- AH !
Après un violent sursaut, Kim se redressa d'un coup. Elle était en sueur, toute tremblante, haletante.
- Oh mon dieu, mon dieu, mon dieu... Qu'est ce qui vient de m'arriver ? C'était un rêve ? Non, un cauchemar. Non, c'était réel. Oh mon dieu...
Complètement effarée par ce qui venait de lui arriver, Kim se pinça plusieurs fois le bras pour être sûre que cette fois elle était bien éveillée. Elle reprit peu à peu son souffle, gardant les yeux fixés sur le sable de la plage, cette action l'aidant à se relaxer.
- Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s'exclama Kim. Elle venait d'apercevoir, et seulement de comprendre, l'ampleur du cataclysme de Shüakh. Je pensais qu’eux aussi avaient un dôme… Comme pour Toowaïyeff.
Comme le sous-entendait Kim, ce n'était pas un dôme noir qui surmontait Shüakh, car si ç'avait été le cas, le royaume aurait dû avoir une superficie en forme de cercle. Or, une sorte de muraille noire entourait entièrement le royaume et s'élevait jusqu'au ciel, au-delà du regard de Kim. C’était ce mur qui donnait l'impression, lorsque l'on se trouvait à l'intérieur de ces terres, qu'aucune lumière naturelle n'était présente.
C'est affreux. Rien que l'extérieur est glauque, alors lorsqu'on imagine l'intérieur... Je me demande jusqu'où cette enceinte s'élève. Si on ne voit ni les étoiles ni le Lyëlos, ni le Hyunël ça veut dire qu'il y a un plafond ? C'est vraiment bizarre...
Kim se posait toutes sortes de questions. Mais la plus importante restait tout de même : qu'est-ce qu'elle avait bien pu voir il y a seulement quelques minutes ?
Je me suis endormie, se dit-elle avec certitude. Mais après ? J'ai pourtant senti la morsure du froid sur ma peau, mais c'était tellement bizarre... Et cet homme, c'était qui ? Un mage ? Que pouvait-il bien me vouloir ? Comment s’est-il débrouillé pour que mon point de vue ait été projeté en avant ?
Harcelée par trop de questions sans réponses, Kim s'allongea de nouveau sur le sable jaune.
Peu importe ce que c'était, je n'ai pas le temps d'y accorder de l’importance. Je dois chercher l'Espace et le trouver rapidement, pensa Kim. Après tout, d’après le mage de mon « rêve », il existe, ça me donne donc au moins un but. Il me reste à trouver la direction maintenant. Il faut absolument que je trouve quelqu’un capable de m’indiquer dans quel royaume se trouve ce savant, voire de m’y emmener. Même si cette dernière option me parait trop belle pour être vraie.
Déterminée, Kim se leva et regardant une dernière fois autour d'elle, décida de se diriger dans la direction opposée à la muraille noire de Shüakh.
Elle marcha le long du trou où se trouvait auparavant le lac, se concentrant pour aller tout droit et ne pas dévier de sa route. Elle se retournait parfois pour se remettre dans l'axe de la muraille de Shüakh et repartait ensuite de plus belle. Kim s'était jurée de se concentrer sur sa quête mais elle ne pouvait pas s'empêcher de penser à sa « vision ». Curieusement, l’inconnu connaissait le but de sa quête. Il lui avait bien dit de se hâter de trouver la Tulipe et de changer sa couleur afin qu'il redevienne celui qu’il était avant. Sur le moment, la colère de Kim l'avait emportée, et elle n'avait pensé qu'à l'égoïsme dont il faisait montre. Mais à présent, elle se demandait comment il avait pu entendre parler de sa quête.
Il était quand même bizarre. Il faisait froid et était torse-nu pourtant, sans que cela ne semble le gêner. Il était beau, mais maintenant que j'y pense, il avait une voix tonnante et le fait d’avoir des cheveux blancs renforçait l’impression de vieillesse étrange.
À réfléchir encore et toujours, Kim ne s'était pas rendu compte qu'elle était parvenue devant une drôle de limite encore une fois.
- C'est quoi ce délire encore ? s'exclama Kim, toujours plus étonnée par le monde Nouklyën.
Devant elle, une frontière précise était dessinée. Dans le royaume du lac, la météo n'était pas des plus lumineuses, cependant de l'autre côté de la frontière, il pleuvait des trombes d'eau. Les gouttes qui tombaient du ciel formaient un rideau si épais qu'il était presque impossible de discerner autre chose. De plus, il faisait plus sombre de l'autre côté à cause de l'orage.
Pour le coup, je n’ai pas vraiment envie de changer de royaume, se dit Kim.
Mais elle n'avait pas vraiment le choix. Il n'y avait rien d'autre à voir ici.
- Bon, allons y.
Kim franchit d'un pas l'étrange frontière. Immédiatement, la pluie s'abattit sur ses épaules avec une force inouïe. Il n’y avait que des collines à perte de vue, toutes plus grises les unes que les autres. La pluie battante avait transformé leurs versants en coulées de boue qui arrivaient jusqu’aux pieds de la jeune fille, ce qui la ravissait bien évidemment. Les arbres étaient plus nombreux et plus variés que dans la contrée du lac, mais ceux-ci étaient plantés en rangs d’oignons, ce qui ne laissait aucun doute quant à la présence d’êtres humains. Après réflexion, Kim songea qu’ils avaient très bien pu être éradiqués par la boue ou la pluie. Cette pensée ne la rassura pas beaucoup, étant donné qu’elle était en contact avec les deux. Elle se dit que dans le pire des cas, si c’était la pluie qui causait des problèmes, elle pourrait potentiellement s’en protéger en s’abritant sous un arbre. En attendant, elle continua de marcher, en n’ayant aucune idée de la direction dans laquelle elle se dirigeait. Elle se demandait même s’il faisait nuit ou jour tellement le soleil était obscurci par les nuages.
Après une bonne demi-heure de marche sous la pluie, Kim vit enfin des habitations se profiler au loin. Elle accéléra donc le pas, avec l’espoir de s’abriter, et de rencontrer de ses semblables. Mais évidemment, avec une Tulipe noire, l’espoir est quasi inexistant. Lorsqu’elle arriva enfin au niveau des bâtisses, Kim se rendit compte que celles-ci étaient à l’abandon depuis longtemps. Elles étaient faites de bois qui, sous l’effet des trombes d’eau, avait pourri et tourné au vert. Les toits s’étaient effondrés et seuls subsistaient les murs, mais plus pour longtemps. Elle décida malgré tout d’entrer dans ce qui restait des masures et d’explorer les alentours. Elle pourrait peut-être trouver un objet quelconque, utile à son aventure. Elle doutait de trouver une carte vu l’état des maisons, mais ne serait-ce qu’une arme, moins puissante certes, mais plus commode que sa bague, et elle serait déjà ravie. Malheureusement, après avoir fait le tour des bâtis, Kim n’avait absolument rien déniché à part de la boue sur le sol et des planches issues des murs et des toits. Dépitée, elle se remit en route.
La pluie ne faiblissait pas, et Kim commençait à avoir froid, surtout que le vent s’était levé. La sensation de ce dernier lui rappela encore une fois son rêve ou sa vision avec le mage et une fois de plus, elle se demanda ce qui avait bien pu se passer. Sans s’en rendre compte, Kim était arrivée dans une forêt, artificielle bien sûr, et la pluie, bien que forte, s’affaiblissait sous les arbres. Les feuilles obstruaient cependant, encore plus le peu de lumière émanant du ciel et c’est dans une atmosphère lugubre que Kim fit une étonnante découverte.
Là, au milieu des feuillus, un immense miroir était dressé, comme si celui-ci l’attendait. Kim ne l’avait aperçu que grâce à un faible reflet. Celui-ci était ovale et en bois, orné de motifs en spirale. Dans le clair-obscur, Kim ne distinguait presque pas sa propre image et elle décida donc de s’en approcher.
La jeune fille vit alors qu’il était à peine plus haut qu’elle. Elle pouvait se voir de la tête au pied dans le reflet que lui offrait la vitre uniforme. Mais la chose qui la surprit le plus, et qui n’avait pas l’air de l’inquiéter le moins du monde, était la totale absence de pied pour porter ce miroir : ce dernier lévitait. Evidemment, l’explication rationnelle était l’imprégnation de magie qui flottait autour de la psyché, mais ça ne changeait pas grand-chose à l’étrangeté du phénomène. Kim se dit très justement que ce miroir devait avoir quelque chose de spécial, mais elle ne voyait rien d’autre que son reflet étonné dans la glace. Alors qu’elle allait se détourner et passer son chemin, l’image se modifia subtilement. Les yeux de Kim s’illuminèrent de jaune, ses cheveux rouges devinrent transparents, sans pour autant perdre de leur matière. Son nez se transforma une porte tandis que sa bouche se changeait en l’image inversée de celle-ci, reflet de cette dernière dans l’eau qui ruisselait au sol. Le tableau final était une maison, entière cette fois, avec de la lumière à l’intérieur, que l’on voyait briller de l’extérieur. La maison disparut presque aussitôt que Kim prenait conscience de sa métamorphose. Cette deuxième vision, dont cette fois elle connaissait à peu près la cause, lui redonna du courage. Elle passa son chemin avec la ferme intention de revenir un jour pour découvrir ce que cachait réellement le miroir qui, à priori, lui avait donné la vision d’une chose qu’elle désirait ardemment : un abri.
Autre objet de son désir, Kim commençait à avoir légèrement faim. Elle n’avait pas oublié la nourriture qu’elle avait emportée avec elle depuis son départ de Toowaïyeff, car celle-ci pesait actuellement sur ses épaules. Ce qui la dérangeait était l’endroit où elle pourrait s’installer pour manger. Elle était consciente qu’avec la pluie, son sac était trempé et la nourriture à l’intérieur potentiellement aussi. Avec un soupir de dépit, Kim se dit que ses vivres allaient finir par s’avarier si elle ne les consommait pas rapidement, mais d’un autre coté si elle mangeait tout rapidement, elle n’aurait plus rien pour la suite de son voyage qui risquait d’être long, à moins d’avoir de la chance et d’être à quelques jours de Kimelano. Car c’était là-bas qu’elle devait se rendre de toute évidence. Peu importe qui avait modifié la couleur de la Tulipe, il ou elle d’ailleurs, chercherait sûrement à diriger le monde qu’il avait créé depuis le royaume le plus puissant de cette terre. La jeune fille savait que l’actuel roi de Kimelano était Tranyëm, ce qui ne la rassurait pas beaucoup. À moins que le mage à la source du bouleversement de la planète fût assis sur le trône à sa place. Ce qui était encore moins rassurant puisque Tranyëm, dernier en titre à avoir modifié la couleur de la fleur magique, était censé être le mage le plus puissant au monde. Quelle sorte de surhomme pouvait être capable de mettre en déroute la Lumière elle-même ? C’est en se posant cette question inquiétante que Kim sortit de la forêt artificielle.
La pluie s’abattit de nouveau sur ses épaules avec force et elle n’eut d’autre choix que de continuer à marcher inlassablement, dans le froid et la pénombre. Elle espérait que le paysage changerait à nouveau pour lui offrir autre chose que des collines boueuses à perte de vue, mais non. Elle ne rencontra pas de nouvelle forêt artificielle, ni même d’autre ferme en ruine. Elle espérait toujours tomber sur la maison en assez bon état que lui avait désignée le miroir, mais plus elle marchait et franchissait des collines, et moins elle croyait à cette vision fantasmagorique. Peut-être que la psyché ne lui avait montré que son désir le plus ardent sur le moment, non pas une réalité. Après tout il n’y avait aucune gravure, aucune inscription quelconque qui aurait pu lui indiquer ce qu’un miroir flottant faisait là, dans une forêt, sous la pluie. Ç’aurait très bien pu être un outil d’espionnage pour son adversaire. Après une énième colline, Kim remarqua une légère variation dans le paysage. En effet, à l’endroit où l’Henyët aurait dû redescendre pour gravir la prochaine montée, coulait une rivière.
Celle-ci était bien évidemment boueuse et si tumultueuse que Kim n’envisagea même pas l’idée de la traverser à pied. Cependant sur l’autre rive, se dressait avec ironie un village d’où l’on pouvait voir de loin briller très faiblement des fenêtres à travers le rideau de pluie. Kim songea que le destin avait décidé de ne pas l’aider à rendre le monde meilleur. En s’approchant prudemment de la rivière, elle remarqua un pont en ruine. Il restait quelques blocs de part et d’autre de la rivière mais celle-ci était trop large pour imaginer sauter d’un bout à l’autre, même avec l’aide des vestiges des piles du pont effondré. Surtout que ces dernières, avec l’aide du temps et de l’humidité, avaient commencé à être envahies par de la mousse et des algues extrêmement glissantes. Pourtant il fallait absolument que Kim traverse. Les fermes en face étaient un signe de vie concret cette fois, puisque des lumières avaient été allumées. C’était une chance de rencontrer des autochtones et de demander son chemin, de l’aide aussi, voire l’asile - à condition que les habitants aient le sens de l’hospitalité. La solution la plus « simple » pour traverser était donc de se servir de sa bague et de reconstruire le pont. Ou à la limite, en reconstruire un nouveau avec de nouveaux matériaux. Après tout, sa bague ayant une puissance aléatoire, Kim ne savait pas trop ce que ça allait donner.
C’est donc sous la pluie battante qu’elle tendit sa main droite une nouvelle fois avec la boule au ventre, vers le pont en ruine. Elle respira un bon coup car elle savait qu’elle allait se mettre en colère si ça ne fonctionnait pas et banda toute sa volonté pour obtenir le don de télékinésie, et bouger les blocs, mais sans succès. Encore une fois, peu importaient les efforts qu’elle fournissait, Kim n’arrivait toujours pas à maitriser la magie de l’Ëynomrah. Elle commença à s’agiter, à secouer sa main comme si ça pouvait changer quelque chose, et tous ses mouvements inutiles finirent par provoquer un mini glissement de terrain. Kim dévala la pente de la colline jusqu’à la berge, les fesses dans la boue et dans une colère qui aurait brûlé l’Enfer lui-même. Puis, comme souvent lorsqu’elle ne laissait pas ses émotions s’exprimer librement, la tristesse remplaça la colère et Kim baissa la tête devant la rivière et les lumières du village, les larmes aux yeux.
- Je ne comprends pas pourquoi ça ne fonctionne pas. La bague est sensée marcher pourtant, être un artéfact surpuissant. Mais rien ne sort. Je me fatigue à essayer de faire de la magie, mais vu les résultats, j’en viens à me demander qui je suis vraiment. C’est Forakäm qui a décidé que j’étais l’Henyët, lui et le Ryëterid. Mais qu’avaient-ils comme preuve que c’était bien moi ? Ne se sont-ils pas trompés dès le départ et confondus ma bague avec l’Ëynomrah ? Rien n’émane de cet anneau ! De moi non plus d’ailleurs. Je crois que je ne suis douée dans aucun domaine, à part celui de ruiner toutes mes entreprises. Je suis toujours aussi inutile et faible qu’avant. Tout ça n’est qu’un mensonge. Ils voulaient se débarrasser de moi, rien de plus…
Kim fit alors quelque chose qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps : elle commença à pleurer. Son découragement avait pris le dessus et après tout, la tristesse aussi était bannie à Toowaïyeff. Personne n’avait le droit de pleurer, si ce n’était pas d’empathie, comme lors de son cours d’histoire qui semblait maintenant remonter à des lustres. Pourtant, Kim avait pleuré. Elle avait pleuré en secret dans sa chambre, dans les toilettes de son école, de son collège, de son école supérieure de magie. Elle avait versé un nombre incalculable de larmes, toutes interdites puisqu’elles n’étaient pas la conséquence d’un mouvement d’empathie. C’était de la tristesse. Depuis qu’elle était jeune, elle était seule, différente et rejetée. Et toutes les larmes qu’elle avait pleurées avaient séché et à la place, elle avait dû afficher un grand sourire. Puis les années passant, elle avait arrêté de mentir et n’avait plus fait semblant de sourire. Son visage s’était fermé. Ce qui lui avait valu d’autres rejets et une solitude exacerbée. Et ce n’était pas Leïlah qui avait aidé. Elle la rendait encore plus différente et accentuait tout ce qui lui faisait mal : elle était seule au monde.
Plus Kim pleurait et plus la pluie s’intensifiait. Mais étrangement, au lieu de rendre la rivière encore plus tumultueuse, celle-ci se calmait peu à peu, jusqu’à diminuer son flot, le rétrécir, devenant insensiblement un modeste cours d’eau. Seule demeura la pluie, qui faisait écho au chagrin de Kim. Curieusement, elle semblait s’être réchauffée. Elle n’était plus glaciale mais tiède, et plus Kim pleurait, plus elle devenait chaude. Le visage tout mouillé de larmes, la jeune fille finit tout de même par s’en rendre compte, puisqu’elle n’avait plus si froid. Elle se dit que le climat était peut-être différent ici, et que la pluie pouvait devenir chaude, surtout avec une Tulipe noire. Sa tristesse l’engourdissait et même s’il était à présent possible de traverser la rivière à pied, elle n’en avait aucune envie. Elle aurait aimé qu’on la prenne dans ses bras et qu’on la réconforte. Elle ne savait pas ce que ça faisait d’être aimée, mais en l’occurrence, elle sentait qu’elle en avait besoin.
C’est alors que, miraculeusement, c’est exactement ce qui arriva. Kim sentit des bras l’enlacer par derrière. Elle sentit la chaleur d’un corps contre elle, qui la réchauffa et fit recouler ses larmes, avec encore plus d’ardeur. Elle ne savait pas qui était cet inconnu, parce que c’était un homme sans aucun doute, mais son contact lui faisait du bien. Elle sentait enfin de la bienveillance à son égard. Elle n’avait pas la force de se retourner pour voir qui était là avec elle, mais elle s’agrippa aux bras qui l’enlaçaient, comme si elle craignait qu’ils ne s’en aillent. Tout cela aurait bien pu être un rêve, mais elle ne voulait pas se réveiller si c’était le cas. Cependant, la curiosité fut la plus forte. Sans se retourner, elle demanda alors :
- Qui es-tu ?
- Je suis l’aide que tu as demandée, répondit l’homme mystérieusement en chuchotant.
- Je n’ai demandé d’aide à personne…
- Vraiment ? Alors, qu’est-ce que tu attendais à pleurer dans ton coin, sans traverser la rivière pour aller chercher de l’aide dans le village ? voulu savoir l’homme, avec un étonnement qui n’était pas feint.
- Et bien…maintenant que j’y pense, je suppose que j’attendais de l’aide ou un signe quelconque en effet, répondit Kim en souriant tristement.
- Dans ce cas, me voilà, répondit l’inconnu. Maintenant que je suis là, ça devrait aller mieux, non ? J’ai parfois ce pouvoir avec les humains. Je les rassure sans même le vouloir. Mais ça me fait tellement plaisir de les voir s’épanouir ! Il n’y a jamais rien de bon qui arrive lorsqu’ils souffrent. C’est une des rares choses que le Roi comprend, dit l’autre, en posant sa tête sur l’épaule droite de Kim.
- Encore le Roi…C’est de Tranyëm que tu parles ? demanda Kim.
- Oh lui…Non je ne parle pas du même roi, mais ne t’inquiète pas, tu n’as pas à t’en soucier pour l’instant.
- Je ne devrais me soucier que de la Tulipe, c’est ça ? questionna Kim qui commençait à se douter que l’homme derrière elle n’était pas tout à fait normal.
- En théorie oui, mais si tu ne te soucies pas de toi avant, tu risques de ne jamais trouver la Tulipe. Enfin bon, ne t’en fais pas trop pour ta bague ou ta quête, déclara l’homme, occupe-toi d’aller mieux pour l’instant. Une fois que tu seras prête, tu pourras toujours choisir de laisser le ciel avoir de l’amitié ou bien de faire en sorte qu’il te réjouisse. Tu pourras aussi demander à la rivière de te laisser passer ou de te laisser entrer. Et surtout, n’oublie jamais : je serai toujours à tes côtés dès que tu auras besoin de moi. Il n’y a pas un endroit dans ce monde où je ne suis pas présent. Tu ne seras plus jamais seule.
Sur ce, l’homme baisa la joue de Kim et s’éloigna lentement. La jeune fille se retourna alors, dans l’espoir d’apercevoir celui qui était venu la réconforter. Mais il n’y avait rien d’autre derrière elle que la colline qu’elle avait dévalé sur les fesses. Elle commença seulement à réfléchir sur le sens de ce que lui avait confié l’inconnu. Comment le ciel pourrait-il avoir de l’amitié pour elle ? Et cette histoire avec la rivière alors ? Le désarroi de Kim prenait le dessus sur sa mélancolie et sans qu’elle s’en rende compte, la pluie se calma peu à peu, à mesure que ses larmes séchaient. Elle s’avança doucement vers la rive. Kim en avait assez que sa bague n’obéisse pas, et elle ne supportait pas d’être faible comme ça. Ce royaume était déprimant à souhait, et enfin elle comprenait que c’était la Tulipe Noire qui avait cet effet. Chaque goutte de pluie était une larme. Les collines détrempées, la pénombre qui régnait à cause du mauvais temps constant, tout cela reflétait un état de peine profonde. Elle s’était laissée prendre au piège par la malédiction de la Tulipe. Maintenant qu’elle avait compris ça, Kim se redressa devant la rivière, la toisa de son mépris et ordonna :
- Laisse-moi passer.
Et l’eau obéit. Elle s’écartait de Kim à mesure qu’elle traversait son lit. L’Ëynomrah brillait bleu sur l’annulaire de Kim. Lorsqu’elle posa de nouveau le pied sur la terre ferme et non pas dans la vase, la rivière reprit son cours comme s’il ne s’était rien passé. En effet, l’air était toujours lourd de morosité, le sol n’était toujours que de la boue informe, à l’image d’un esprit dépressif. Aucune lumière dans ce paysage, aucun espoir. La seule détermination présente était celle de Kim, aussi forte que la volonté de mourir.
Elle se dirigeait à présent vers le village qu’elle distinguait de mieux en mieux derrière le rideau de larmes. Il y avait une dernière chose qui l’intriguait. C’était le fait qu’elle se sentait éreintée. Il n’était pas rare que pleurer soit fatiguant pour elle, mais en l’occurrence elle avait presque l’impression d’être fiévreuse tant elle se sentait faible. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle avait utilisé nettement plus de puissance magique que quelqu’un n’en usant jamais au quotidien. Beaucoup trop. Elle avait d’abord détruit le lac vivant, puis avait été entrainée dans une vision qu’elle ne s’expliquait toujours pas et enfin, elle venait de changer les propriétés même de l’eau, en modifiant le débit de la rivière. Contourner les lois de la matière et du temps, et détruire la vie comme elle l’avait fait n’étaient pas de simples tours de passe-passe. Son état de fatigue musculaire et mental s’expliquait ainsi, le royaume actuel n’arrangeant pas les choses.
Lorsque Kim arriva enfin devant la première bâtisse, ses jambes tremblaient et ses yeux se fermaient tout seuls. Elle eut à peine la force de frapper à la porte, et quand enfin quelqu’un vint lui ouvrir, elle s’écroula, vaincue.