À Mÿrre, dans la grotte de la résistance.
Zaven transpirait à grosses gouttes quand il pénétra dans la fraicheur de la grotte. Almon babillait gentiment dans son dos et Marie les suivait de près avec son second fils dans les bras. Le cadet Bauhtmy qui avait toujours admiré l’Élu des jaunes devait reconnaitre que Bénédit avait tout autant de charisme que Paskhal. Mais sa bonhomie naturelle et ses yeux rieurs lui donnaient un avantage sur son nouvel adversaire. Une grande sincérité. Si Paskhal était respecté et aimé, il était aussi intimidant pour son peuple. En revanche, Bénédit n’était qu’amour. Zaven le remarqua dès leur entrée dans la grotte. Personne ne fit attention à eux et tout le monde se jeta au cou du Physé. Les résistants semblaient heureux de retrouver leur meneur, plus qu’anxieux d’accueillir de nouveaux venus. Enfin tous, sauf l’un d’entre eux. L’arc bandé, prêt à décocher sa flèche, Sophya se posta face à eux.
_Toi ! gronda-t-elle avec aplomb. Toi, la femme que mon frère a sauvée à la demande de ton mari, le même qui aujourd’hui déclare la guerre à mon peuple et à ma famille. Pourquoi es-tu là ? Dis-moi, pourquoi ?
_Sophya… souffla simplement Bénédit en posant sa main sur son épaule pour lui faire baisser son arc.
L’ancien Élu des rouges remarqua la tension de sa protégée. Bien qu’elle ne tremblait pas, il voyait les larmes dans ses yeux et elle traduisait une énorme douleur. Dans cette guerre, elle avait déjà perdu son âme sœur et elle n’avait aucune nouvelle de son frère. Elle n’avait que quatorze ans et pourtant Bénédit avait l’impression que Sophya avait déjà vécu sa vie. Ses épaules carrées semblaient porter toute la misère du monde à elles seules.
_Pourquoi est-elle là ?
_Contrairement aux apparences, je suis de votre côté. Paskhal n’a pas trahi que ses amis, il s’en est pris à sa propre famille, articula difficilement Hestia.
_C’est une longue histoire, la coupa Bénédit. Allez-nous cherchez de l’eau et de quoi grignoter, ils parleront après.
Hestia et Marie vidèrent chacune une cruche d’eau avant de se ruer sur les fruits que des Physés venaient de faire pousser pour elles. Zaven, anxieux d’être entouré par tant d’inconnus, prit son temps pour avaler ce qu’on lui présentait. Malgré la faim qui lui tiraillait le ventre, il avait du mal à retrouver l’appétit. Les nombreuses paires d’yeux posés sur lui ne faisaient qu’amplifier son inconfort. Pourtant il n’était pas plus discret que ses hôtes, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de détailler Tomàs et les autres Yeghes qui l’entouraient.
_Je… je croyais que vous aviez essayé de prendre le pouvoir aux ministres, les interrogea Zaven. Et…que… que vous aviez été envoyé dans les camps de travail pour cette trahison.
_C’est plutôt à nous de poser des questions, pesta Sophya. C’est bon, vous avez assez bu et mangé ? Les jumeaux allaitent tranquillement et vous êtes bien assis, non ? Vous allez peut-être enfin nous dire pourquoi vous êtes là ! Hein, pourquoi ?
Zaven n’eut pas envie de lui répondre. Le vent glacial qu’on venait de lui jetait suffisait à lui enlever toute envie de faire plus amples connaissances avec les Yeghes. Bien qu’il pouvait surement l’envoyer valser à quelques mètres d’un seul coup de poing, Sophya l’impressionnait. Il n’avait pas envie de s’y frotter. Il se tourna alors vers sa belle-mère pour lui laisser la parole. Elle, elle avait l’habitude des discours et de calmer les tensions. Lui était plutôt du genre à rester en retrait.
_Pourquoi pensez-vous que Pakshal vous a trahi et monte une armée contre vous ?
_On va vraiment jouer aux questions-réponses ? fulmina Sophya.
_Hier, il était son ami aujourd’hui c’est votre ennemi, pourquoi ? insista Hestia en se dirigeant vers la sœur Peyrache.
_Ses filles sont mortes parce qu’il a comploté avec le ministre Asage pour créer ces lois sur la pureté sirélienne. Il pense peut-être que la résistance est derrière cet acte ou bien c’est ce que le conseil ministériel lui a fait croire… Je ne sais pas.
_Un jour il est à l’initiative des nouvelles lois siréliennes avec le ministre Asage, le lendemain il aide Sonfà à s’enfuir pour que le conseil ne puisse la condamner puis aujourd’hui il est à la tête d’une armée pour décimer la résistance. C’est à ne rien y comprendre, ajouta Tomàs.
_Nous non plus on ne comprenait pas, ajouta Zaven les poings serrés.
Droite comme I, Hestia se dirigea au milieu de l’assemblée pour affronter les regards des résistants. Il lui fallut reprendre son souffle plusieurs fois avant de pouvoir continuer à parler. Elle sentait son angoisse monter au creux de son ventre tel un poison silencieux, mais elle devait mettre de mots dessus pour guérir. Elle devait révéler ce que ses mains lui avaient appris il y a presque un mois maintenant. Expliquer à tous ce qu’on lui avait caché, ce qu’elle aussi avait caché, pour faire taire ses maux. En continuant, elle savait qu’elle trahissait son âme sœur. En répondant à leurs questions, elle s’éloignait définitivement de l’homme qu’elle aimait.
_J’ai lu les affaires de mon mari alors qu’il dormait. Je savais qu’il me cachait des choses, commença Hestia tremblante. Je ne comprenais pas pourquoi il avait toujours des liens avec le ministre qui avait peut-être enlevé nos filles. Je ne comprenais plus ses décisions politiques non plus. Ce n’était plus mon mari, du moins pas l’homme que j’avais épousé. Alors j’ai lu sa sacoche pour en savoir plus, dans l’espoir de le comprendre.
Les larmes aux yeux, Hestia se tenait les mains pour se donner du courage. Elle savait que les explications qu’elle allait donner, n’aurait aucun sens pour l’assemblée face à elle. Aucun d’eux ne pourrait comprendre de tels agissements, aucun d’eux n’était prêt à entendre ce qu’elle avait à dire.
_Un jour le ministre Asage est venu le voir pour sa qualité de conciliateur-dynaste et d’Élu. Il a demandé à Paskhal de l’aider à détourner le pouvoir, de démettre les yeghes et il a accepté, reprit Hestia.
_Mais pourquoi ? Que gagnait-il dans tout ça ? l’interrompu Tomàs stupéfait.
_En échange de son aide et de son soutien, il a demandé à Garnel Asage de tuer la personne susceptible de lui succéder en tant qu’Élu. En échange, il a demandé à ce qu’on tue Manon… lâcha enfin Hestia dans un sanglot.
Marie la rejoignit alors pour la soutenir face à ses mines déconfites qui l’entouraient. Personne ne s’était attendu à ça, personne ne pouvait le concevoir. Avec le soutien de sa belle-fille, la dame de cœur continua son explication sans ciller.
_Ainsi, il ne mourrait pas des suites de l’intronisation du prochain Élu. Ainsi, il ne perdrait pas son pouvoir. Manon a donc été enlevée par le chef de la milice pour que ses dons de télépathie puissent servir à manipuler les Yeghes, mais elle est morte avant de pouvoir le faire. Pour se rattraper, Paskhal a donc de nouveau collaboré avec le ministre pour lui livrer Sonfà cette fois. Je suis désolée… Si seulement je l’avais lu avant… Si seulement…
_Il a livré Sonfà… répéta Sophya comme si ses poumons manquaient soudainement d’air.
Elle aurait voulu crier ou même pleurer, mais rien ne sortit. Elle n’arrivait même pas à croire à ce qu’elle venait d’entendre. Qui pouvait faire ça ? Qui pouvait être autant monstrueux ? Elle avait l’impression de revivre une seconde fois la mort de Sonfà. Son âme sœur était morte pour l’égo d’un Élu qui ne voulait pas mourir et pour celui d’un politicien qui voulait régnait à tout prix. Et dans tout ça, leur amour et leur révolte n’avaient jamais eu aucune importance.
_Oui, il l’a ramené en terre kalokas pour que la milice la trouve avec l’accord du ministre, répondit Hestia avec amertume.
Ne pouvant en entendre plus, Sophya ramassa son arc avec énervement avant de quitter la grotte en lançant un regard de mépris sur Hestia. La lèvre en sang qu’elle mordait avec frénésie trahissait la haine que l’adolescente retenait en elle. La dame de cœur avait réagi pareil en l’apprenant, elle ne lui en voulut pas. Son mari avait brisé tant de vie, elle était ici pour recoller les morceaux, mais Hestia savait qu’elle avait beaucoup de chemin pour y parvenir.
_Lors de notre destitution, votre fille était encore vivante. Garnel a bien tenté de se servir de Manon pour nous défaire, reprit Tomàs dans un silence pesant.
_Comment ça ?
_Elle était présente lors du procès de Sonfà, ajouta le Yeghe en prenant les mains d’Hestia pour la soutenir. Elle a tenté de nous aider et de renverser les ministres. Malheureusement, nous sommes les seuls Yeghes qui ont réussi à fuir. La suite vous la connaissez, les autres ont été déportés dans Les Lendemains Sans Peur et Sonfà a été décapitée. Nous ne savons pas ce qui est arrivé à Manon depuis, acheva Tomàs.
_Et Solenne ? Vous l’avez vu ? le questionna Zaven en l’attrapant brutalement par les épaules.
_Doucement, jeune homme, le calma Hiwi. Nous ne l’avons pas vu, mais nous avons rencontré Vikthor et Arthur qui étaient à leur recherche. Le jour où l’on a quitté la capitale, ils se dirigeaient chez le ministre Asage pour leur venir en aide. Ils avaient parlé à Manon, les deux étaient encore en vie à ce moment.
_Quand ? le coupa Hestia dans un regain d’espoir.
_À la mi-septembre environ. Depuis aucune nouvelle, ils auraient pourtant dû nous suivre de près selon leur plan.
Même s’il s’était passé plus de quatre mois depuis, ses filles n’étaient peut-être pas mortes finalement, en tout cas il y avait encore un espoir. La Déesse ne lui avait peut-être pas menti, si ses enfants respectés leur destinés, aucun d’eux ne mourrait. Hestia s’accrocha à cette pensée, elle ne pouvait faire autrement. C’était la seule lueur d’espoir qui semblait avoir dans cette grotte. La seule chose qu’il lui permettrait de survire à la trahison de son âme sœur. Du moins, elle l’espérait. Mais tandis qu’elle avait enfin l’impression de retrouver un peu de sérénité, l’entrée de la caverne s’agita.
_Bénédit, des individus sont en approches ! Il faut prévenir tout le monde, Sophya vient de lancer l’alerte, s’écria Mirà.
_Par la Déesse, les miliciens ont retrouvé nos traces, répondit simplement Bénédit en levant le poing pour ordonner à son ours Pim de le suivre au combat.