Chapitre 12 - L'œil clair et la voix sombre

Aux Lendemains Sans Peur,

Le jour de la présentation des talents de l’armée kalokas.

 

Depuis l’annonce d’une nouvelle armée sirélienne, les arrestations dans la capitale s’étaient accrues. Les miliciens de Loris voulaient, eux aussi, prouver leur efficacité. D’immenses chasses à l’homme s’organisèrent alors pour trouver Andzrev, le protégé du ministre Asage. Dans cette traque sans fins, les miliciens écrouèrent tous ceux qui avaient mauvaise réputation. Les petits voleurs, les diseuses de Bonaventure ou les vendeurs du marché noir furent leur cible principale et le cénacle des Oripeaux leur terrain de jeu.

_Qui d’autres aurait bien pu aider un chien errant à s’échapper à part ces misérables ? se moqua l’adjudant-chef Gérald en dirigeant son escouade sur ce qui restait des Oripeaux.

Ils avaient attendu que la nuit tombe pour envoyer une troupe de miliciens véreux. Dans le noir, tout le monde faisait son marché dans cette cour des miracles. Larcins, spectacles de rues, amourette d’un soir, ou autres habitudes secrètes avaient sa part belle au cénacle. Ce genre de miliciens le savait. L’adjudant-chef commença son enquête en essayant de tirer les vers du nez à une prostitué qu’il ne voulait pas payer pour ses caresses, un autre saccagea l’étale d’un vendeur d’épices plus causant. Le nez enfoncé dans un panier de Safran, l’adolescent apeuré pointa du doigts un homme coiffé d’une iroquoise. Krÿ n’eut pas le temps de s’enfuir qu’il se trouva genoux à terres, deux pistolets pointés sur lui. La trouvaille chez lui des vêtements qu’Andzrev portait le soir de sa disparition ne l’aida pas à paraitre moins coupable. Pour cet affront, la milice rafla tous ceux présent ce soir-là. Simples visiteurs, malchanceux, appatrides ou vrais résistants, tous furent écroués. Malheureusement, les deux bras droits du roi des vauriens en faisaient partis. Zorina et Krÿ furent même les premiers concernés. Pour ne pas remplir des camps inutilement, le convoi s’arrêta d’abord dans la plus grande Bant de la ville. Après un interrogatoire, les coupables partiraient pour les Lendemains Sans Peur, les autres resteraient en prison ou seraient relâchés selon l’humeur des gardes. Mais, bien que tous les Oripeaux étaient fidèles à Flopin, certains d’entre eux parlèrent par peur du châtiment. Les miliciens ne voyant que faiblesse dans ces bavardages, exécutèrent tous ceux qui s’étaient épanchés sur le sujet. Après quelques jours d’enquêtes, la milice avait fini par départager ceux qui iraient en terres australes et ceux qui resteraient purger leur peine dans la Bant. Aucune personne de la rafle ne fût relâchée. Sur la centaine de prisonniers, moins d’un tiers fût envoyés en prison et une dizaine d’Oripeaux sorti des interrogatoires par la morgue. Pour le reste, des trains furent affrétés pour les conduire en terres australes. Sous les ordres de Loris, il n’exista aucune preuve de ces arrestations. Aucune liste officielle ne recensait les Oripeaux et aucune famille ne serait prévenu de leurs sors. Parce qu’ils ne comptaient pas pour les dirigeants qui ne voyaient en eux que des vauriens inutiles.

 

_Tania, repère tous ceux qui pourront nous être utiles et fais-en part à Bernard. Il te servira de mémoire lors de leurs admissions à leur cabane, lui commanda Gaultier en entendant l’arrivée d’un nouveau train au petit matin.

 

Sans plus de cérémonie, les deux acolytes sautèrent de leur couchette pour exécuter le plan de leur leadeur.  Face à la gare, ils n’en crurent pas leurs yeux. Le camp n’avait pas connu un tel débarquement depuis la rafle de Byan. Ils ne seraient pas assez de deux pour repérer toutes les bonnes recrues. De toute façon, face à tant de détresse humaine, Bernard et Tania eurent du mal à tenir à bien leur mission. Ils avaient l’impression que tous les apatrides de la capitale s’étaient fait prendre en même temps. Parmi eux, l’extralucide repéra les yeux couleur miel d’une femme. Sans raison, Tania se hâta de la suivre. Elle était attirée par elle et voulait en savoir plus.

_Qui as-tu repéré ? voulut savoir Bernard. Un pouvoir, une personne importante, un secret à révéler.

_C’est une simple humaine, répondit laconiquement Tania sans prêter plus d’attention à son ami.

_Et qu’est-ce qu’elle a de plus que les autres dans ce cas ?

La jeune extralucide continua à suivre la nouvelle recrue en devançant son ainé dans sa course.

_Une âme si lumineuse. Regarde, elle, c’est la seule à sourire à toutes les personnes qu’elles croisent et à s’inquiéter pour les autres, le reprit Tania avec excitation en arrivant au bureau des admissions.

_C’est surtout une religieuse-sectaire, comme l’indique le triskèle qui arbore sa narine, chuchota Bernard septique.

_Vénérer les trois énergies offertes par Namon n’est pas être sectaire ! s’énerva Tania, attirant ainsi l’attention sur elle.

Les miliciens chargés des admissions la sermonnèrent alors, lui sommant de donner aux nouveaux arrivants leurs combinaisons. Les deux amis s’exécutèrent, conscients qu’ils n’avaient pas bien réalisé la mission de Gaultier, comme souvent.

 

_Tenez-vous le plus à gauche des autres, ne souriez plus et ayez l’air apeurée, chuchota Tania à la recrue qu’elle avait repérée en lui tendant son habit blanc de prisonnier humain.

 

Sans comprendre réellement pourquoi, la femme aux yeux de miel s’exécuta. Sous le regard inquiet de l’extralucide, l’humaine à la peau brune enfila son ensemble et courba le dos comme si le monde lui était tombé dessus à l’instant. D’un regard, elle intima d’autres personnes venues avec elle de l’imiter. Sans débats et comme à leur habitude, les gardiens avaient séparé tous ceux qui paraissaient plus confiants, forts et vaillants du reste de la troupe. Quant à ceux qui étaient jugés comme ayant l’œil vide, les mains tremblantes ou le dos courbés, ils furent affiliés à la cabane A par défaut. Pour le plus grand bonheur de Tania, Bernard accueillit sans le savoir une petite partie des Oripeaux de la capitale.

_Enchantée, je m’appelle Zorina, se présenta enfin la femme mystère en tendant sa main à celle qui l’avait aidé.

_Oui ! Mais ce n’est pas sous ce nom que vous avez été mis sur la liste ! s’enthousiasma Tania en lui serrant la main avec frénésie.

_Non, on l’appelle l’œil clair par chez nous. Elle n’a aucun pouvoir, mais peut pourtant lire en chacun de vous ! les coupa Krÿ, le jeune homme aux yeux verrons qui la suivait comme son ombre.

Sans plus attendre, Gaultier s’avança alors droit vers cette femme aux yeux d’or. Il la dévisagea sans se cacher, examinant ainsi ses longs cheveux noirs qui lui arrivaient jusqu’à la poitrine. À son tour, elle plongea alors son regard pénétrant dans ses yeux. Dans un sourire en coin, elle inclina sa tête sur le côté, comme si elle avait perçu quelque chose en lui.

 

_Ma tête ne vous reviendrait-elle pas, madame la voyante ? lâcha Gaultier en se penchant sur elle comme s’il pouvait lire en elle à son tour.

_Vous êtes recherchés par tous les miliciens du Nouveau Monde, ils ont même créé une armée pour vous retrouver et vous, vous vous cachez tout simplement ici. Bien jouer Monsieur Kajut, répondit simplement Zorina en lui tapotant l’épaule sans crainte.

À ses mots, un vague d’étonnement se fit entendre dans toute la cabane. Comment une simple humaine pouvait savoir ça, sans avoir de don. Le long silence qui suivit fut alors comblé par Krÿ qui applaudit l’exploit d’un ton moqueur.

 

_Je nous présente, nous faisons partie des Oripeaux. Doués de nos mains ou voleurs, voyantes ou bonimenteuses, nous sommes là pour vous servir cher Élu, ajouta-t-il sous l’œil méfiant de Gaultier.

_Oubliez-le, il aime le spectacle, le coupa Zorina. Disons juste que je suis une grande perspicace et que j’étais présente à la dernière intronisation. Je vous ai donc déjà vu, Monsieur Kajut. Rien d’extraordinaire, ajouta la femme mystérieuse.

À la suite des présentations, Manon se fraya un chemin jusqu’aux nouvelles recrues. Ils étaient peut-être sa seule chance d’en savoir plus sur la fuite d’Andzrev. Déterminée, elle s’approcha de la femme qui la regarda attentivement.

_Et vous, vous êtes celle que certains croient morte et que d’autres cherchent à sauver, reprit-elle avant que Manon ne parle.

_Que savez-vous exactement ? lui répondit la télépathe sans cérémonie.

Krÿ se plaça alors automatiquement entre elles comme pour protéger la voyante. Instinctivement, Gaultier l’imita faisant reculer le  jeune homme dans un sourire gêné.

_La demoiselle vous a posé une question, insista-t-il en bombant le torse.

_Vous deux, vous auriez plu à Flopin, répondit enfin Zorina. Krÿ et moi faisons partie de ses bras droits. Nous étions donc là quand il accueillit votre frère, reprit-elle en observant tout ce qui se passait autour d’elle d’un œil clinique.

Du haut de ses quarante ans passés, la nouvelle prisonnière expliqua leur implication dans les vols des cartes du Nouveau Monde et du plan des Oripeaux pour rejoindre la résistance de Mÿrre.

_Dévoués à Flopin, mais amoureux de notre cratère, nous avions pris la décision de rester dans notre royaume. Même après son départ avec Andzrev. Aux dernières nouvelles, ils ont atteint le dernier cirque avant le grand désert de Yacuiba. Malheureusement, depuis peu, les miliciens sont sur leurs traces. Certains des nôtres ont parlé des spectacles de rues, ajouta-t-elle en touchant le triskèle sur sa narine gauche comme par superstition.

_Traitres. Ils ont juste parlé des cirques ? s’inquiéta soudainement Manon avec une rage qui n’était pas la sienne.

Tendue par ce changement de ton, la femme perdue le regard maternel qu’elle avait posé sur l’adolescente jusqu’ici.

_Non, ils n’en savaient pas plus ! Ils étaient simplement apeurés de ce qu’on pouvait leur faire et ils ont parlé. Les traites ce sont ceux qui utilisent leur propre pouvoir contre leurs peuples, contre leurs enfants, se défendit Krÿ avec ardeur en recoiffant son Iroquoise.

_Andzrev a révélé nos petits secrets de famille, comprit Manon sans prendre l’attaque personnellement. Asseyez-vous, nous avons encore un peu de temps avant que la journée de travail commence. Nous allons vous expliquer ce qui se passe ici, reprit-elle d’une voix plus posée.

 

Bien qu’elle se montrât plus douce, Zorina ne se sentit pas rassurée par Manon pour autant. Instinctivement, elle s’assit aux côtés de la silencieuse Solenne qui gardait les yeux rivés sur le sol sans parler. Attirée par l’extrême pâleur de sa peau et de ses cheveux blonds, elle eut envie de la prendre sous son aile sans savoir pourquoi.

_Le matin, quand la sonnerie retentit, nous allons à notre poste. À moins qu’on vous ait informé de l’inverse, vous êtes là pour casser des cailloux et les transformer en gravier. Sans réel but. Quand une deuxième sonnerie retentit en fin de matinée, nous avons le droit à une pause. C’est la relève des soldats. Quand elle retentit une dernière fois, c’est la fin de la journée. Il n’y a rien de compliqué, expliqua Gaultier face aux nouvelles recrues amassées autour de lui.

_Et maintenant, à vous de nous donner quelques informations ! le coupa Manon en le rejoignant au centre du demi-cercle. Quels sont les événements de l’extérieur qui pourraient nous être utiles ? insista-t-elle en toisant les Oripeaux.

 

Zorina répondit laconiquement à toutes ses questions, pressée que l’interrogatoire se termine. Elle termina par les informations les plus importantes, la création de l’armée kalokas. Elle décrivit dans les moindres détails ce qu’elle avait lu dans les journaux et appris de ses amis sur place.

 

_Aux dernières nouvelles, le ministre Asage devait retrouver l’Élu des jaunes à Erden pour déterminer les postes de chacune des recrues. Votre sœur est à la tête des festivités, continua la quarantenaire.

_Une belle rousse hargneuse, se permit Krÿ malgré le regard exaspéré de Zorina.

_Parait-il que le ministre se présentera avec une épée mythique  ? Ajouta-t-elle.

 

À ces mots, Manon déchargea, sans le vouloir, un peu de son aura bleuté autour d’elle. Intriguée par tant de colère, Zorina se leva pour tenter d’apaiser la jeune femme. En vain. Manon préféra s’agiter et fit les cent pas en marmonnant au centre de la cabane.

 

_L’épée de Zro… Outil très puissant. Sa lame anéantira toutes forces qui mettent en danger l’équilibre des dons. Bon ou mauvais… L’hors du commun sera détruit si une âme pure la brandit pour réclamer justice. Dangereuse. Elle n’est pas une création divine, murmura-t-elle à sa propre intention.

_Manon, calme-toi. On est loin des combats pour le moment et ce n’est qu’un mythe, voulut la rassurer Gaultier.

 

Manon eut l’air pourtant offusquée de ses mots. Elle l’ignora et ne répondit pas à ce qu’elle prit pour une attaque.

 

_Infamie ou prévoyance, qu’ont-ils créé, répétait-elle en tournant en rond dans son nuage bleuté.

Zorina se sentait de plus en plus perdue face à cette adolescente haineuse. On ne l’avait jamais décrit ainsi. Comment une telle fureur pouvait habiter une femme si jeune. Perdue dans ses pensées, elle scruta attentivement Solenne qui fixait toujours le sol sans mots dire.

 

_Par la Déesse, murmura Zorina en tirant Gaultier par la manche d’une main et en pointant du doigt le sol.

Sous les pas de Manon, une ombre qui n’était pas vraiment la sienne se déployait sur le plancher. Le bras droit de Flopin comprenait enfin ce que Solenne voyait depuis le début. Ce n’était pas une jeune femme de dix-sept ans qui s’adressait à eux, mais bien une Déesse vieille de milliards d’années. Sous les yeux ébahis de Gaultier et de Zorina, l’ombre de Manon arborait une couronne aux bois de cerf, une immense cape et un sceptre à tête de loup. Rien de ce que Manon portait vraiment en leur parlant.

_De quels droits font-ils ça ? Monter les enfants des uns contre ceux des autres ! Combattre pour régner, tuer pour avoir le pouvoir, torturer pour écraser les différences, ils me le paieront ! s’énervait Manon tandis que son ombre prenait de l’ampleur comme si elle devenait hors de contrôle.

Au tour d’elle, toute son aura se dissipait sans qu’elle ne s’en rende compte. Personne n’osait parler ou l’interrompre. La sonnerie du matin rappela pourtant à l’ordre l’assemblée de la cabane A. Malgré son horrible mélodie, elle ne suffit pas à sortir Manon de ses pensées. Plongée dans une haine qui n’était pas la sienne, le spectre que tenait son ombre semblait s’agiter autour d’elle. Comme s’il donnait des coups à un ennemi fantôme.

 

_Manon, c’est fini maintenant. Il faut commencer sa journée, tenta désespérément Gaultier sans succès.

_Son pouvoir semble agir contre sa volonté, constata Zorina en montrant du doigt son aura.

_Elle va nous causer des problèmes si ça continue, ajouta Krÿ en entendant des soldats se rapprocher de leur cabane.

Une flamme semblait danser dans le regard d’émeraude de Manon. Elle n’entendait plus la voix de ses amis. Perdue dans un combat qui n’était pas que le sien, elle ignora les injonctions autour d’elle, jusqu’à ce que sa sœur intervienne.

_Manon ! s’emporta soudainement Solenne en la rejoignant à grands pas. Je l’entends te parler de la haine que tu aurais reçue en héritage, s’écria la nouvelle enfant avec ferveur. Elle se trompe, c’est sa vengeance qui t’anime. Pas la tienne. Elle se sert de ta fougue et du feu qu’il y a en toi pour demander réparation. Si un jour tu dois tuer notre père, ce sera en pleine conscience. Pas pour elle. Je t’en prie réveille-toi. C’est notre combat, pas le sien ! Manon !

Sous l’étreinte puissante de sa sœur adoptive, Manon lâcha soudainement prise. Comme si de rien n’était, son ombre reprit une forme cohérente dans l’incompréhension générale. Zorina suivit malgré elle les ordres des soldats qui intimaient à toutes la chambrée de sortir. Dans un regard empli de question, elle perçut la réelle âme de Manon. Rassurée, elle lui accorda un hochement de tête qui voulait dire qu’elle serait là pour elles.

 

_Gardons un œil sur elle, tu veux bien la voyante ? chuchota Krÿ en grignotant un quignon de pain qu’il avait volé dans la cohue générale.

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