Les dernières victimes avaient été sorties des habitations dont elles s'étaient retrouvées prisonnières. En dépit des pleurs et des lamentations, du chaos fait de poussière de paille et de débris de bois, de pierres et d'ardoises, d'étals brisés, de chariots renversés, de quelques chevaux désorientés et de cadavres de poules ayant succombé à la panique bien plus qu'aux griffes du dragon, Lazare estimait un bilan plutôt heureux.
Heimdall ne serait, certes, pas de cet avis. Son Palais ressemblait désormais à une carcasse ouverte du cou à l'abdomen, dont les entrailles se répandaient au sol. La cicatrice tarderait à se refermer et serait, quoi qu'il advienne, la balafre défigurant son immaculée souveraineté.
Plus de peur que de mal, c'était un constat qui serait tout aussi difficile à avaler pour les résidents de la cité - qui avaient perdu une grange, une maison ou un simple clapier à lapins ; dont les bêtes s'agitaient au moindre bruit ou s'étaient enfuies. Il y avait eu quelques entorses survenues durant une course affolée, des plaies, des angoisses. Quelques départs de feu, déclenchés par des mouvements de foule et vite endigués par la neige et l'humidité. Demeuraient des bandages, des hématomes, des enfants blottis les uns contre les autres, les yeux grands ouverts, et des bambins éclatant inexplicablement en sanglots au milieu de la nuit.
Les charpentiers auraient du travail jusqu'à l'automne suivant. Les récoltes n'en souffriraient que modérément et c'était là un point important : l'avenir ne se profilait pas sous un ciel gris. De plus, et là résidait l'optimisme de Lazare, en plusieurs jours, nul n'avait fait mention de pertes humaines. Pas même d'une attaque cardiaque. Les résidents d'Alldrheim avaient eu peur et ils auraient encore peur. Durant plusieurs mois, ils craindraient les secousses qu'ils ignoraient autrefois, et guetteraient le ciel en priant. Mais ils n'avaient aucun mort à pleurer. Pas de veuves, pas d'orphelins. Il y avait eu des blessures, des chutes et quelques chocs mais pas de morts. Lazare n'avait de cesse de le répéter. Le dragon ne s'était emparé d'aucune vie.
La Cité encaisserait son traumatisme. Le Monstre enfanté de ses plus profondes fondations serait bientôt la base d'une Histoire commune triomphante, et d'ici quelques décennies, les enfants qui couraient dans les rues seraient des aïeuls qui conteraient ce jour à leur descendance. Ils seraient alors, dans ces récits, les victorieux tandis que le dragon fuyard, lui, serait réduit à son rang de perdant. L'Histoire pouvait être remodelée.
Dans la cour déformée du Palais, les boucliers restaient au sol et les épées dans leurs fourreaux. Les soldats n'avaient pas repris leurs entrainements. Tous s'affairaient à reconstruire ce qui avait été brisé. Et c'est avec un certain soulagement que Lazare constatait que l’effondrement de la fourmilière n’avait pas eu raison de la colonie : ici et là, s’esquissaient des sourires reconnaissants, et se frôlaient les mains tandis qu'elles acheminaient des matériaux sur les chantiers.
Les jours précédents, Lazare avait redressé l'essieu tordu d'une charrette, coursé des chevaux égarés, rassemblé des familles dispersées, redressé des tonneaux lourds, replacé quelques touffes de chaume sur des toits dégarnis, débarrassé des rues des débris projetés par la tempête d'écailles, réenfoncé des pavés déchaussés. Le soir tombé, des gamins s'agglutinaient autour de sa taille en lui réclamant des histoires et se laissait aisément convaincre.
Lazare en connaissait de nombreuses mais, sans qu'il n'en saisisse la raison au premier abord, il lui était apparu que flatter les dieux en une telle période serait impertinent. En y réfléchissant davantage, avant de s'endormir, il lui semblait... oui, qu'en de tels troubles, le temps était aux humains. Les dieux ne viendraient pas, leur Roi était mort. Mieux valait pour les hommes et les femmes d'Alldrheim ne rien attendre d'eux, pour le moment. Les dieux aussi, reviendraient plus forts, mais leur temps, à eux, était au deuil.
Leurs enfants devaient grandir, leurs enfants devaient pouvoir les soutenir.
Alors, sous les regards admiratifs et les bouches bée, Lazare dégainait l'arc sanglé à son dos et l'armait d'une flèche à la pointe arrondie. Les enfants oubliaient un peu la fange et la poussière. Ils riaient en ratant des cibles dessinées sur la paille ou s'applaudissaient copieusement en atteignant son centre.
Lazare plaisantait avec eux jusqu'aux limites du couvre-feu. Il se satisfaisait de leurs mines réjouies mais en vérité, il peinait à relâcher son attention du Palais, au centre de la vaste place. Un Palais déserté par les serviteurs mais au cœur duquel Heimdall demeurait tapi, comme un dragon au fond de sa caverne d'or, avec les ruines pour seule compagnie.
Au quatrième jour suivant la venue du monstre, Lazare aidait la famille de Kriemhilde à réparer le porche sous lequel s'abritaient les cochons. Ses pieds pataugeaient dans la boue qui s'était accumulée à cause des récentes averses, et des cloques couvraient ses mains. Chacun de ses muscles manifestait un épuisement qu'il n'écoutait pas. Toute la matinée, il avait creusé et enfoncé des poutres dans le sol afin de renforcer la construction initiale. Les parents de Kriemhilde, bercés dans leurs fauteuils à bascules, le conseillaient sans prendre part aux travaux. Ils étaient trop vieux pour des tâches si physiques et Lazare trouvait un certain réconfort en leur compagnie. A les entendre, il n'était qu'un jeune homme armé de sa bonne volonté. Pas un conseiller, pas celui qui aurait dû leurs éviter de tels dommages.
Cette idée ne le quittait pas. Il avait été absent.
Lopten avait pu terroriser toute une cité parce qu'il n'avait pas été là. Quand les questions se multipliaient, Lazare répondait qu'il ne souvenait de rien, si ce n'est un choc violent porté à la base de son crâne. Que Lopten avait dû en profiter pour créer cette chose qui s'était envolée par-delà les remparts. Il ignorait comment, il ignorait pourquoi, mais il savait, au fond, que Sygn avait quelque chose à y voir. On avait vu la jument. On avait vu Lazare. Et lui, l’avait vue.
A chaque heure de labeur, Kriemhilde lui avait proposé une boisson différente. A chaque fois, Lazare avait refusé. Il comprenait son manège. Il lui suffirait de céder pour que la jeune femme n'engage la conversation et qu'elle ne s'élance au galop sur le Héros qui saurait les venger.
Que ces prophéties occupent les gens d'Alldrheim. Qu'elles embrasent leurs imaginations et qu'elles repoussent au plus tard possible la véritable bombe qui pourrait faire exploser la Cité. Car tant que l'unité s'accordait sur la répulsion qu'inspirait le monstre, nul ne s'interrogeait sur les raisons de sa présence.
Juché sur une échelle, Lazare terminait de clouer son modeste édifice. Le bois était attaqué par l'humidité et les clous par la rouille ; mais cela suffirait pour garder une place au sec pour quelques cochons. D'ailleurs, ils n'en avaient que faire ! Les bêtes se roulaient dans la gadoue, exultant de bonheur sous la pluie fine qui commençait à tomber. Les porcelets harcelaient une mère en quête de repos, tout en couinant gaiement tandis qu'ils s'éclaboussaient mutuellement. Des enfants, penchés sur la clôture s'en amusaient.
Redescendu, il s'essuya les mains dans l'étoffe épaisse de son pantalon. Kriemhilde ne manqua pas de revenir à la charge. Une broche en ivoire retenait précieusement ses cheveux bruns. Un cadeau de Siegfried payé avec sa première solde. Lazare l'enviait presque. Son fils savourait la chance d'avoir une concubine heureuse et fière de recevoir ses cadeaux. Sa robe d'un fuchsia criard détonnait dans les environs grisâtres. Kriemhilde était une jolie jeune femme qui évoquait, par sa grâce et ses tenues, les représentations de la déesse Freya. Cette fois, c'est avec un plateau lourd de petits pains ronds et fumants qu'elle s'apprêtait à soudoyer un peu de sa conversation. Elle aurait presque pu y parvenir si Cillian n'avait pas accouru en criant à ceux sur son passage qu'il détenait un message de la plus haute importance. Tout était de la plus haute importance, avec lui.
« Je suis navré, Kriemhilde. Il reste encore bien des personnes qui ont besoin d'aide, dit Lazare en désignant le pauvre messager à bout de souffle
— Vous travaillez depuis des jours, fit-elle en adressant un regard réprobateur à Cillian. Je vous ai vu. Vous avez couru les rues pour rassembler ce qui pouvait l'être, vous avez aidé à panser les blessures des enfants, vous vous démenez sans répit nuit et jour. Les plus matinaux vous voient déjà à l'œuvre alors qu'ils ouvrent à peine leurs volets, et je suis certaine que les chouettes et les hiboux vous voient également à l'heure de la chasse. Il y a bien d'autres soldats qui peuvent prendre votre relai. Venez vous reposer un peu, s'il vous plaît.
— J'enverrais sans faute Siegfried vers vous, lorsqu'il se présentera à la Cité, promit Lazare en rabattant l'échelle contre le mur de la petite maison.
— N'est-il pas parti chasser le Dragon ? Il y parviendra, n'est-ce pas ? Il est le sauveur de notre Cité, ajouta-t-elle sévèrement, comme pour punir l'audace de sa propre question.
—Il y parviendra, n'ayez crainte.
— Oh, comme j'aurais aimé lui souffler un baiser pour lui porter chance, rêvassait-elle en pressant le plateau contre sa poitrine.
— Toutes vos pensées réchauffent son cœur lorsqu'il est loin de vous, j'en suis certain. »
L'estomac criant famine, il chaparda un petit pain avant de s'éloigner. Le rouge montait aux joues rondes de la jeune femme, qui minaudait en saluant son départ d'un geste distrait. Oh, elle n'était pas méchante et était éperdument amoureuse de son fils. Lazare n'aurait pu penser de mal à son sujet, bien que quelque chose le dérangeât dans sa manière de parler et de regarder son fils. D'une manière à la fois possessive et pieuse. L'aurait-elle admiré de la même manière s'il n'avait été qu'un étranger ordinaire ? Au diable Torunn et ses obsessions ! Cette fille semblait admirer et Siegfried aimait l'être. Ne s'étaient-ils pas bien trouvés, tout compte fait ? Lazare mordit dans le petit pain. Et bonne cuisinière, avec ça !
A sa suite, Cillian trottinait, sans parvenir à articuler quoique ce soit. Son nez retroussé et la mince ligne entre ses paupières lui donnait l'air d'un petit hérisson ébloui. Alors, pris de pitié, Lazare ralentit la cadence.
« Que se passe-t-il ? Quelle était cette missive Cillian ?
— Mon Seigneur, Laza...
— Cesse de me nommer ainsi, je t'en conjure !
— L... Lazare, se reprit Cillian, notre... notre grand Protecteur souhaite vous voir.
— Cela devait finir par arriver, n'est-ce pas ? lança-t-il avec amertume. Il n'a pas quitté sa chambre depuis l'incident et sa seule chance, c’est que personne ne s'en soit aperçu.
— Il semble très contrarié par ce qui est arrivé.
—Très contrarié ? Non, Cillian. Les gens, ici, partout, sont contrariés. Crois-moi. Heimdall n'est pas contrarié. Ce qu'il ressent, ce n'est pas de la contrariété. Je l'ai vu, il y a bien longtemps, gagné par une rage froide seulement née de la peur qu'il ressent pour son peuple. Heimdall est inquiet. Démesurément inquiet. Et les excès des dieux sont rarement de bon augure », ajouta-t-il pour lui-même.
Lazare se souvenait du jour où il avait rapporté à son Protecteur la vision de Torunn, concernant l'enfant monstrueux que cachait l'antre de Lopten. Une tornade hérissée de glace n'aurait su être plus cruelle. Heimdall s'était alors métamorphosé en une divinité ancienne, froide et animale, obsédée par le tourment. Seule la captivité de l'enfant l'avait apaisé. Ce second visage, qu'il gardait secret, ne devait être révélé. Pour son bien, pour celui des dieux et pour celui des derniers fidèles résidents entre les remparts d'Alldrheim.
Lazare se sentit grincer des dents. Qu'aurait-il à dire pour sa défense ? Comment Lopten s'était-elle introduite dans le palais ? Oh, il le savait, tous le lui avaient dit. Elle s'était introduite avec lui. On avait vu sa jument, on avait vu son visage. La reconstruction occupait les esprits autant qu'elle avait repoussé ce problème sous le tapis. Et Lazare n'avait aucun mensonge probant à avancer à celui dont-les-yeux-voient-au-delà. Lui ne se laisserait pas abuser. Aucune explication qui ne tienne debout ne lui venait. Il était exclu de mentionner Sigyn. Dans sa profonde loyauté, Lazare avait fini par accepter quelques nuances, souvent rappelées par Torunn : Heimdall était un Protecteur pour ceux qu'il ne haït pas viscéralement, aveuglément. Sa meilleure chance serait de jouer la carte de l'étonnement, d'encourager la thèse d'un quelconque complot qui serait comme un os à ronger.
Entre les fissures marbrant es sols, Cillian le conduisit dans la salle du trône. L’absurdité sautait aux yeux de Lazare. Ne demeurait du trône de Heimdall qu’un morceau de verre brisé, terne, vidé de son fragment de Bifröst ; et des colonnes d'or, façonnées à l'effigie des asgardiens, ne restait qu'un champ de ruines décapitées, parfois démembrées, et branlantes. Heimdall se tenait là, parmi elles, le menton relevé avec la dignité d’un monarque aveugle. Son passage marqué par les empreintes dans la poussière, sa tunique blanche souillée par la couleur jaunâtre de la sueur. Même les pierres incrustées dans sa chair semblaient éteintes. Au centre de ses yeux dépourvus d'iris, ses pupilles étaient telles le trou dans une perle de nacre. Dessous, la traînée violacée laissée par ses dernières nuits peuplées d’insomnies s'étalait jusqu'au milieu de ses joues. Lazare l’entendit adresser des murmures à quelque chose que son Seigneur tenait entre les mains. Cela recommençait. A l’approche de l’archer, les mots se tarirent. Cillian fut congédié sur le champ par un moulinet impatient du poignet de Heimdall.
Qu'il se méfie à mépriser ainsi le seul homme qui se soit aventuré dans les profondeurs pour lui porter secours.
Les dieux sont égoïstes, ingrats et inconséquents, répétait Torunn.
Heimdall se redressa sensiblement, en prenant garde à éviter les arêtes tranchantes de son trône. Dans ses mains, s'agitait un plateau de bois moisi et troué - du moins, de ce qu'en vit Lazare depuis le pied de l'estrade, amputée de ses premières marches.
« Vous souhaitiez me voir, Grand Protecteur.
— Je le souhaitais, oui » dit-il d'une voix blanche, lointaine.
Soumis à l'unique rai de soleil qui perçait la voûte aux vitraux brisés, Heimdall se creusait d'ombres bien plus qu'il ne naissait de la lumière. Cette créature-là inspirait la méfiance de Lazare. Ce dieu n'était pas son dieu.
« La reconstruction se poursuivra encore de longues semaines, peut-être même des mois, Monseigneur, mais les résidents semblent y trouver une...
— Je me fiche de ce qu'ils y trouvent, Lazare, souffla-t-il. C'est ma présence qui les unit. La mienne. Ma seule et unique présence. Sans moi, sans les dieux, vous ne seriez qu'une bande de sauvages.
— Oui, pardonnez-moi. Noble Protecteur, je ne peux...
— Comment est-ce arrivé ? rugit Heimdall. Comment cette garce a-t-elle pu s'introduire ici, selon toi ? Tes hommes t'ont vu. Ils t'ont vu, ils ont vu ce satané carquois attaché dans ton dos ! Et cette maudite sorcière ! Moi-même, je t'ai vu ! Et pourtant, tu n'étais pas là !
— Il y a eu une faille que...
— Une faille qui ne se reproduira pas, » trancha Heimdall, sombrement.
Lazare recula d'un pas en fronçant doucement les sourcils. Il s'était attendu à subir la colère du dieu mais pas ses menaces voilées. Le corps alerte, il se tenait prêt à se saisir de son arc.
« Que voulez-vous dire ?
— Elle est morte. Lopten est morte.
— Et qu'en est-il de son fils ?
— Son fils ? Tu me le demandes ? Son fils est celui qui a causé tout ce trouble ! »
Lazare hocha la tête en se pinçant les lèvres. C'était une théorie si évidente qu'il préférait s'assurer de sa véracité.
« J'ai ordonné que le cadavre de cette diseuse des Nornes soit abandonné à la pourriture et aux rats, reprit Heimdall dans toute sa froideur. Je ne gaspillerai pas un instant à la déterrer. Qui la pleurerait ? Nous avons bien plus à craindre que ses malédictions depuis le royaume des morts. Nous sommes assaillis de toutes parts, Lazare. Nos ennemis sont tout autour de nous et ils nous terrasseront si nous ne faisons rien ! Les Sorcières ! Ah ! Odin aurait dû les brûler toutes ! Il n'aurait dû cesser de dresser des bûchers avant qu'il n'en reste autre chose que de la cendre ! Elles sont sur le point de s'associer, comme autrefois. Leur rancune ne connaîtra aucun répit tant que toutes nos têtes ne seront pas tombées à leurs pieds ! »
A nouveau, Lazare acquiesça avec précaution. La conspiration. La paranoïa. Elle serait son levier pour détourner Heimdall. Accuser tout le monde lui prendrait trop de temps et d'énergie pour lui permettre de réfléchir. Ses yeux injectés de sang apparaissaient roses. La commissure de ses lèvres suintait de bile. Heimdall se leva. Il arpentait l'estrade et tandis qu'il parlait, Lazare comprit qu'il s'adressait autant à lui qu'à l'objet qu'il tenait.
« J'ai compris, Lazare. J'ai vu. La Mort de Notre Père-de-Tout et cette attaque ne sont pas des coïncidences fortuites. Les sorcières se sont éveillées au signal que leur a envoyé le Traître des forêts d'Asgard. Elles grouillent comme des moustiques à la surface d'un lac et sont prêtes à se jeter sur nous jusqu'à ce que nos veines soient vides.
— Le Traître serait un asgardien ?
— Un asgardien ? Non ! s'exclama Heimdall comme s'il s'agissait là d'une évidente absurdité. Seulement un sauvage, un chien fou qui, jamais, n'aurait dû quitter son chenil. J'avais pourtant mis en garde Odin, s’écria-t-il. Je lui avais dit que sa présence parmi nous ne serait qu'une intarissable source de problèmes. Je lui avais dit de le renvoyer d'où il venait mais Odin craignait plus encore cette Enchanteresse sans âge et sans mère ! »
Il cessa sa ronde. Ses phalanges égratignées blanchirent tant il serrait l'objet de son obsession. Soudain, il se tourna vers Lazare et le lui présenta. Il s'agissait d'un masque de bois verdi de moisissures, à l'affreuse mine goguenarde. Un frisson inconfortable remonta l'échine de Lazare.
« Sais-tu où je l'ai trouvé ?
— Non, Grand Protecteur.
- Je l'ai trouvé dans la cour du Palais. Et sais-tu ce que c'est ?
— C'est un masque, marmonna Lazare en dépit d’une réponse plus pertinente.
— Un masque ! hurla Heimdall, les yeux exorbités. Sais-tu à qui il appartient ? Le sais-tu seulement Lazare ? Ta diablesse de femme ne t'en a-t-elle jamais parlé ?
— Torunn n'a rien à voir dans ce qui est arrivé. »
Heimdall lui rit au nez. Un rire dément qui rebondissait dans tout l'espace. Lazare comprit ce qu'il était inutile d'insister. En affirmant telle chose, c'était lui-même qu'il cherchait à convaincre.
« Ce masque appartient au démon, au vil, à la fourberie qu'Odin a eu la bonté et la légèreté d'accueillir dans notre belle Asgard !
— Voulez-vous dire qu...
— LOKI ! Ce sale rat aura tué Odin et maintenant, il est à mes portes, à la tête de son armée de Sorcières ! Ce masque, n'est pas une erreur ! Ce misérable l'a laissé pour me narguer ! Un message, un affront auquel il n'aura pas résisté. Ce démon a aidé Lopten, ne le comprends-tu pas ? Il l'aura aidée à sortir le diable de sa prison, à semer la zizanie mais il ne troublera pas mes gens, l'entends-tu ? Je ne le permettrai pas ! »
Et bien que Heimdall eut toute la semblance d'un chien enragé, Lazare sentit la tension se relâcher doucement dans ses muscles. Heimdall avait un suspect, et peut-être même que sa théorie était fondée. Le dieu Loki était le dieu fourbe, qui en plus d'une occurrence, avait causé du tort à la Lointaine Asgard. La Mort d'Odin était peut-être son fait. Le masque était le sien. Le sort qui avait changé Lokten en dragon, sans doute également. Et dans tout cela, Sygn n'était plus qu'une victime, manipulée par plus rusé qu'elle. Au mauvais endroit, au mauvais moment.
« Souhaitez-vous que j'envoie des éclaireurs ?
— Une perte de temps, balaya Heimdall d'un revers. A cette heure, il est déjà loin. Tes éclaireurs ne le trouveraient pas, même s'il se tenait tapi dans les hautes herbes de l'autre côté des remparts.
— Les récits de Sàga disent que le dieu Loki est un spectre de Musspelheim, dont la forme peut prendre celle du serpent, du poisson ou de la mouche.
— Sàga dit vrai. Loki est insaisissable tant qu'il ne se montrera pas sous son véritable jour, mais le rejeton qu'il a libéré, lui, est peut-être encore par ici.
— Le rejeton ? releva Lazare à voix haute. Vous vous figurez que...
— Oui, le rejeton ! Le sien ! Qui d'autre aurait pu engrosser cette abomination qu'est Lopten ? Cette immondice puante de marais !
— Noble Heimdall, mon fils est sans doute déjà en route pour...
— J'en suis fort aise, Lazare, s'impatienta Heimdall. Et l'Histoire pourra bien retenir que c'est ton fils qui lui a percé le cœur de la pointe son épée si elle le veut. Mais je serai là et c'est moi que ce monstre contemplera en dernier. Je le tuerai, j'arracherai sa tête de son corps difforme et l'enverrai dans la caverne où Loki finira ses jours, pendu à des chaînes et soumis au poison auquel il ne se lasse pas de goûter.
— N'aviez-vous pas prévu de partir, Grand Protecteur ? » s'empressa de demander Lazare.
Son empressement retint l'attention de Heimdall. Un grondement lourd s'enfonça comme un poing dans sa poitrine. La fureur de Heimdall le conduirait tôt ou tard auprès de Siegfried. Et Sigyn serait là. Coupable, complice ou innocente, cela n'aurait aucune importance aux yeux des asgardiens.
« Je peux me charger de cette expédition, justifia-t-il. Permettez-moi de me racheter à vos yeux. »
Heimdall se laissa alors choir sur son trône. De son poignet, ruisselait un filet de sang. Il venait de se couper sur le bras de verre. Un ruban rouge, sinueux et irrégulier, s'élargissait sur la manche de sa tunique. Heimdall contempla ce mince ruisseau avec un effrayant détachement. Comme si ce sang n'était pas le sien. Il paraissait fiévreux, épuisé et chancelant sur le fil tendu de la folie.
« Me caches-tu quelque chose, Lazare ?
—J'ai failli à ma tâche, déclara-t-il avec gravité. La captivité de Lokten relevait de ma responsabilité. De plus, je connais bien la forêt, je connais aussi bien notre prisonnier, Grand Protecteur. Embarquer des hommes serait une erreur. Leur nombre ne serait qu'un handicap, leur odeur et le bruit de leurs pas les trahiraient trop aisément. Je sais de quelle manière il pense, si nous admettons qu'un tel animal soit capable de penser. Permettez-moi de le capturer pour vous. Je jure devant les dieux de votre rang qu'à votre retour, il vous attendra, mort ou vivant, selon votre convenance. Ne souillez pas vos nobles mains avec son sang pollué. Mon fils, Siegfried, se chargera de le tuer. Les funérailles du Grand Père-De-Tout requièrent votre présence. Les dieux, vos semblables, ne peuvent sombrer à la faveur du chaos. »
Lazare se tut. Le Protecteur Blanc, avec son regard las, semblait perdu dans une vision qui le retenait bien au-delà de l'humble perception humaine. Sa respiration se faisait de plus en plus discrète, jusqu'à devenir faible. Quasi inexistante. Le flottement de ses cheveux diaphanes se suspendit et durant de longs instants, il appartenait à la rangée de statues menant à lui. Ses yeux voyaient au-delà.
Tout à coup, il émergea de l'océan de ses visions.
« Qu'il en soit ainsi. Tu iras. »
Il a conscience qu'il s'agit d'un instant charnière où tout peut basculer : "le temps était aux humains" pense-t-il / écris-tu. Ils doivent s'unir dans une detestation commune pour ne pas risquer de chercher à comprendre le mystère du prisonnier libéré.
La description de Heimdall est très réussie, j'ai immédiatement vu la scène.
Lazare est un meneur d'hommes, un gouverneur de ville, et aussi un bon connaisseur de la psychologie de son maître. Il sait qu'il a une faible marge de manoeuvre, mais il s'en sert habilement. Il ne trahit ni sa femme ni sa fille, ce qui semble montrer que c'est un individu décent, après tout.
Contente de voir que Loki va revenir dans le récit.
Que nous réserve la suite ?
Quant à Loki et bien... tu auras en effet le temps de le recroiser :)