Krentonakan, la capitale.
La dernière fois qu’Endza avait voyagé avec Nazar et Paskhal, elle avait perdu ses deux sœurs et sa mère avait failli mourir sur le pas de leur porte. Pourtant, la cadette n’y pensait pas. Sous l’influence du pouvoir de son père, elle avait oublié ses épisodes traumatiques et avec eux presque le souvenir entier de sa famille. À présent seuls son père et Nazar comptaient à ses yeux. Ils étaient devenus son unique réalité. Et avec Paskhal, on ne parlait que de combat, de pouvoir, de revanche et de supériorité. On était loin de leurs jeux d’enfants à l’étang Montcelle, loin de leurs longues balades à vélo et des rires innocents. Pourtant les yeux de la cadette scintillèrent de joie quand elle posa pour la première fois ses pieds sur le sol de la capitale.
_Oh Nazar ! Regarde, c’est tellement grand, s’enthousiasma-t-elle en ne sachant plus où poser les yeux.
Face à eux des rangées d’immeubles semblaient s’aligner à l’infinie. Soudain on voyait la ligne descendre abruptement puis remonter à nouveau. Pour la première fois, les enfants de la Zorrèce découvraient Kentronakan et son dénivelé si particulier. La ville grise s’étendait sur des kilomètres traversant de nombreux cratères plus ou moins profonds et des collines plus ou moins hautes.
_Endza, je sens le cœur de la ville en ébullition. Plus de silence ! lui répondit Nazar avec le même émerveillement. Oh, regarde ! Personne ne porte la même tenue que son voisin ou n’a la même démarche. C’est fou, non ?
_Oui c’est comme si toutes les foules, tous les peuples se rencontraient ici ! Pas une personne ressemble à une autre !
_Par contre, la capitale porte bien son surnom… la coupa Nazar. Les pavés, les immeubles, les toits et même cette lumière froide ! Tout est gris. C’est fou…
_Moi, j’adore !
Après ce court moment d’insouciance, Paskhal les rappela à l’ordre. Ils n’étaient pas là pour visiter, mais bien pour une représentation officielle de leur nouvelle armée. Un bus attendait les participants aux olympiades et une voiture avait été affrétée pour Paskhal et sa fille ainsi que pour Nazar et son père. Seuls les vingt-cinq jeunes prometteurs et les proches du conciliateur dynaste avaient été conviés à la cérémonie organisée par Garnel. Le reste de l’armée attendait patiemment les ordres à Erden. Le cadet des frères Agape avait fait installer ses protégées dans un bel hôtel proche du conseil ministériel, au cœur de la ville. Quant à lui, il avait demandé à loger à la citadelle de son ainé. Son meilleur ami, son fils et bien sûr Endza l’accompagnaient. C’était un honneur pour eux de pouvoir séjourner chez un tel homme. Ils étaient bien loin de se douter des liens qu’il partageait avec leur Élu.
Quand Endza traversa la maison de ville du ministre pour accéder à la citadelle Asage, elle n’en crû pas ses yeux. Dissimulée par une forêt, ses remparts à flanc de colline se dessiner peu à peu face à elle. Si elle avait pu imaginer que Garnel vivait dans un manoir ou bien même dans château, elle ne s’était pas attendu à une telle pièce architecturale. Le ministre avait de quoi tenir un siège.
_Incroyable, souffla Endza en rentrant enfin dans la cour pavée.
Nazar acquiesça, lui non plus n’avait jamais rien vu de pareil. Pourtant, avec la fortune de sa famille, il était habitué aux maisons cossues. Mais quand il découvrit la salle du trône avec son estrade surmontée de trois sièges pourpres, il en eut le souffle coupé. D’immenses tapisseries couvraient les murs en pierres grises, le tout éclairé par de nombreux lustres en bois massif. La salle paraissait immense. Le jeune homme repéra les deux grilles relevées qui, une fois actionnées, pouvaient couper l’accès à cette salle et aux appartements privés des frères Asage.
_Nous vous souhaitons la bienvenue à Kentronakan. En tant qu’homme, je suis ravie d’héberger des personnes si courageuses et volontaires. En tant que ministre, je suis conscient de la chance que j’ai de vous avoir auprès de moi, Paskhal, les accueillit Garnel quelques minutes après leur entrée dans la grande salle.
Si Endza apprécia le compliment, Paskhal ne tint pas compte de la flatterie de son frère. Au contraire, elle l’agaçait presque. Dans cette citadelle, l’Élu prit conscience du pouvoir que détenait son ainé. Sa demeure était à la hauteur de ses ambitions et on était bien loin de la longère Agape. Paskhal n’aimait pas se sentir moins puissant, surtout face à ses frères. Lui, qui était le seul à avoir une famille et à être un Élu, n’avait pas l’habitude de se sentir lésé.
_Ministre, merci de nous accueillir dans votre humble demeure, le railla Paskhal en lui serrant la main avec dureté.
_Puisse-t-elle faire votre bonheur pendant votre court séjour, lui répondit Garnel en soutenant son regard d’un air de défit.
_Oh ! Soyez-en certain ! C’est bien plus que nous méritons ! minauda Endza en enlevant une poussière invisible de sa robe.
Garnel leur fit alors visiter sa citadelle, en prenant bien le soin d’éviter ses appartements personnels. Dans un dédale de couloirs, il présenta les aménagements qu’il avait fait faire pour les miliciens qui vivaient ici. Une grande garde personnelle à sa botte. Sans ciller, il les fit passer par des couloirs où Manon avait déjà marché afin de leur montrer les chambres qu’il avait prévues pour eux. Endza aurait sa propre chambre, Zeroual et son fils en partageraient une autre et Paskhal aurait le droit à sa pièce dans les appartements de son frère. Alors que Garnel allait mettre fin à la visite, il ne put faire autrement que de passer devant les anciennes chambres de Manon et Solenne. Tandis qu’il prenait sur lui pour ne pas montrer son agitation, accélérant toutefois le pas pour ne pas s’éterniser dans ce couloir, Endza, en queue de peloton, s’arrêta nette devant la porte d’une des cellules. Sans savoir pourquoi, elle tendit son bras vers la première porte pour y poser sa main. Bien que le métal froid ne l’éclaira en rien sur son geste soudain, elle ne put réprimer un frisson.
_Papa, j’ai comme une sensation de déjà-vu. Comme si quelque chose me reliait à cette pièce, expliqua-t-elle dans son telsman.
Sans prendre la peine de lui répondre, Paskhal la rejoignit à grandes enjambées. Garnel regarda la scène avec anxiété en pressant Nazar et son père jusqu’à leur chambre. Pour qu’ils n’assistent pas à une scène entre Endza et leur Élu, il se fit violence pour les accompagner au lieu de rester avec son frère. Toutefois l’ombre noire qui se projeta soudainement dans le couloir ne lui laissa aucun doute.
_Papa, j’ai… souffla Endza toujours la main collée sur l’ancienne chambre de sa sœur.
_Tout va bien mon cœur, tout va bien, lui répondit Paskhal en déployant toute son aura face à sa fille.
Dans une étreinte ferme, Paskhal fit perdre pied à sa fille. Sa main lâcha instantanément la porte pour enserrer son père. Quand il s’éloigna pour pouvoir regarder Endza dans les yeux, il en profita pour lui enlever la moindre trace de doutes et de peur. Tel un pantin, la cadette se ressaisit et oublia le sentiment qu’elle avait eu quelques minutes plus tôt. Elle rejoignit alors le ministre qui lui présenta sa chambre pour les deux jours à venir.
_Quant à vous, une chambre vous attend dans la tour. Le chef de la milice nous y attend, déclara Garnel à l’intention de son frère.
Dans un silence qui en disait long sur leur relation, les deux hommes retraversèrent le dédale de couloirs pour revenir à la salle principale. Toujours sans un mot, Garnel fit entrer Paskhal dans l’escalier qui menait aux appartements de la tourelle. Au deuxième étage, Loris les y attendait avachi dans un fauteuil roulant. Avant de saluer ce dernier, Paskhal admira encore une fois la décoration qui l’entourait et l’impression de pouvoir qui s’en dégageait. Les différentes armoiries siréliennes avaient été sculptées au-dessus de chaque porte, de nombreux objets et meubles en tout genre venaient habiller la pièce. Une machine à écrire aux mécanismes incompréhensibles, de nombreux casse-tête paressant indéchiffrables, des meubles aux courbes féminines, mais aussi des tableaux et des statues étaient rassemblés dans ce petit salon.
_Tu as perdu l’usage de tes jambes pour ne pas venir m’accueillir ? lâcha enfin Paskhal avec amertume.
_Oh ça ? Non, c’est le fauteuil d’Andzrev. Comme il n’est plus là pour s’en servir, je lui donne une seconde vie ! s’exclama Loris d’une voix qui marquait volontairement sa raillerie.
_Comment ça, Andzrev n’est plus là ? Pourquoi il n’a plus besoin de son fauteuil ? questionna Paskhal à l’intention de Garnel.
S’il avait pu, le ministre aurait tué Loris sur le coup. Le voir ainsi se moquer de lui et s’amuser à le mettre en porte à faux face à leur cadet, le rendait fou. Il savait que Loris aimait narguer, mais là, il se jouait d’une situation bien trop tendue.
_Tu n’étais pas au courant ? Notre frère ne t’a donc rien dit ? insista Loris dans un sourire franc qui électrisa la tension déjà bien présente dans la pièce.
_Me dire quoi ? s’emporta alors Pakshal en resserrant avec ardeur sa queue de cheval.
_Andzrev a fui la citadelle peu après l’arrivée de ton fils et de son ami Vikthor, lâcha enfin Garnel avec haine en faisant craquer le cuir de son gant.
_C’est vrai que tes enfants nous ont donné du fil à retordre !
_Loris, on a compris… siffla Garnel en lui adressant un regard assassin.
Paskhal toisa à son tour son ainé d’un regard si noir, qu’on aurait dit qu’il n’avait pas de pupilles. Loris baissa alors la tête en signe de reddition. De toute façon, il avait déjà obtenu ce qu’il voulait. Pas besoin de rajouter de l’huile sur le feu, l’explosion était proche.
_Ton fils est venu ici dans l’idée de récupérer Solenne. Il était accompagné de l’Élu des rouges. Ils ont tué beaucoup de nos hommes, j’ai dû les freiner avec mes propres pouvoirs.
_Ensuite ? cracha Paskhal les poings fermés.
_Ensuite, ils connaissaient mon secret. Ils savaient que j’avais Solenne et que j’avais eu Manon. Ils avaient vu mes pouvoirs et donc ils pouvaient me faire tomber pour ça.
_Tu as tué Arthur ? chuchota Paskhal comme si cette question l’étranglait.
Garnel plongea alors son regard en lui. Il avait envie de lui rire au nez. Comment pouvait-il s’inquiéter pour son fils alors qu’il l’avait lui-même prévenue de son arrivée. Garnel lui avait dit qu’il ne prendrait aucun risque pour Arthur et Paskhal lui avait dit de faire ce qu’il fallait pour qu’il ne gâche pas leur plan et surtout ses secrets. Comment pouvait-il s’en inquiéter aujourd’hui ? Il aurait voulu se délecter de sa peine, lui montrer son incohérence, mais il n’en fit rien.
_Non. J’ai décidé qu’il serait un bon levier contre toi. Il est enfermé dans Les Lendemains Sans Peur, répondit simplement le ministre.
_Bien, se réjouit tout de même Paskhal en retrouvant une soudaine contenance. Il ne parlera pas ?
_Oh non et il ne courra pas non plus, se moqua Loris en jouant avec les roues de son fauteuil.
_Vous savez, Arthur ne m’éloignera pas de notre quête. S’il faut le faire taire, j’en assumerais les conséquences. J’étais conscient de ce qu’il pouvait arriver à ma famille en faisant tuer Manon. Tu ne pourras te servir de mon amour pour mon fils dans le but de me faire plier, précisa l’Élu en s’asseyant dans le canapé d’angle avec aisance pour marquer sa confiance en lui.
_Et pour ta fille ? le repris Garnel en esquissant un léger sourire.
Au vu du sursaut ressenti par Paskhal à la prononciation de cette question, le ministre savait qu’il avait encore l’avantage sur son cadet. Quand son frère resserra une énième fois son catogan, Garnel comprit qu’il retenait son énervement. Son amour pour Solenne, la seule qui n’avait pas son sang, était surement le plus pur. Finalement, Loris avait bien fait de l’enlever avec Manon. Elle allait peut-être enfin leur servir à quelque chose.
_Qu’en as-tu fait ? demanda Paskhal en marquant la prononciation de chacun de ses mots.
_Je la détiens dans un endroit secret où il ne revient qu’à moi de la torturer ou de la tuer.
_Je te défends de la toucher ne serait-ce qu’à un seul de ses cheveux ! Tu m’entends ? s’emporta Paskhal en se levant d’un bon le poing en l’air.
_Ou de lui révéler tes secrets, ceux qui l’ont mené ici… ajouta Garnel face à son frère qui déployait toute son aura noire pailletée derrière lui.
_Je vais…
_Ton pouvoir n’a que peu d’effet sur moi. Tu ne feras rien. Dois-je te rappeler que ta dernière fille dort également entre mes murs. Alors, ressaisis-toi. Faire le sentimentale ne te vas pas mon frère ! s’énerva à son tour Garnel. Après tout, si tu ne te détournes pas de notre plan, tes filles ne risquent rien, ajouta-t-il plus posément.
Paskhal soutint son regard encore quelques minutes, partagé à l’idée de se rassoir ou de lever la main sur son frère. Ravalant encore une fois sa fierté, il reprit sa place dans le canapé comme si de rien n’était.
_Et Andrzev dans tout ça ?
_Après la rencontre avec Arthur et Vikthor, il a profité du chaos pour s’enfuir.
_Seul ? Sans son fauteuil ? souligna Paskhal dubitatif.
_Il a bénéficié de l’aide de miliciens, mentit Garnel en cherchant le regard de Loris.
_Oui, je les ai pendus moi-même, acquiesça alors le chef de la milice.
_Je ne suis donc pas le seul à avoir du mal à tenir ses enfants. Et où est-il à présent ?
_Et où est ta femme ? rétorqua simplement Garnel avec suspicion pour garder le dessus.
Décontenancé, Paskhal jeta un regard amer à Loris pensant qu’il avait trahi son secret. Ce dernier haussa les épaules pour lui signifier le contraire sous le regard courroucé de leur ainé.
_Vous allez me dire ce que vous me cachez enfin ? s’emporta alors le ministre.
_Ce qu’on cache ? répéta Loris dans un clin d’œil amer.
_Dois-je reformuler mes menaces ? insista Garnel en ignorant délibérément son demi-frère.
Paskhal prit le temps de chercher ses mots, tout en réfléchissant au comment son ainé avait pu savoir pour Hestia si leur frère n’avait rien dit. Après un long silence et avoir recoiffé ses cheveux, il donna sa version des faits.
_Par mégarde, ma femme a lu mes affaires. Elle est partie dans la nuit du dix-huit décembre. Elle n’a pas dû lire grand-chose, j’ai mis Loris sur ses traces, expliqua-t-il calmement.
_Vous vous foutez de moi ? Pas lu grand-chose ? Elle n’aurait pas quitté son âme sœur si c’était le cas. On parle d’enlèvement, d’assassinat programmé, de guerre et de coup d’État, comment as-tu pu te montrer si irraisonné ? s’indigna Garnel dans une rage telle que son aura pourpre remplit presque toute la pièce.
_On a retrouvé sa trace en terre neutre, précisa Loris pour calmer les tensions qu’il avait créées.
_Des miliciens la suivent ?
_Elle sera bientôt parmi nous, acquiesça le chef de la milice sure de lui.
_J’espère pour vous. Si elle parle, je remets la faute sur vous deux publiquement. Vous vous noierez dans notre échec ! fulmina le ministre le visage empourpré de rage.
S’agitant dans tous les sens et faisant les mille pas dans tout le salon, ses frères le regardaient sans rien dire. Ils devinaient que tous les rouages de son cerveau s’étaient mis en marche pour repenser leur plan d’action. Garnel passait en revue une à une les étapes qui devaient l’amener au pouvoir. Aucune ne prenait en compte la trahison d’Hestia. Il devrait trouver un moyen de la contrer, que Loris la retrouve ou non. Heureusement, comme pour son mari, il détenait les personnes qui la feraient céder. Il ne restait plus qu’à savoir comment lui faire passer le message discrètement. Le silence se fit pesant autour des trois frères, mais Paskhal n’en avait pas terminé avec son ainé.
_Et avec Andzrev alors ? Êtes-vous aussi sur ses traces ? C’est bien beau de parler de ma femme, mais ce télépathe à le pouvoir de divulguer en image tous nos secrets ! Il n’a pas pu aller bien loin, je n’ai qu’à envoyer mon armée pour le neu-tra-li-ser… proposa Paskhal afin de reprendre le dessus à son tour.
_Ne parle pas de mon fils ! s’insurgea Garnel en se penchant sur son cadet comme s’il allait le tuer. Chacun s’occupe de sa famille, reprit-il plus calmement avant de quitter la pièce dans un claquement de porte magistral.
C’était la première fois que Garnel parlait d’Andzrev ainsi. Comme un fils, comme une personne de sa famille. La confrontation avec ses frères l’avait profondément marqué, en un instant, il avait perdu le contrôle qui l’exerçait jusqu’ici d’une main de maitre. À présent, il regrettait d’avoir invité Paskhal chez lui. Il n’avait plus envie de partager quoi que ce soit avec ce demi-frère. Pourtant, pour régner sur le Nouveau Monde comme il le voulait, il avait besoin lui. Garnel en était pleinement conscient et il n’en dormit pas de la nuit.