ce n’est pas moi non plus qui ai tué un nombre incalculable de personnes. Que ce soit à cause de la Tulipe noire ou bien directement comme tu l’as fait lorsque tu t’es échappé de l’asile il y a six ans de ça.

 

- Mon pauvre Tranyëm, tu es tellement ignorant… Tu n’es même pas au courant de l’existence du Roi. Pas étonnant que tu ne puisses pas sentir la Tulipe.

 

- Le roi ? Quel roi ? Forakäm ?

 

- Pourquoi ?

 

Les deux hommes se figèrent. C’était Xinä qui venait de poser cette question.

 

- Pourquoi quoi, mon amour ? demanda Tranyëm

 

- C’est à moi qu’elle s’adresse, Tranyëm, trancha Morkräg

 

- Pourquoi avoir fait une chose pareille, Morkräg, si tu sais que le Roi existe ?

 

- Qu’est-ce que le Roi a fait pour moi ? Il m’a laissé seul, abandonné par tous ceux que j’aimais. Il a exécuté mes parents, t’a convaincu de choisir Tranyëm, m’a discrédité aux yeux de mes amis. Je n’ai aucune raison de l’aimer, encore moins de lui obéir. C’est une vengeance contre ton époux, mais aussi contre lui et surtout contre toi, Xinä.

 

- Contre moi ? Tout ça parce que mes sentiments sont plus forts pour Tranyëm que pour toi ?

 

- Contre toi, parce que malgré ta magie d’empathie, tu n’as jamais pu comprendre. Tu es comme le Roi. Tu es aveugle à tout ce qui touche aux ténèbres. Tu détournes volontairement le regard. La magie de l’empathie ? Il me semble être la seule personne au monde à la maitriser. Et au-delà de la magie, je crois bien être le seul à ressentir de l’empathie tout court.

 

- C’est faux Morkräg ! Si tu savais comme je me suis inquiétée pour toi lorsque tu t’es enf…

 

- Je te parle d’empathie, Xinä ! Pas de souci pour la personne ! T’es-tu seulement demandée pourquoi j’avais choisi les ténèbres ? Sais-tu le sentiment que j’éprouve à chaque instant ? Tu n’en as aucune idée ! C’est pour ça que je vais te montrer. Peut-être que toi qui connais le Roi, tu résisteras à la tentation.

 

À cet instant, Morkräg déversa en Xinä tout son amour, toute sa détresse, toutes ses ténèbres. Xinä ne comprit pas ce que Morkräg était en train de lui faire. Il lui sembla qu’en l’espace d’un instant, une accumulation de journées, de semaines et d’années de malheur s’écoulaient en elle. Ce fut comme si une présence, presque animale, l’enserrait. Elle se sentit d’abord dévorée de l’intérieur. Comme si un acide venait lui ronger le cœur. Ou bien plutôt comme si le venin d’un serpent la paralysait. À moins que ce ne fût les deux sensations à la fois. Puis, lorsque le venin acide eût détruit son cœur, il ne resta plus qu’un immense vide, froid, glacial même, et si noir que même cet adjectif ne suffisait plus à décrire l’obscurité de sa psyché. Il n’y avait plus rien ici. Plus d’amour, plus d’amitié, plus d’humanité. Et pourtant, elle sentit quelque part la présence d’une lumière. Mais lorsqu’elle la découvrit, elle s’aperçut que c’était une flamme qui brûlait sauvagement. Le désir et la colère étaient ici. Et la lumière, la seule lumière restante émanant du feu, était l’empathie. La plus belle empathie qui soit. Presque comme si elle était à présent capable d’aimer tous les humains. Y compris elle-même. C’était une sensation incroyable, indescriptible ! Xinä savait qu’elle était à présent transformée à jamais, anormale aux yeux du monde et de l’humanité tout entière. Mais pour rien au monde elle n’aurait voulu revenir en arrière. Elle s’était trompée. Il restait de l’amitié et de l’amour en elle. Et ils étaient dirigés vers Morkräg. Certes, elle ressentait un vide immense en elle, mais il n’y avait plus de peur, plus de douleur. Plus de faiblesse. Elle était libre.

 

Jamais Morkräg n’avait été aussi heureux. Les larmes lui montaient presque aux yeux. Enfin ! Enfin quelqu’un était comme lui ! Il y avait enfin une personne en ce monde qui ressentait de l’empathie, de l’amour et de l’amitié pour lui. Comme c’était beau ! Même le Roi était incapable d’éprouver de telles émotions !

À l’inverse, Tranyëm était dévasté. Il voyait l’amour de sa vie disparaitre sous ses yeux, détruite par la magie des ténèbres. Il ne discernait plus à présent qu’une coquille vide, une enveloppe humaine habitée par une présence maléfique.

 

C’est à ce moment-là qu’un jeune homme fit irruption dans l’encadrement de la porte. C’était Tatrërk. Il avait suivi Morkräg et l’avait rejoint à Kimelano à l’instant. Cela avait été un peu plus long pour lui, étant donné qu’il avait dû emprunter des voies humaines et non magiques comme Morkräg.

 

- Ah, Tatrërk ! s’exclama Morkräg. Approche, regarde donc ce chef-d’œuvre ! Voilà la première humaine à résister à la douleur des ténèbres !

 

- C’est splendide, Maitre ! Depuis le temps que vous essayez d’inculquer l’empathie aux Hommes !

 

- En effet, en effet. Tranyëm, mon cher, je te présente Tatrërk. Le premier Homme à avoir succombé aux ténèbres à cause du Roi. Ironique n’est-ce pas ? Quand on sait que le Roi hait les ténèbres plus que tout.

 

- Je croyais que tu étais le premier à avoir succombé aux ténèbres…murmura Tranyëm, complétement désemparé par la situation

 

- Je suis le premier à avoir CHOISI en mon âme et conscience de devenir les ténèbres. Tatrërk n’a fait que les suivre, instinctivement en plus. Disons qu’il n’a pas fait exprès, déclara Morkräg en haussant les épaules, avec un regard complice vers Tatrërk.

 

- Il est vrai que sur l’instant, je n’ai pas réfléchi, dit Tatrërk. Mais ça m’a fait tellement du bien de plonger dans les ténèbres !

 

- Exactement ! s’exclama Morkräg. Bien, maintenant que les présentations sont faites, que tu as perdu l’amour de ta vie et que ton monde est ravagé, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi, mon petit Tranyëm ? Ah, je sais ! Je vais te donner un aperçu de ma douleur. Tu es tellement faible que je ne devrais même pas avoir à y aller à fond.

 

Alors Morkräg plongea ses yeux, jaunes cette fois, dans ceux de Tranyëm. Les yeux bleus de ce dernier devinrent graduellement noirs. Mais Morkräg avait sous-estimé le mage de lumière. Tranyëm se jeta tout à coup sur lui et voulut lui envoyer une grande quantité de magie bénéfique au visage – sauf que la lumière émanant habituellement de lui avait disparu. C’est une magie sombre, légèrement rouge, qui sortait de sa main droite. Incrédule, Tranyëm la regardait et ne se rendit pas compte que les ténèbres de Morkräg s’insinuaient peu à peu en lui. Une colère sourde commença à gronder dans le cœur du mage. Sans vraiment savoir pourquoi, la raison l’ayant quitté à l’instant où les ténèbres de Morkräg entraient en lui, Tranyëm se dirigea vers Xinä, toujours assise sur le lit conjugal. Celle-ci réagit et s’accroupit, prête à se défendre. Il n’y avait plus aucun amour pour Tranyëm dans ses yeux. Les deux anciens mages de lumière se sautèrent à la gorge et luttèrent l’un contre l’autre, sauvagement. Ils n’utilisaient pas leurs magies, mais seulement leur rage de vivre et la soif de liberté pour l’une, et la colère pour l’autre. Un feu brûlant dévorait leur âme à tous deux. Alors qu’ils s’empoignaient et s’arrachaient les cheveux et la peau à coups d’ongles et de dents, la violence de leur combat les mena aux grandes fenêtres de la chambre. Dans un élan meurtrier, Xinä se jeta sur Tranyëm qui était dos à la fenêtre. Les deux amants traversèrent la vitre et tombèrent dans le vide. Ils s’écrasèrent sur la place, dévorée par les flammes.

 

- Pourquoi avoir fait ça, Maitre ? s’écria Tatrërk en courant vers la fenêtre. Vous aviez enfin réussi à avoir quelqu’un qui ressentait de l’empathie pour vous !

 

- Ça n’a aucune importance Tatrërk, répondit Morkräg en se rapprochant du lit pour bébé. Je créerai bientôt un autre humain de ce genre.

 

- Vraiment ? Vous avez déjà une idée de qui, on dirait.

 

- En effet.

 

Dans le berceau se trouvait un nourrisson. Curieusement, il ne s’était pas mis à pleurer avec le vacarme. Il observait Morkräg avec ses grands yeux noirs. La violence avait semblé être une berceuse pour lui. Voilà un enfant prometteur.

 

- L’Henyët sera la prochaine, conclut Morkräg en souriant au bébé.

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