Chapitre 13 -- À contretemps

Par Capella

Le soleil perçait une violente raie depuis sa strie jusqu’au visage d’Emily qui se couvrit le front du plat de sa main. L’été gagnait sa place dans le ciel, et cela se ressentait dans ce monde que l’astre diurne parvenait à éclairer de lui-seul malgré les plafonds de la grotte qui l’empêchait d’être à ses pleins pouvoirs.

Les Ré sont doués pour arriver à même faire chier le soleil, tiens.

Devant elle, la foule, son adorable petit Roi, les Cors, et son meilleur ami. Celui-là avait un genou à terre, le regard baissé, attendant sa sentence avec honneur. Emily l’approcha, l’esprit léger, s’arrêtant à côté du corps baissé de son Opéra. Elle ne voyait de lui qu’une chevelure pointant vers le sol et une fixité montagneuse.

Emily lui envoya un sourire cynique, avant de se tourner vers son frère. Mains liées contre son ventre, il observait la scène d’un regard impassible, dans sa belle robe de roi ajustée à ses mensurations. Le fait qu’elle fût déjà prête attester de la prévoyance de leur père quand au futur rôle de Kyss… Mais ce dernier semblait omettre un détail, celui qui faisait qu’Aria, ainsi que le Cor de l’Émotion, seraient de son côté, peu importe sa décision. Symphonie et Octave ne pourraient pas l’emporter, à deux contre trois. Le chantage, les menaces, l’épée qui poignait au-dessus de la tête d’Emily menaçant de la tuer sous un mot de sa mère, tout cela pouvait être envolé d’un simple mot du roi, et Emily se devait de le lui rappeler.

Elle n’eut le temps de faire qu’un pas vers son dernier espoir qu’on l’arrêta. Elle se retourna vers Symphonie, qui lui adressa un radieux sourire.

« Fais un pas vers ton frère, et je te fais l’honneur de te laisser entendre un son. »

Elle se figea, blême, effrayée.

« Ne t’en fais pas. En tant que mère, jamais ne te laisserai de côté, si cela peut te rassurer. »

Emily entendit alors un son, aigu, perçant, oblitérer tout ce qu’il y avait dans son crâne. Elle porta instinctivement le crâne à ses oreilles, avant de se rendre compte qu’elle venait seulement de l’imaginer. Cette réaction tira un rire à sa mère qui secoua ses épaules.

« Bien, je te laisse faire. »

Elle se tourna vers Kyss, qui la considérait avec une peine manifeste, puis baissa son regard sur Armand. Elle ne pouvait hurler, mais peut-être signer assez vite pour laisser passer ses idées. Kyss comprendrait qu’il pouvait la sauver, mais cela serait au prix d’une punition, aussitôt que sa mère l’aurait vu agiter les bras.

Le son strident lui revint en mémoire. Pour avoir cassé le matériel de recherche de sa mère, il avait été soudain et brusque, juste un sursaut vif faisant office de tape sur les doigts. Pour avoir couché avec un soldat, il avait été plus long, mais tous avaient sans commune mesure avec le jour où elle avait giflé son père, à ses quinze ans. Il avait été si long, si douloureux, qu’elle s’était sentie mourir. Que serait-il, aujourd’hui, si elle désobéissait dans une pareille situation ?

Elle serra la prise qu’elle avait sur sa lame, exsangue.

Je dois le tuer ? Si maman me punit, alors…

Elle eut du mal à respirer, mais lorsqu’elle se rendit compte que sa peur ne venait désormais plus que de la punition, elle eut honte d’elle. Elle riboula des yeux, incapable de décider sur quel élément du décor le déposer.

Je ne suis pas allez aussi loin pour abandonner Armand. C’est le seul qui me rends fière d’être ce que je suis… je peux… Je ne peux pas le tuer comme ça ! Mais… la punition… Le son du cor… J’ai pas… envie…

Elle offrit un œil oblique, vers sa mère, laquelle inclina la tête sur le côté avec un tendre sourire. Emily décréta que si elle ne pouvait tuer Armand, elle avait bien une solution de secours, mais pas moins bête.

Si je fais ça… Même Kyss ne pourra me sauver. Mais… tant pis. J’arrête de réfléchir sur le long terme. Tant pis pour le trône, même, si je dois fuir avec Armand au Pays brun, je le ferai.

Elle prit une grande inspiration, les yeux fermés, les poumons gonflant et dégonflant à un rythme qu’elle s’efforça de rendre stable.

Je suis Emily Anna Ré.

Elle raffermit la prise qu’elle avait sur son épée, considérant Armand avec attention.

Héritière évincée des Terres de Ré.

Elle jeta une nouvelle œillade à sa mère, se mettant en position.

Maîtresse de cuivre-chant sans voix, future… Bonne question.

Elle leva son épée au-dessus de sa tête, empêchant son esprit d’avoir peur.

Nom immortel qui résonnera jusque dans la mémoire immuable du Cor du Sommeil.

Elle pivota sur ses talons pour se tourner vers Symphonie.

Emily Anna Ré, tueuse du Cor de la Maladie.

Elle sentit soudain son être devenir la victime d’un tremblement qui se répercuta sur chacun de ses os, et perdit connaissance.

Quand elle reprit sa respiration, ce fut dans les Jardin du Sommeil. L’absence de son attestait qu’il s’agissait à n’en pas douter des véritables – de son point de vue, étant donné que pour le Cor, l’avis différait sûrement. Elle se redressa, affolée, inspectant tout autour d’elle. Elle avait balayé l’assemblée du regard pour découvrir Aria, et Armand – tant mieux, il était en vie –, mais l’absence de tout le reste lui noua l’estomac.

Elle s’approcha de l’Opéra, inquiète.

« Que s’est-il passé, au juste ? »

Elle découvrit alors le regard épuisé du jeune homme. Il tourna vers elle un œil désabusé, à la fois soulagé et prêt à s’évanouir de sommeil, un peu comme elle, finalement. Il leva les bras à hauteur de poitrine, puis les laissa retomber, veule.

« Explique-moi ! lui intima-t-elle. Ta princesse et maîtresse te l’ordonne ! Que se passe-t-il, Armand, bon sang ? »

Cela parut lui demander un bel effort, mais il finit par trouver la force de signer.

« La question des Opéra est réglée.

— D’accord, mais pourquoi ?

— Aria pensait que tu allais me tuer, comme convenu, alors elle a endormit tout le monde… Sauf les Opéra, qu’elle a aidé à fuir. Elle avait pris ses mesures, alors Symphonie n’a pas pu s’en rendre compte qu’ils étaient déjà tous partis. Je suis content pour eux, mais maintenant, bonne chance pour convaincre ta mère de me guérir. »

Emily resta bêtement immobile, le regard rivé vers Armand qui avait baissé les bras. La princesse finit par monter, lentement, vers Aria, qui s’occupait de ses fleurs ; son œil, qui n’était pas dissimulé par ses mèches roses, semblait être en train d’admirer un fantôme. Emily serra les poings, et les dents.

« Tu es bête ou quoi ? J’allais m’en prendre à Symphonie ! Le problème aurait été réglé, une bonne fois pour toutes ! Les Opéra auraient eu le temps de fuir de toute façon, et j’aurais utilisé le cor moi-même pour libérer Armand ! Maintenant il est peut-être condamné à cause de ton idiotie ! »

Après un certain temps, elle vit le concerné se redresser et agiter ses lèvres. Aria l’imita sans attendre.

« Je ne pouvais pas savoir. Je voulais juste aider. Vous ne m’avez jamais rien expliqué du plan, entre le trône, les Opéra, et Armand, je devais bien faire un choix ! »

Emily fit un pas en avant, bouillonnante de colère.

« Il y a une logique à suivre dans la vie ! Tu ne peux pas juste débarquer comme ça et faire ce que tu veux parce que tu es un Cor ! On aurait pu tout régler sans problème, et maintenant…

— Je ne pouvais pas savoir.

— Alors il t’aurait fallu réfléchir bon sang ! Ne joue pas les héroïnes de toi-même, Aria ! Tu viens de lancer dans l’inconnu, et sans la moindre préparation, une trentaine d’Opéra. Va pour ça ! Mais briser les chances de vie d’Armand… Bon sang !

— S’ils n’avaient pas… » Armand s’arrêta, détournant soudain le regard. « Si on avait pas tué ton père, ce ne serait pas arrivé, en gros. »

Emily eut un rictus cynique.

« Tu fais bien d’en parler, toi. À quoi vous avez joué, bandes d’abrutis ?

— J’estimais que les Opéra méritaient de pouvoir se venger.

— Sans m’en parler.

— Tu es une Ré. »

Elle fronça les sourcils et croisa les bras, scrutant avec attention les prochains gestes du garçon. Il lui offrit une moue pétrie de chagrin.

« Tu aurais trouvé des excuses à ta maison. Tu aurais blâmé la mienne, et…

— Et je t’aurais empêché de tout faire foirer ? Bien vu. Notre petite conversation d’hier, ça ne t’a pas touché ? T’as fait semblant de pouvoir comprendre mes sentiments pour me manipuler c’est ça ?

— Emily, tu me préviens trois heures… trois heures avant un plan visant à faire fuir les Opéra ! Tes états d’âme, je les comprends, mais je ne vais pas annuler l’objectif prévu avec mes pairs parce qu’on a joiment parlé ensemble ! Sois un minimum réaliste, quand même ! Tess se faisait frapper à la moindre faute ! Ton oncle agressait son Opéra ! Et la je ne cite que ta famille ! Le reste de ta maison n’est pas mieux.

— Armand. Ta putain de famille est pas capable d’un petit sacrifice de rien du tout pour s’enfuir ? Vous êtes obligés de tuer et de vous venger et de tous mourir plutôt que de partir en acceptant que vos bourreaux soient impunis ? Ose tirer la gueule alors que c’est ta faute, et crois-moi que tu finis avec mon poing dans la mâchoire ! Si tu m’en avais parlé, mon oncle aurait subi les frais, le Roi aurait été dénoncé. Votre famille serait partie en tant que victime et pas monstres !

— Voilà, tu nous blâmes encore ! On n’a pas le droit de se venger, nous ? On doit se faire maltraiter la tête haute pour qu’on soit pris en pitié.

— C’est comme ça que fonctionne ce monde de merde, abruti ! Oui, fallait attirer la pitié et pas le respect, oui, ce sont les autres qui doivent comprendre vos souffrances, et pas vous qui devez les prononcer, auquel cas on ne vous croira pas. Ta voix n’a fait que tout gâcher. Tout. »

Armand semblait fulminer de colère, mais Emily en avait cure. Elle considéra Aria avec haine, puis Armand, pas moins frustrée à la vue de son visage sur lequel se battait mille émotions en duel. Ces deux-là… Elle voulait les jeter du haut d’une falaise histoire d’en finir avec tous ses problèmes.

« Bon, on retourne au palais, et on règle le dernier problème qu’il nous reste ; toi. Puis tu pars, tu quittes la frontière, peu importe. Que je ne te revois plus jamais, idiot. »

De la bataille acharnée qui s’était déroulée au sein de ses émotions, ce fut l’horreur, qui avait gagné. Il fait un pas vers Emily, nerveux.

« Tu restes ici ? Tu ne veux pas partir avec moi ?

— Oh, si, je ne serais plus heureuse avec quelqu’un qui m’aime pour ce que je suis, mais, je ne me fais pas d’illusions, Armand. Je pense pas que je pourrais m’en tirer d’un claquement de doigt en te permettant de guérir en prime. Mère n’est pas comme ça. Si je veux la convaincre, je vais devoir faire un choix.

— On a Aria ! Mélodi sera peut-être toujours de notre côté ! Ça vaut le coup d’essayer, Emily, j’en suis certain ! On sera toujours en trois contre deux ! »

Il se tourna vers le Cor, gorgé d’espoir, parlant avec entrain et force mouvements de bras qui ne servaient qu’à appuyer son humeur. Quand Aria bougea les lèvres, il se figea, son sourire nerveux envolé auprès du soleil, probablement brûlé avant même de l’avoir touché, par ailleurs.

« Elle a dit non ? » inféra Emily.

Armand baissa le regard, à croire qu’elle venait de lui annoncer que sa maladie sonnait son glas d’ici à ce qu’il terminât sa phrase.

« Elle a dit qu’elle ne veut plus nous aider.

— Oui, elle boude. Logique. On va devoir se débrouiller tous seuls. »

Armand n’en trépigna pas moins sur place à la voir dire. Il porta l’ongle de son pouce à ses dents, mais Emily le retira d’une tape sur la main.

« Tes ongles, Armand. De toute façon, Aria n’aurait pas plus servi, je ne comptais pas m’embarrasser d’elle. Même si le vote était pour ta libération, je dois toujours une punition à mère. Tu ne t’en serais pas sorti, elle t’aurait tué, prétextant une maladie naturelle, voire aurait rallongé la tienne de quelques années en te le disant en face pour que tu vives dans la peur en rejoignant les autres Opéra. »

Elle fit quelques pas dans l’herbe, considérant l’étendue verdoyante, poings sur les hanches. Elle profita un instant de la caresse du vent contre sa joue avant d’agiter ses bras.

« C’est terminé. Nous sommes piégés, enfermés dans un étau de cruauté. On ne sera jamais tranquille, même si on gagne, mère s’arrangera pour avoir le dernier mot. Je ne peux pas être une fille qui fait sa vie sans conséquence. Elle ne le tolérerait pas… »

Armand s’approcha d’elle, faisant de son mieux pour récupérer un peu de souffle, et de fait, se rafraichir l’esprit.

« Alors autant fuir maintenant.

— Non. »

Elle porta une main aux cheveux d’Armand, enroulant quelques mèches autour de son doigt avec un sourire amusé. En retirant son index, le crin retomba doucement.

« Désolée d’avoir été une Ré, de t’avoir empêché d’avoir confiance en moi.

— Alors que j’aurais dû.

— Eh bien oui, c’est pour ça que je m’excuse de ne pas te l’avoir explicitement montré. J’ai été andouille aussi, avouons-le, mais je ne serai pas aussi géniale sans mes défauts.

— Je veux bien te croire.

— Alors crois-moi une deuxième fois, je ne vais pas te laisser tomber encore. J’ai une faute à racheter, et ma punition va être de te prioriser à moi. Je n’aurai pas le droit de penser à mon bonheur, je vais devoir être malheureuse aujourd’hui pour l’être demain, à l’idée que tu ailles bien.

— Et tu penses que je vais accepter ça ? », lâcha-t-il en levant un sourcil pour exprimer son doute.

Emily pouffa, main devant les lèvres, sentant la suite de souffle qui lui servait de rire frapper contre sa paume.

« Ma foi oui, tu y es bien obligé.

— Hors de question.

— C’est pas en me regardant avec ce visage froid et sans appel que tu vas m’intimider.

— Alors si je te supplie ! Emi, je ne veux pas te laisser derrière.

— Et en même temps, tu serais d’accord à l’idée d’ignorer ta situation ? De savoir que tu mourras ?

— Non, ce n’est pas le cas. Par contre, si je dois choisir entre vivre un peu avec toi, et passer ma vie sans toi, tu sais pertinemment ce que je vais répondre.

— T’es amoureux de moi, ou quoi ? »

Il lui adressa un air cynique en réponse, tirant un rire de la part de la jeune femme.

« Je rigole, je t’ai déjà vu t’extasier sur l’Opéra de mon oncle. »

Il rougit alors tant et plus, jouant avec ses doigts en détournant le regard.

« J’espère qu’elle fera partie des survivantes à l’expédition du Pays brun, parce que ce sera un spectacle très amusant à regarder…

— Emi, ce n’est pas très correct de dire ça… Ah attends, tu viens, finalement ?

— Pour rien au monde je te laisserai. J’ai compris que je voulais vivre avec toi, avec les Opéra, me racheter auprès d’eux, faire ce que ma famille aurait été incapable d’assumer en vous permettant de faire de vous ma maison. »

Le visage d’Armand s’illumina des sept couleurs de l’arc-en-ciel.

« J’ai toujours voulu vivre avec celui qui m’a fait être fière de ce que je suis, reste que c’est complètement idiot de croire que tout peut bien finir. Là, j’ai juste décidé d’être aussi naïve que toi, alors ne t’excite pas encore, tu veux ! »

Mais déjà, Armand lui fonçait dessus pour la prendre dans ses bras. La soulevant au-dessus du sol, il fit frotter sa joue contre celle de sa princesse, laquelle ne put s’empêcher de rire en posant sa main sur la tête de son Opéra.

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