Chapitre 14 : L'Exilé
Eron avançait en silence parmi les sous-bois, son arc pendant mollement à son épaule, les doigts crispés sur le bois usé. La brume matinale s’accrochait aux troncs, et la forêt, habituellement si vivante à l’aube, lui semblait aujourd’hui aussi lourde que son cœur. Depuis plusieurs semaines, il sabotait les pièges, coupait les cordages, effaçait les traces pour permettre aux anomalies de fuir. Jusqu’ici, il avait réussi à couvrir ses traces, à feindre l’ignorance face aux soupçons qui naissaient peu à peu chez son père et les autres braconniers.
Mais cette nuit-là, il avait été pris sur le fait.
Le souvenir lui revint avec violence : Garrick, son regard dur comme de la pierre, la lueur des torches, la voix grondante de colère.
— Tu nous trahis, Eron.
Il n’avait pas nié. Il n’y avait rien à dire.
Le premier coup avait été verbal, un torrent d’accusations sur la honte qu’il infligeait à son père, sur l’honneur piétiné de leur famille. Puis était venu le coup de poing, un choc sourd qui l’avait envoyé au sol, le goût du sang emplissant sa bouche.
— Tu n’es plus mon fils.
Ces mots-là avaient été pires que tout le reste.
Il avait quitté la maison en pleine nuit, sans rien emporter d’autre que son arc et quelques vivres. Depuis, il errait, sans direction précise, le froid s’infiltrant dans ses vêtements, dans sa peau, jusque dans son âme.
Il s’arrêta au bord d’un petit ruisseau, s’agenouilla et plongea les mains dans l’eau glacée. Son reflet lui renvoya une image qu’il peinait à reconnaître : un jeune homme fatigué, les joues creusées, les yeux hantés par des nuits sans sommeil.
— Pourquoi tu les as laissés partir ?
Il sursauta en entendant la voix, mais il n’y avait personne. Ce n’était qu’un écho dans sa tête.
Il ferma les yeux et repensa aux deux hybrides qu’il avait réussi à sauver. Deux enfants, une fille et un garçon, dont les membres écailleux et les yeux luminescents le hantaient encore. Il avait coupé leurs liens au dernier moment, les avait poussés à fuir, priant pour qu’ils trouvent refuge ailleurs.
Mais pour combien d’autres était-il arrivé trop tard ?
La rage noua son ventre.
Garrick avait fait de lui un chasseur, mais il ne serait pas un assassin.
Il devait comprendre. Il devait en savoir plus sur ceux qu’on appelait les anomalies.
Il retourna au village où il avait grandi, mais cette fois, il ne passa pas par la grande rue. Il connaissait les ruelles discrètes, les passages oubliés. Il attendit la nuit pour s’infiltrer dans la vieille grange de Harlan, le tanneur. Le vieil homme était l’un des rares à collectionner des livres, de vieux volumes couverts de poussière que personne ne prenait la peine de lire.
Eron fouilla les étagères à la lueur d’une lampe à huile. Ses doigts glissèrent sur le cuir craquelé des couvertures, et bientôt, un titre attira son regard : "Les Enfants du Feu".
Il le sortit lentement et l’ouvrit.
Les pages jaunies parlaient d’une époque oubliée, d’une lignée ancienne portant en elle la chaleur des dragons. Des êtres capables de manier les flammes, de résister au froid, de voir au-delà du visible.
Un frisson lui parcourut l’échine.
Les anomalies… n’étaient pas que des erreurs de la nature.
Elles étaient le vestige d’un pouvoir ancien.
Un bruit dehors le fit sursauter. Il referma le livre précipitamment et le glissa sous sa veste.
Puis, sans un bruit, il quitta la grange et disparut dans la nuit.
Il avait un but, désormais.
Il retrouverait ces enfants du feu.
Et il vengerait ceux qu’il n’avait pas pu sauver.