Chapitre 12 -- Une représentation gâchée

Par Capella

Emily était seule avec Aria, dans les Jardins du Sommeil. Une main sur la poitrine, Emily agitait ses lèvres, et le Cor lui répondait, et elle comprenait. Parfois, elle riait et renvoyait une blague, et c’était Aria qui se prenait d’un rire. La flûte du vent jouait un air autour d’elle, et l’herbe bruissait sur son passage. Les oiseaux poussaient des bruits en ouvrant le bec, et les insectes, par leurs ailes.

Quand Emily sentit son corps se faire agiter, le paysage vira du jardin à sa chambre. Devant elle se trouvait le Cor de la Maladie, la considérant de ses cheveux noirs translucide dans lesquelles se baladaient des notes de musique. Emily en fut quitte pour se lever en sursaut, considérant sa mère avec horreur.

« Bonjou… » Elle s’arrêta en cours de route, considérant ce qu’il se passait dehors. La lune, les étoiles ; la nuit.

« Bonsoir, signa-t-elle. Que me vaut votre visite ? »

Emily signait de façon élégante et assurée, mais en esprit, elle hurlait à la mort. Elle vit Symphonie se prendre d’un petit rire avant de s’asseoir à ses côtés sur le lit.

« Mon enfant, il s’est passé un nombre de choses stupéfiantes, en cette nuit. »

Emily eut du mal à avaler sa salive. Quelqu’un l’avait trahi ? Si ce n’était pas Armand, pas Kyss non plus, alors c’était forcément Oléna. Ou les Sol, maintenant qu’elle y pensait. Elle n’avait exprimé son désir de fuite qu’après du seigneur qui avait dépêché des hommes de confiance… Alors peut-être même étaient-ce ceux là, attirés par une quelconque récompense à jouer les traîtres de la princesse !

« D’abord, Harold est venu me voir, sous prétexte que tu manigançais quelque chose. Curieuse comme je suis, j’ai attendu devant ta chambre, et quelle ne fut pas ma surprise de voir ton Opéra la quitter quelques minutes avant que nous nous retrouvions ensemble. Il est allé dans la salle commune, et qu’elle ne fut pas ma deuxième surprise d’y voir l’Opéra de ton père. »

Emily avait un peu de mal à respirer. L’angoisse d’avoir été prise cédait sa place à une situation dont elle n’avait absolument pas connaissance.

« Alors, Armand et Tess ont filé telles des souris vers les portes des Ré pour libérer les Opéra, les pousser à se transformer pour fuir. Sois sans crainte, ils ont tous été retenus. »

Emily détourna un instant le regard, blême, mais s’efforça de garder contenance.

« Ceci étant, il m’aurait sûrement fallu attendre un peu moins longtemps avant d’agir. J’aurais pensé que tes petits Opéra auraient eu l’envie de fuir sous le couvert de la discrétion pour se libérer des chaînes Ré, mais qu’elle ne fut pas ma surprise de voir qu’au bout d’un moment, tous se sont mis à tuer leur propriétaire avant de partir. Avant de tenter, de partir, s’entend.

— Quoi ?! Vous mentez, n’est-ce pas ?

— Et, je regrette de l’avoir découvert trop tard, sincèrement. Ton père méritait une mort un peu plus héroïque, que charcuté durant son sommeil par son esclave. »

Cette fois, les poumons d’Emily s’étaient bloqués. Elle était prise de vertige, entre le réveil nocturne qui lui fatiguait le crâne, et cette annonce qui lui donnait envie de se laisser tomber depuis la fenêtre pour se rendormir vite.

« Enfin, il doit être content. Tu es une traîtresse qui a lancé une révolte Opéra ; Kyss sera couronné demain. Je vais te prévenir à propos d’une chose très importante, ma fille. Demain, à l’annonce de sa succession officielle, Kyss prononcera des mots, des mots douloureux à entendre, des mots cruels. Ils viendront de moi, car s’il ne les prononce pas, tu seras condamnée à mort, et ton frère ne le voudra jamais. Tu mérites d’être punie, et j’ai trouvé une somptueuse façon de le faire. »

Symphonie se leva en prenant la main de sa fille, la poussant à se lever.

« Mets des vêtements propres, je t’emmène dans les cachots. »

La jeune femme demeura interdite un certain temps, considérant le Cor sans le faire vraiment.

« Allez, qu’attends-tu ?

— Oui. Pardon, mère. Je me dépêche. »

Elle se dévêtit sous les yeux de sa mère, patiente, et mit de quoi tenir une journée, ou peut-être bien plus sans se changer. La tâche terminée, le Cor de la Maladie lui offrit sa main, et Emily la saisit. Elle fut ainsi guidée dans les sombres couloirs, vers les sous-sols, là où dans une cage en verre, elle fut isolée. Symphonie ouvrit la porte à l’aide d’une clé plate qu’elle déposa sur un écran, ouvrant la cellule, et la refermant derrière la jeune femme avant de s’en aller sans un mot.

Emily ramena ses jambes à sa poitrine et attendit patiemment, le regard braqué vers le sol, se demandant si son père avait vraiment pu mourir alors qu’elle rêvait de champs et d’arbres, bien à l’abri des actes idiots de son Opéra. Elle se demanda si Armand s’était-il fait exécuter, si Kyss avait-il appris la nouvelle – s’il allait détester sa grande sœur pour un plan qu’elle n’avait pas commis. Ses réflexions lui prirent bien des heures, jusqu’à ce qu’en fait, Aria arriva devant sa cellule. L’invitée qu’elle attendait sans doute le moins, à ce stade.

La mèche derrière son oreille, son œil d’améthyste et ses lèvres malicieuses étaient en train de remuer.

Je ne peux pas t’entendre, andouille, songea Emily, avec un sourire. Le sourire devint rapidement un rire. Il lui fit comprendre qu’elle était en pleine crise de nerf.

Quand elle vit Aria faire des ronds de son doigt pour façonner son cor, Emily perdit son sourire pour laisser sa place à des yeux ronds. Elle admira Aria porter l’instrument à sa bouche, et souffler.

« Désolée, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour parler avec toi. »

Emily porta une main à ses oreilles, regardant tout autour d’elle, les oiseaux qui volaient, l’herbe sous ses pieds, la lumière du jour sur la strie au sol.

« J’ai toujours préféré le soleil à la lune. Les couleurs sont plus belles, de jour. Désolée encore, si le changement d’heure te déstabilise, de fait. »

Emily se tourna vers Aria, les mains sur ses oreilles, reculant. Elle poussa un gémissement, de stupéfaction, et aussitôt, ses mains quittèrent ses oreilles pour couvrir sa bouche.

« Tu n’as jamais appris à parler, je crois, mais tu peux surement essayer, ici, » prononça Aria d’une voix qui sonnait perçante.

C’est cela, qu’on appelle une voix aiguë ? songea Emily, abasourdie, se remémorant les rares explications qu’on lui avait fait des différentes octaves des sons.

Elle sentit son cœur battre à tout rompre, sa respiration devenir erratique – respiration, qu’elle entendait. Des larmes se mirent à couler, et un sourire la gagna.

« C’est une blague ? Je peux entendre, et parler… Et parler ! Je peux entendre… Aria, je peux entendre !

— Moui, je suppose.

— Je peux entendre Aria ! cria-t-elle en avançant vers le Cor. Je peux entendre ! »

Elle prit une grande inspiration et poussa un cri infernal. Le Cor du Sommeil se crispa, et sa voix résonna dans tout le jardin, colorant les joues d’Emily de la rougeur divine des roses rouges.

« Je… crois qu’on devrait parler de quelque chose d’important, princesse. Je n’aime pas jardiner dans un jardin qui s’efface au réveil, alors je ne compte pas rester ici longtemps. Et puis, ce n’est pas un endroit qui me rappelle beaucoup de bons souvenirs, que mon jardin onirique – mon vrai Jardin du Sommeil… Votre père est mort, et vous, vous êtes en difficulté.

— Je m’en fiche ! Je reste ici ! Ici, au moins, rien ne pourra plus jamais me mettre derrière des barreaux, me faire du mal, me pousser à tuer des gens ! »

Elle poussa un rire qu’elle trouva divinement argentin. Même sa voix était une jolie chose. Ce monde était tout ce qui lui manquait pour sentir qu’elle avait enfin un peu de valeur.

« Armand capturé, papa est mort, Kyss va être traumatisé, fit-elle avec un immense sourire. Franchement qui voudrait rentrer ! »

Et elle éclata une fois encore de rire, se tenant le ventre tant ses abdos la faisait atrocement souffrir. Elle ne s’était pas esclaffée ainsi depuis tellement longtemps !

— Je ne vous laisserai pas demeurer ici. Vous êtes loin d’être morte, et vous avez une promesse à tenir. Et puis, je crois que vous seriez triste de voir votre ami mourir.

— Ah, Armand n’est pas mort ?

— Pour le moment, seule une personne s’est fait éliminer chez les Opéra. »

Aria se leva, et d’un claquement de doigt, le décor changea. Tess entra dans la chambre dans laquelle les deux femmes se trouvaient désormais ; la chambre royale. Pour l’attester, le corps endormi du Roi, serein sous les draps de son lit. Celui de son Opéra était couvert de sang tandis qu’elle approchait de l’endormi. Longtemps, elle y resta, les membres sclérosés, sa respiration se faisant erratique et sauvage ; et hésitante. Trop, en tout cas, pour que le roi finit par entendre son souffle semblable à celui d’une bête sauvage. Tess se braqua en voyant un mouvement, les yeux du roi clignant avec circonspection.

« Tess ? Que me veux-tu… »

Emily entendait la voix de son père pour la première fois, et cela lui donna envie de pleurer. La jeune femme au teint halé qui faisait face au roi se fit de plus en plus terrifiée.

« Ah, je vois, fit Adamantite. C’est Emily qui t’envoie, c’est ça ? »

Le dos de Tess se plia alors vers l’arrière et une patte arachnéenne surgit son ventre pour perforer le crâne du Roi, tirant un sursaut et un cri d’effroi à Emily qui assista à la scène.

Longuement, la princesse sentit les sueurs froides remontent le long de son échine tandis que Tess fixait le cadavre sans bouger.

« Eh bien. Cela, je ne l’avais pas vu venir. Je n’aurais pas cru Emily capable de ourdir pareil plan. Je suppose que vous avez agi sans son aval. »

Symphonie venait d’apparaître, à l’effroi de Tess qui recula contre le lit, livide. Le Cor de la Maladie fit apparaître son instrument et souffla. Ce fut un son grave, fort, qui faisait vibrer l’air autant que les os, et alors, Tess se flétri. Telle une fleur qui fanait, sa peau s’abîma, ses cheveux tombèrent, ses yeux glissèrent de leur orbite pour s’écraser par terre. Un râle rauque sortit de sa bouche, et à la fin, il ne resta qu’une peau sèche de prune vidée de son eau.

Aria claqua les doigts et le décor redevint jardin.

« Tu peux encore sauver les autres. »

Emily demeura passive, considérant l’étendue d’émeraude qui se dessinait jusqu’à en noyer ses yeux de satiété, le regard vitreux, la bouche sèche. La flûte du vent sifflait quelques douces mélodies qui se couplait au chant des oiseaux, des cigales qui se frottaient les ailes, des cheveux d’Aria qui bruissait comme de l’herbe dansante.

« Je reste ici », répéta Emily avec un sourire à bout de nerf. Elle porta les mains à son visage. « Je n’irai plus jamais dans le monde réel. Je n’irai plus jamais dans un endroit où je ne peux pas entendre. »

Elle sentit une main se poser sur son épaule.

« Qu’est-ce que cela change, que tu entendes ou non, princesse ?

— Ça change que j’arrête de souffrir, idiote ! cria-t-elle, tirant un mouvement de recul à la jeune fille. Pourquoi je devrais être heureuse d’être née cassée si on ne cesse de me rappeler que je suis inutile, que je vaux moins qu’un gosse de six ans pour gouverner ! On se sent obligé de me chasser, de tuer les gens que j’apprécie, de me forcer à en tuer d’autres, juste parce que ces putain d’oreilles ne fonctionnent pas ! » rappela-t-elle en frappant de toutes ses forces lesdites oreilles à chacune de ses dernières syllabes.

Aria avait lié ses doigts ensemble, le regard inquiet et les lèvres tremblantes.

« Tu avais l’air heureuse, avec Armand.

— Oui, je l’étais. J’ai toujours été fière de ne pas entendre Armand se plaindre, de ne pas entendre mon père pousser ses soupirs de dépit, de voir Kyss m’ailer, de converser avec Harold, tellement désireux d’être mon ennemi qu’il parle surement mieux le signe que la langue orale. Grâce à eux tous, je me suis toujours sentie comme un être humain avant que… que les autres ! ne viennent me dire le contraire, tous les jours, tous les jours, tous les jours, tous les jours ! »

Aria lui adressa un regard soutenu, puis se détourna de la jeune fille pour considérer les fleurs.

« On ne peut plus changer sa vie, finalement ?

— Oh, si on le peut ! répondit la princesse d’un rire cynique. Mais quand tout un groupe se passe le mot pour t’en empêcher, ça devient tout de suite plus difficile. »

Il y eut un silence, couplé par le son du vent et des bras d’Aria contre l’herbe. L’imitant, Emily fit passer sa main sur le sol viride, écoutant les frottements végétaux contre peau humaine. Elle eut un piteux rictus. Elle n’était même plus heureuse d’entendre. Tous les sons sonnaient si… vides.

« Je t’aiderais tout de même. Tu es devenue une fleur de mon jardin, désormais.

— C’est cela, oui, aidez-moi comme vous le voulez, mais je ne sortirai pas… »

Quand le jardin céda sa place à sa cellule, la fin de sa phrase lui tira un gémissement douloureux pour la gorge, tandis que le monde s’était coupé de tous ses sons.

De l’autre côté du verre, Aria se leva lentement et entreprit de quitter la prison dans un voile de cheveux. Emily se jeta contre la vitre pour la tambouriner et empêcher l’enfant éternelle de s’éloigner, mais cette dernière disparut sans se retourner.

Emily garda les bras posés contre la cellule, considérant le couloir désormais vide avec un désespoir sans cesse grandissant. Elle se laissa choir sur le sol, regardant passivement ses paumes.

Ce qu’il était agréable de ne rien entendre. Elle se sentait elle, plus complète, elle se sentait la princesse Emily qu’elle avait toujours été, celle qui était aimée d’Armand, et puis, celle qui était détestée de tous les autres.

Il faut forcément parler pour être humain ? Non, je sais bien que non. Mais pour être aimée, oui. Et pourtant, je suis plus rassurée ici que dans ce jardin…

Quand la jeune femme se sentit soudain lourde et brumeuse, elle dut bien conclure qu’elle s’était endormie ; avant d’être réveillée par sa cellule que l’on ouvrait. Deux soldats Mesurr la saisirent par le bras pour la traîner hors de sa prison.

Je sais encore marcher, bandes de demeurés… Mais bon, allez-y, offrez-moi tous les handicaps que vous le désirez, on est plus à ça près !

Elle fut traînée loin, loin dans la cité, jusqu’à la place publique, devant la statue du premier Roi Ré et de son Opéra. Quelque chose de franchement incroyable devait être en train de se dérouler là, à en juger par la foule qui s’était amassée autour du roi, de ses conseillers et des quatre Cors de Ré.

Les yeux fermés, les lèvres expirant des soupirs épuisés, elle n’offrit aucun regard à ceux qu’on lui dardait. Probablement de la pitié pour certain, du mépris pour d’autre et puis des émotions dont elle n’avait, au bout du compte, diablement rien à foutre. Elle voulait juste dormir un peu plus. Rien qu’une sieste de vingt minutes pour être en forme, parce que l’envie d’un coussin était plus impérieuse que tout le reste.

On la traîna sur la place, où le roi – ce roi de six ans –, dominait l’assemblée, entouré de ses gardes. Symphonie se dirigea jusqu’à la princesse pour se tenir face à elle. Emily voulut lui retirer l’honneur d’un regard, mais lorsque Kyss eut un mouvement de bras et que Symphonie se mit à signer, impuissante, elle dut la regarder faire.

« En ce jour, moi, Kyss Ré, deviens votre nouveau souverain après la tragique mort de mon père, et la trahison de l’héritière légitime… »

Emily leva les yeux au ciel et ne regarda plus que de manière distraite tout ce que lui rapportait Symphonie avec son éternel sourire de diablesse. Des paroles vides de sens, convenues, et beaucoup trop sophistiquées pour un garçon de son âge, aussi sérieux était-il dans son apprentissage du parler. Quand au bout d’un moment, les signes mentionnèrent les Opéra, elle se fit soudain plus attentive.

« En raison de leur acte de haute barbarie, les Opéra seront tous éliminés, et cette famille au sang… impur… sera retirée de nos terres sacrées. Si Emily aurait dû subir le même sort, nous avons néanmoins appris que les Opéra ont agi si loin sans son aval, et pour preuve de sa bonne foi, je veux croire en ma sœur qui a toujours été d’une bonté et d’une gentillesse pure à mon égard. L’exécution, qui aura lieu demain, verra… »

Emily ouvrait des yeux ronds à sa mère, attendant impatiemment la suite, mais le Roi avait dû se taire, car Symphonie ne poursuivit pas. À la place, elle vit Kyss se retourner vers elle, et dans ses yeux, elle découvrit une peine horrible, ses yeux si mouillés qu’il en faisait chatoyer ses somptueux iris couleurs spinelle.

Mère, que lui avez-vous dit…

Quand il se retourna vers l’assemblée, les signes reprirent :

« La première exécution sera celle de son Opéra personnel : Armand. Faute de pouvoir utiliser une Aiguille des Ré, elle devra se contenter de sa fidèle épée pour lui trancher la tête elle-même. »

Après un regard soutenu pour son petit frère, s’étant complètement détachée des signes que lui rapportait sa mère, Emily baissa les yeux, un petit sourire en coin fiché sur le visage.

Mes journées commencent à devenir particulièrement risibles…

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