Chapitre 21 - Le double discours

À Kentronakan,

           

            Après une telle nuit blanche, Garnel se réveilla contrarié. S’il détenait le moyen d’empêcher Hestia de révéler les secrets de son frère, il n’avait pas encore trouvé comment lui faire parvenir sa menace. Personne ne savait où elle était partie ni ce qu’elle savait exactement. Comment pouvait-il la mettre en garde dans ces conditions ? Il y avait réfléchi toute la nuit et si le ministre sentait la solution venir à lui, il attendait le bon moment pour la partager.

 

_ Tes soldats arriveront en tenue de lumière sur la place du Trône. Loris y a fait installer une estrade et ta fille et toi, vous serez au centre de l’attention, expliqua-t-il à Paskhal dès qu’il le croisa dans ses appartements.

 

Aucun des deux n’avait envie de bavasser ou de se confondre en politesse, ils préféraient en venir aux faits et parler de l’avenir. De leur avenir.

 

_ Très bien. Tu remettras l’épée de Zro à Endza devant tout le monde également ? lui répondit simplement l’Élu.

_ Bien sûr.  Je vois que tu t’es déjà paré de ta tenue de combat, remarqua Garnel en levant enfin les yeux sur son cadet. Ce jaune te va bien, il ferait presque oublier tes rides, ajouta-t-il moqueur.

_ J’en ai eu marre du noir. Il est temps que tout le Nouveau Monde reconnaisse le rayon de soleil que je suis. Je te laisse les habits austères, cela te va mieux au teint.

 

Les deux frères ne se lâchèrent pas du regard, comme si le dernier à baisser les yeux gagnerait en supériorité. Ils se toisaient comme deux chiens prêts à en découdre. Aucun d’eux ne s’était vraiment calmé depuis la veille, au contraire. Et l’entrée de Loris dans la pièce ne fit qu’attiser le feu qui grandissait déjà entre eux.

 

_ Paskhal, Garnel, bien dormit ?

 

Un ange passa, les deux préférant ignorer leur demi-frère. Loris s’amusait de cette situation, lui qu’on avait toujours laissé à la traine avait enfin l’impression d’avoir enfin les reines en main. Il avait révélé à Paskhal pour la fuite d’Andzrev et fait de même avec Garnel pour Hestia. Il avait l’impression de pouvoir les manipuler, comme des pantins, selon ses humeurs. Il détenait tellement de secrets sur l’un et l’autre, qu’il jubilait de ce nouveau pouvoir.

 

_ Bon, puisque vous le prenez comme ça ! Je pensais que cela vous intéresserez tous les deux de savoir que j’ai retrouvé la trace d’Hestia et de ses amis, mais j’ai dû me tromper ! ajouta-t-il goguenard. Je vous laisse donc vous entretuer dans un duel silencieux.

_ Où sont-ils ? le retenu Garnel en l’attrapant par le bras.

_ Comment va-t-elle ? ajouta Paskhal le souffle court.

_ Prenons le petit déjeuner pour en discuter ! Paskhal, tu savais que notre ainé était devenu un fan de thé ?

 

Pour son plus grand bonheur, ses deux frères le suivirent jusque dans la salle des trônes. Pour l’occasion, le chef de la milice avait fait dresser la table et des dizaines de plats les y attendaient. Loris s’était amusé à refaire la décoration que Garnel avait demandé pour les dix-sept ans de Manon, comme une piqure de rappel à leurs mensonges et à la faiblesse de son ainé. 

 

_ Cela faisait longtemps que nous n’avions pas pris un repas ensemble. Les repas de famille c’est important ! n’est-ce pas Garnel ? insista Loris d’humeur joyeuse.

_ Je ne me souviens pas que nous ayons déjà partagé un tel moment. Depuis quand tu t’intéresses à la famille ? s’agaça Paskhal en tirant la chaise en bout de table pour s’y assoir.

_ Oui, Garnel. Depuis quand ?

_ Bon, Loris. Tu vas me dire ce que tu sais sur Hestia ou c’est toi qui vas finir en entremets ! s’emporta le ministre en s’installant en face de son cadet.

 

Dans un rire franc, le chef de la milice s’attabla à son tour et prit un malin plaisir à faire patienter ses frères assis respectivement à l’opposé l’un de l’autre. Il se servit une grande tasse de thé, fit mine de reprendre la discussion avant de se raviser pour porter son attention sur une brioche aux fruits confits. Il ne mangeait avec aucune délicatesse, remplissant de miettes son uniforme bleu nuit sous le regard dédaigneux de Garnel qui peinait à boire son thé chaud. Il répéta la scène plusieurs fois, poussant à bout ses frères, avant de se décider à s’expliquer.

 

_ Elle a roulé en voiture jusqu’à Kenzac avec la femme d’Arthur, tes petits fils et un autre abruti.

_ Zaven, acquiesça Paskhal qui voulait en savoir plus.

_ Oui appelle le comme tu veux. Je ne suis pas pour retenir les noms des gens qui sont voués à mourir, objecta le milicien d’un revers de la main.

_ Comment l’as-tu découvert ?

_ Et voilà, enfin une bonne remarque ! C’est pour ça que c’est notre grand frère qui est ministre et que toi tu n’es qu’un Élu, ricana Loris avant de reprendre son sérieux sous le regard courroucé de son cadet. Ils ont abandonné la voiture en ville avant de se diriger vers le désert. L’avis de recherche que j’avais créé pour eux à porter ses fruits. Une fois repéré, je les ai fait suivre.

_ Bien, félicitations Loris. C’est du bon travail, le complimenta Garnel avec sincérité. Et maintenant, où sont-ils ? 

 

L’informateur préféra croquer dans une pâtisserie avant de donner plus de détails. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas reçu un compliment de Garnel, il souhaitait en profiter avant de le décevoir à nouveau.

 

_ Et bien ça c’était la bonne nouvelle…

_ Loris… grogna Garnel.

_ Qu’as-tu encore fait à ma femme ? s’emporta Paskhal les cheveux défaits à force de refaire inlassablement son catogan.

 

Loris reconnut la peur dans les yeux de son petit frère. Cette impuissance qui le rongeait à cet instant précis, il l’avait déjà vu chez Garnel lors de l’anniversaire de Manon. Il le trouva aussi faible que son ainé et le détesta pour cela. Il ne les comprenait pas. Comment pouvait-on trembler autant pour quelqu’un d’autre que soit ? Comment pouvaient-ils s’inquiéter pour des personnes qui mettaient en péril leur avenir glorieux ? Pour Loris, il n’y avait que ses frères qui comptaient. Pourquoi, lui ne comptait pas pour eux ? Ils avaient eu une famille, des enfants et une âme sœur à aimer, lui il n’avait qu’eux. Il se battait tous les jours pour eux et eux ils perdaient du temps avec des personnes qui n’en valaient pas la peine.

 

_ Alors que trois de mes hommes les avaient faits prisonniers, prêt à les escorter ici sous bonne garde, quelqu’un est intervenu.

_ Trois hommes ? Tu as seulement envoyé trois hommes pour récupérer une femme qui peut nous détruire ? répondit simplement le ministre en faisant craquer le gan de sa main droite.

_ Oh toi, ça va ! s’emporta Loris. Quand j’ai essayé de tuer Bénédit en même temps que la petite humaine avant l’intronisation des rouges, tu m’as sermonné comme quoi on ne tuait pas un Élu ! Mais en tout cas, si je l’avais bien tué ce jour-là, il n’aurait pas pu venir en aide à sa putain ! acheva-t-il à l’intention du cadet cette fois.

 

À peine Loris eût terminé sa phrase que Paskhal bondit sur lui pour le relever avec force. Il le tenait fermement par le col prêt à l’étrangler s’il continuait d’insulter son épouse. Mais le milicien ne trembla pas, au contraire. Dans un éclat de rire puissant, il se dégagea avec souplesse faisant face à un Paskhal impuissant.

 

_ Ils sont partis tous les quatre dans de désert en direction de Mÿrre, ajouta-t-il en s’essuyant ses mains grasses sur l’uniforme doré de son cadet.

_ Très bien ! Il est grand temps de présenter ton armée au monde. Nous allons nous servir de ce moment pour reprendre le dessus sur la résistance, le coupa Garnel afin d’éviter un pugilat. Loris envoie nos miliciens faire du repérage. Ils n’auraient jamais dû laisser de témoins derrière eux. Nous allons les retrouver.

 

 

Quand il se trouva sur la place du Trône face à une foule qui les acclamait, Nazar eut la chair de poule. Il n’avait jamais vu une telle ferveur, ni lors des olympiades ni lors de l’intronisation de Vikthor. Les humains semblaient plus reconnaissants encore que les Siréliens. Le jeune homme prit conscience du pouvoir que détenait le ministre de la Protection des territoires et de la Justice. Tous les yeux étaient rivés sur lui, des pancartes illustraient l’amour qu’on lui portait et son nom était scandé à tout va. Jamais une personnalité politique n’avait autant soulevé les foules. Jamais personne n’avait autant été respectés depuis les frères Sirel. Un air de fête semblait s’être emparé des rues de la ville grise. Des sourires illuminaient les visages et des tambours accompagnaient les rires. Personne n’aurait pu croire qu’on était à la vieille d’un combat.

 

Tous parés de leur nouvel habit de lumière, les vingt-cinq candidats aux olympiades montèrent un à un sur l’estrade où se tenait déjà le ministre Asage et le chef de la milice. Les épaulettes de leurs vestes matelassées donnaient une carrure encore plus imposante à leurs corps déjà sculptés. Homme comme femme présentaient une musculature dessinée qui n’avaient rien à envier à celle des miliciens.  Chaque uniforme s’adaptait parfaitement aux formes de son soldat, on aurait dit qu’ils avaient été directement conçus sur eux. Les Hylés avaient, sans le savoir, bien travaillé pour protéger leurs ennemis. Les vestes renforcées aux coudes ainsi qu’aux épaules, intégraient une doublure polymère  qui permettait d’encaisser les coups ou les chutes de ces soldats. Et elles n’étaient pas seulement résistantes, mais aussi confortables et  esthétiques. Les boutons aux manches et sur le buste étaient gravés du K des Kalokas et la couleur or de leur tenue donnait une impression de supériorité. Le ministre Asage avait tout fait pour flatter l’égo de ce peuple et pour les rendre attrayants aux yeux du monde. Il avait réussi.

 

Quand Endza monta en dernière sur l’estrade au bras de son père, la foule applaudit de plus belle. Aux yeux de Nazar et des autres, elle était vue comme une enfant prodige. La digne héritière des Kalokas et du grand Élu Paskhal Agape. Personne n’en doutait.

 

_ Mon peuple humain et sirélien, commença Garnel sous les acclamations du public. Si je vous ai rassemblé ici, c’est pour vous présenter l’épée du conseil ministériel et son armée. Paskhal Agape a répondu à notre appel et avec lui nous mettrons à mal les rébellions qui polluent notre prospérité. Mon peuple, si je vous ai rassemblé sur cette place aujourd’hui, c’est pour vous présenter notre avenir. Ici, où mon frère avait brandi la tête d’une tueuse, nous allons brandir l’épée de Zro. Ce que les Physés ont tenté de détruire, les Kalokas le répareront. Ensemble, nous vaincrons.

 

Alors que Loris lui apportait l’épée mythique, Garnel fit signe à Endza et à son père de s’approcher de lui. Quand elle fut à sa hauteur, il attrapa la main de sa nouvelle protégée pour la brandir face au public. Une vague d’amour souligna alors l’émotion que la rouquine ressentait. Son père lui prit son autre bras pour le lever à son tour. Fierté. C’est le seul mot qu’Endza avait à la bouche. Fierté, c’était la seule chose qu’il y avait dans le regard de Nazar face à cette scène incroyable.

 

_ Aujourd’hui mon enfant, si nous te remettons cette épée c’est pour brandir le glas de la justice. Un lourd poids pèse désormais sur tes épaules. Mais tu en es digne, reprit Garnel. Ensemble, nous déferons ceux qui s’opposent à la prospérité et à l’avenir. Ensemble, nous achèverons la résistance, ensemble, nous tuerons Bénédit Karmir et tous ceux qui le suivront dans sa folie. 

_ Ensemble, lui répondit Endza avec émotion.

_ Comme vous le savez, nous détenons depuis plusieurs mois l’Élu Vikthor Peyrache. Il était venu dans la capitale pour se venger de la mort de Sonfà Karmir alors qu’elle avait usé de ses pouvoirs pour répandre la mort dans nos rangs.

 

À ses mots la foule se souleva de rage. La mort de Sonfà avait été un exemple pour le peuple humain et elle traduisait le pouvoir du ministre Asage. Lui-même en était conscient.

 

_ Oui, je me remémore avec vous cette période douloureuse. Après de nombreux interrogatoires, L’Élu des Physés a dévoilé où se trouvaient ses anciens amis. Ces révélations nous ont permis de retrouver la trace de Bénédit Karmir. C’est pourquoi, cette après-midi, cette armée kalokas sera envoyée en terre physée !  Et demain, nous serons sur le point de venger l’ancienne ministre de la Justice.

 

La foule et l’armée kalokas applaudirent de nouveau à ces révélations incroyables. La ferveur montait dans les rangs de l’assemblée. Garnel savourait ce moment tant attendu. Il avait le moyen de mettre en garde la résistance et la femme de Paskhal qui s’apprêtait à les trahir. Il n’avait pas dormi de la nuit pour ça, mais ça en valait le coup.

 

_ Oui mes amis. Nous allons rendre justice ! Et si l’envie leur en prenait de se venger pour la capture de leur Élu, je souhaiterais mettre en garde les peuples Siréliens. Après ses aveux, Vikthor Peyrache a été déporté aux Lendemains Sans Peur. Banni dans ce camp imprenable et isolé, il est à la merci de mon jugement, reprit-il avec ferveur.

 

Alors qu’il s’apprêtait à continuer son discours, il se tourna vers Endza pour la serrer dans ses bras. Les mots qui suivraient aller la toucher en plein cœur et il voulait que cette image d’eux l’un dans les bras de l’autre reste à jamais gravés dans les mémoires collectives en plus des journaux.

 

_ Mon enfant, si tu es là aujourd’hui c’est parce que tu es digne de réparer les erreurs que des Siréliens ont commises. Digne de combattre ces révoltés qui ne réclament que le sang.

_ Digne, répéta la rouquine.

_ Si Paskhal Agape a répondu aussi rapidement à mon appel, à notre appel. C’est parce qu’il voulait s’opposer lui aussi à ces hommes et femmes qui ont enrôlé son fils dans leur révolte. Quand l’Élu des rouges a été capturé, Arthur Agape se tenait à ses côtés. Prêt à venger Sonfà, lui aussi, reprit Garnel sous le regard affolé d’Endza.

 

Cette fois la foule se montra silencieuse, les vingt-cinq représentants de l’armée kalokas échangèrent des regards alarmés. Aucun d’eux n’avait été prévenu de ces informations. Tous connaissaient Arthur pour sa droiture et son sens de la justice. Il était, lui aussi, le digne héritier de son père.

 

_ J’ai répondu à votre appel, car je devais réparer les erreurs de mon fils, approuva Paskhal en attrapant sa fille par les épaules. Il a péché d’orgueil. Avant sa capture, ici même, je n’avais pas conscience que son nouvel ami l’avait tant influencé. La perte de ses sœurs a obscurci son jugement. En ces temps sombres, j’ai demandé la clémence au ministre Asage.

_ Et je le lui ai accordé, le coupa Garnel. Arthur Agape a été exilé dans les Lendemains sans Peur pour suivre une peine légère où il pourra se repentir le temps que les révoltes cessent. Des nouvelles seront données régulièrement à sa famille et il retrouva son foyer à la fin de la guerre. Mais pour cela, les Kalokas doivent partir au front.

_ Pour cela, nous allons combattre tous ceux qui ont fait du tort au conseil ministériel, ajouta Paskhal pour assurer son emprise sur Endza.

 

Les applaudissements reprirent doucement puis avec frénésie quand le ministre leva l’épée de Zro face à l’assemblée. À ses côtés, Endza ne cilla pas. Elle tentait de digérer tout ce qu’elle venait d’apprendre. Son cerveau surchauffait comme pour lui indiquer que quelque chose clochait dans tous ces beaux discours. Elle avait un mauvais pressentiment, mais n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Alors quand le ministre lui tendit l’arme qu’elle attendait tant, elle la saisit en oubliant tous ses doutes.

 

_ Par cette épée, tu tueras Bénédit Karmir et tous ceux qui le suivront. Par cette épée, tu protégeras le peuple. Tous les peuples. Avec Zro, tu rendras justice. Avec Zro, tu défendras la vie. Ensemble, vous combattrez tous ceux qui ont mis à mal notre avenir. Ensemble, vous ferez respecter les dogmes de Namon, acheva Garnel sûr de lui.

_ Prospérité, amour, équilibre, répondit simplement Endza consciente que les mots du ministre étaient vrais.

 

Lui comme elle, voyait en ce discours une prédiction plus qu’un souhait. Lui comme elle, savait qu’à cet instant précis, l’histoire venait de prendre un tournant. Ceux qui ne le voyaient pas étaient inconscients. Le roi de carreau venait d’abattre de nouvelles cartes et la dame de cœur n’avait qu’à bien se tenir.

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