L’homme d’une cinquantaine d’années traversait à foulées assurées les couloirs de LaceCorp, la compagnie pharmaceutique dont il était le président-directeur général. La moquette dans les tons gris clair des étages supérieurs feutrait le bruit de ses pas. La lumière artificielle des néons avait été pensée pour imiter la lueur du jour et fournir un éclairage doux pour les yeux. Le bâtiment avait été complètement réaménagé pour offrir un sentiment de sécurité, d’élégance et une ambiance accueillante tant pour les employés que la clientèle, et surtout… pour la patientèle.
Les murs clairs des couloirs apportaient de la luminosité, tout en étant parés à divers endroits de plantes et d’œuvre d’art.
La haute tour blanche, surplombant la cité de Londres, abritait dans les étages supérieurs les bureaux administratifs et marketings du groupe. Plus bas, se trouvaient le laboratoire, et les cabinets de divers professionnels de santé pour qui John Lovelace lui-même finançait les frais de recherches.
En quelques années, la société des Lovelace était devenue l’un des pôles médicaux les plus complets, compétitifs et rentables de la capitale. L’ambition de John pour son entreprise ne s’arrêtait pas là. Il avait encore beaucoup à accomplir pour magnifier l’héritage familial.
John souhaitait maintenant élargir le domaine de compétences de LaceCorp, en développant une branche pour la médecine des créatures surnaturelles.
Il évolua le long du dédale de couloirs. Le pas ample, il progressait en silence. John sourit en apercevant les tableaux, les mosaïques ou les photos de divers paysages urbains. Les artistes anglais pouvaient exposer leur travail sur les murs du plus grand laboratoire pharmaceutique du pays. La décoration était ainsi régulièrement renouvelée.
Il atteignit enfin son bureau où son rendez-vous le rejoindrait bientôt. La porte en verre dépolie refermée, il s’installa dans son fauteuil en cuir noir, proche de la baie vitrée… et se mit en quête d’un dossier en particulier, au milieu de la montagne de paperasse qui menaçait de s’effondrer en une tempête de feuilles volantes.
Devant ses vains efforts, l’homme passa une main dans ses cheveux puis dans sa barbe impeccablement taillée et entretenue. Leur couleur argentée avant l’âge étonnait toujours : il ne paraissait pas plus vieux. Il jura quand il tomba enfin sur la fameuse chemise cartonnée :
— Il faut vraiment que je me trouve une secrétaire !
Trois coups frappés à la porte le rappelèrent à la réalité. L’immense silhouette de Jared, chef de la sécurité, se dessinait derrière le verre dépoli.
John se racla la gorge, se redressa sur son siège et le somma d’entrer. Jane, victime d’un cancer et traitée au service d’oncologie, venait d’arriver. Jared la laissa passer devant et elle releva timidement ses yeux bruns et fatigués vers le directeur. John lui offrit en retour un sourire chaleureux, purement commercial. De son bras tendu, il invita ses deux visiteurs à s’asseoir. Jane posa ses mains à plat sur sa jupe longue plissée tandis que Jared prenait place aux côtés du maître des lieux. John avait imaginé trouver une femme au regard perdu dans le vague. Avec ses traits tirés et son teint cireux, il aurait pu se reconnaître en elle. Retrouver l’image de la pâle coquille qu’il était devenu… lorsqu’on lui avait annoncé son cancer métastasé.
Comment continuer à profiter de la vie lorsqu’on vous apprend subitement qu’il ne vous reste que quelques mois ou semaines devant nous ? John avait été frappé par l’absence, à l’époque. Il s’était retiré dans son propre esprit, errant derrière les murailles qu’il s’était bâties en son for intérieur.
John s’extirpa de ses souvenirs et reporta son attention sur Jane, qui, elle, ne lui semblait pas désespérée. Au contraire, une étincelle dansait toujours dans son regard.
— Savez-vous pourquoi j’ai demandé à vous voir, Jane ?
Sa voix caverneuse la tira de ses pensées. Il posa ses coudes sur le plateau de bois massif de son bureau, serein, et son menton se logea sur ses doigts entremêlés. L’homme d’affaires fixait cette patiente, qu’il était déterminé à sauver.
Le regard de Jane oscilla entre Jared et lui. Elle serra le tissu de sa jupe longue entre ses mains squelettiques avant de secouer la tête, le nez bas, absorbée par la moquette grise, moelleuse sous ses pieds.
John ressentit à travers l’attitude de Jared son agacement : elle mentait. Soit elle avait été envoyée vers LaceCorp pour les piéger, soit elle avait entendu parler des miraculés du pôle de santé.
— Moi… je crois que vous le savez, Jane. Et qu’importe comment, d’ailleurs. Je vois bien que vous ne souhaitez qu’une chose : échapper à la mort qui vous tend les bras.
John marqua un temps d’arrêt – Jared opina en silence – et il poursuivit :
— Je le sais, Jane, parce que je suis moi-même passé par cet enfer.
La malade fronça les sourcils. John lui présenta un dossier : le sien. Celui où se trouvaient consignées les données concernant le mal qui le rongeait encore, sans pouvoir le tuer. Jane parcourut les lignes, puis reporta son attention sur son interlocuteur, et se jeta à nouveau sur les informations contenues sur ces feuilles.
— La lycanthropie peut vous sauver la vie. J’en suis la preuve vivante.
Jane se redressa dans son fauteuil, comme pour s’éloigner le plus possible de la liasse abandonnée sur le bureau. Sa voix, rendue rauque par les traitements lourds et la fatigue, s’extirpa pour la première fois avec difficulté de sa gorge sèche :
— Vous êtes… vraiment… un lycan ?
Le sourire qui étira les lèvres de John exprimait la lassitude : son statut était souvent remis en cause. Il se leva pour se diriger vers la fontaine, branchée dans un angle de la pièce, entre deux ficus. Après avoir saisi un gobelet et l’avoir empli d’eau tempérée… il approcha de Jane et le lui tendit. Jane but une gorgée salvatrice.
John reprit alors place à son bureau pour chercher dans l’un de ses tiroirs un coupe-papier. Un frisson glissa le long de la colonne de la patiente. Le liquide menaçait de déborder du verre en carton, qui tremblait au rythme de ses mains. Celui connu parmi les siens comme le Loup Blanc sentit l’odeur du stress. Sa voix se fit rassurante :
— N’ayez crainte, je ne vous veux aucun mal. Simplement… vous désiriez une preuve…
Jane crut bien tourner de l’œil lorsque la pointe aiguisée entailla franchement l’épiderme de John. Son avant-bras se tacha de rouge, une goutte carmin longea sa peau pour s’échouer sur le bois verni. La patiente, mal à l’aise, aperçut les pupilles des deux hommes se dilater.
Jared, lui, se perdit dans la contemplation de Londres – par la baie vitrée – pour se focaliser sur autre chose que la vue et l’odeur du sang.
Le temps pour John d’essuyer la plaie avec un mouchoir en papier, elle avait disparu. Jane n’en crut pas ses yeux :
— Seigneur…
Les mains couvrant sa bouche, son visage exprimait la stupéfaction. Devant elle se tenait un lycanthrope… transformé illégalement. John Lovelace s’était coulé dans la peau d’une bête pour fuir la mort… Qui de l’Homme ou du Loup cachait le monstre au fond de lui, finalement ? Elle peinait encore à croire que ce jour-là, il lui proposait la même échappatoire :
— J’ai échappé à mon cancer grâce à ma mutation. Jared est mon second, et un lycan de naissance. Il a toujours su m’accompagner, pas à pas, sur la voie de la maîtrise de ma nouvelle nature.
Par habitude, Jared reprit sa position, le dos droit, les bras derrière lui. Son visage impassible ne trahissait aucune émotion.
Jane, n’avait jamais su quoi penser de lui. Elle avait déjà eu l’occasion de l’apercevoir. À vrai dire, il était souvent présent dans le bâtiment, occupé à gérer son équipe, les jours où elle venait pour son suivi médical.
Jamais elle n’aurait imaginé qu’il puisse être un lycan. Il semblait si calme, si maîtrisé… à mille lieues d’une bête sauvage aux coutumes archaïques et brutales dépeintes par les médias.
La proposition était alléchante, pourtant, quelque chose la freinait dans son élan :
— C-Combien ?
John afficha un doux sourire. Quand sa voix résonna de nouveau entre les murs de son bureau, les tremblements de Jane cessèrent :
— Rien… Rien d’autre que votre silence et votre discrétion, Jane. Vous n’êtes pas sans savoir… ce qui arrive à ceux de notre espèce… lorsqu’ils sont découverts, n’est-ce pas ?
— V-vraiment ? Vous allez me sauver… gratuitement ?
John se leva pour venir s’installer sur le fauteuil, aux côtés de Jane. Il saisit sa main entre les siennes et la chaleur anormale de sa peau perturba la femme qui ne cessait d’avoir froid depuis des mois.
— Je ne peux garantir à cent pour cent que vous supporterez la mutation. Mais je suis persuadé que vous avez la volonté de vous battre et de vous accrocher à la vie, Jane. Rejoignez-moi… Rejoignez-nous. Vous avez votre place, ici. Laissez-moi… vous aider.
Vivre… Sans la peur du lendemain. Sans la douleur. Sans les traitements lourds… Sans le regard des gens sur son corps décharné. Juste Vivre.
Le risque d’y passer demeurait. Et quitte à mourir… il y avait cette promesse, qu’on lui avait faite. L’argent proposé par ce jeune Chasseur qu’elle avait rencontré. Pour soutenir sa famille… Pour une fin digne…
Jane baissa les yeux, en proie au doute. John pressa doucement sa paume contre le dos de sa main et l’encouragea :
— Je pense deviner ce qui vous fait hésiter. Nous avons mis au point un sérum inhibiteur, pour éviter les désagréments et les transformations incontrôlées. Voyez votre mutation comme le traitement, et… votre loup intérieur comme un effet secondaire que nous parvenons aujourd’hui à tempérer.
John marqua une courte pause, sans apercevoir le bref sentiment de contrariété qui tordit la bouche de Jared. Il ajouta ensuite :
— En cas d’échec… Nous pouvons subvenir aux besoins de vos proches, sous la forme d’une subvention versée par LaceCorp. Nous n’abandonnerons pas votre famille, Jane.
Quand Jane releva les yeux vers lui, le Loup Blanc sut qu’il avait fait mouche. Ses mots résonnaient en elle. Ils faisaient danser la flamme de l’espoir dans ses iris. Et, pour la première fois depuis qu’on lui avait annoncé sa mort prochaine, Jane souriait. À la vie. À cette promesse d’avenir. À ce pied de nez miraculeux qu’elle pouvait faire à son cancer. Devenir louve : s’offrir longévité, robustesse et capacité de guérison… Si John Lovelace pouvait lui garantir l’aide nécessaire pour maîtriser sa bête intérieure…
Pourquoi hésiter ?
Cet homme influent dans le monde pharmacologique et politique laissait apparaître l’image rassurante d’une personne sûre d’elle et posée. Il ne lui en fallut pas plus :
— J’accepte.
Jared plissa les paupières, satisfait, et accorda un signe de tête encourageant à sa future sœur louve. John, lui, ouvrit les bras devant lui pour souligner son approbation : elle faisait le bon choix.
Pour cause, l’intégration des créatures surnaturelles à la société humaine, et notamment des lycans natifs, avait permis de beaucoup les documenter sur ce qu’octroyait ce don. C’est ainsi que John considérait la mutation : un don.
L’Alpha sourit à Jane de toutes ses dents et serra sa paume entre les siennes. Il se leva, fit quelques pas et vida le fond de sa gourde dans le pot du ficus à l’angle de la pièce. La patiente ne pipa mot, toujours déterminée à changer de vie.
Je suis fier de toi, Jane, tu as su voir au-delà de ce qu’on a pu te dire… Au-delà de la bête décrite par les Hommes.
Il retourna alors s’asseoir à son bureau pour y chercher un formulaire qu’il lui tendit. Ses mains osseuses s’en saisirent et la voix rauque de John résonna dans la pièce :
— Je sais à quel point la condition des lycans transformés peut effrayer et refroidir certains d’entre nous. Je m’efforce, comme tu peux le voir, de faire légaliser la lycanthropie à but thérapeutique. Je veux pouvoir te donner le droit de vivre, et à tous ceux qui, comme moi, ont choisi la vie. Je te promets que j’y arriverais.
Le changement d’intonation dans sa voix, sa manière de formuler les phrases de façon moins formelle… L’homme face à elle l’incluait déjà parmi les siens. Jane avait entendu parler de « l’esprit de la meute » chez les lycanthropes. S’agissait-il de cette forme d’empathie et de solidarité ? John lui donnait la sensation d’avoir trouvé sa place, de ne plus en être réduite à « la cancéreuse ».
La sonnerie du téléphone sur le bureau du PDG l’extirpa de ses pensées. John quitta la chaise à ses côtés et décrocha ; son prochain rendez-vous patientait dans le hall du bâtiment. Quand il reposa le combiné sur son support, il échangea un regard avec Jared. Celui-ci acquiesça et se dirigea vers la porte. John tendit une main à Jane :
— Le devoir m’appelle. Je laisse le soin à Jared de t’accompagner jusqu’au véhicule qui te mènera à notre refuge. Là-bas, tu pourras y régler toutes les formalités administratives, et Jared t’expliquera comment la suite va se dérouler. Bienvenue parmi nous, Jane, je suis vraiment ravi de t’accueillir.
L’attitude chaleureuse du Lycan la rassura. Elle faisait le bon choix. Les Chasseurs d’État lui avaient dépeint des créatures instables, sanguinaires… malfaisantes. À des années-lumière de ce qu’elle avait vu, ce jour-là. John lui apparaissait bienveillant et mesuré. Tout se passerait bien, Jane en était persuadée.
J’ai trouvé ce chapitre très intrigant avec la représentation de ces deux personnages masculins bien vue et détaillée, on comprend bien leur côté manipulateur cynique, mais en même temps leur curiosité scientifique, une sorte de soif de connaissance qui les pousse à expérimenter. On sent que c’est une opération qui est bien rodée entre les Jared et John car la manipulation n’est pas tant un exploit dans ce cas, puisque la patiente a tellement de raisons d’accepter leur proposition qu’on se demande ce qu’elle a à perdre, mais c’est d’autant plus intéressant.
Le lieu aussi est décrit de manière juste, avec cette façade de société londonienne, puissante entreprise acceptable, qui se donne des airs philanthropiques (aide aux jeunes artistes) mais qui dissimule des expériences illégales.
Zou ! attaquons la suite ;)
Petite remarque :
Leur(s) couleur(s) argentée(s) avant l’âge étonnai(en)t toujours : j’aurais tendance à mettre au singulier ce groupe nominal, d’autant que le déterminant possessif « leur » indique un pluriel (deux éléments distincts mais une seule couleur).
Ton commentaire me touche particulièrement, parce qu'avant de passer en Bétalecture, les descriptions et l'immersion (tout ce qui touche au décorum) était ma bête noire ! Tu as bien saisi les enjeux qui se trame par ici :p Même si je ne cache pas que le tandem Jared/John démontrera plus de complexité au fil des chapitres héhé
Merci pour tes remarques ! Après avoir passé tant de temps sur le texte je ne vois plus forcément les fautes restantes / les erreurs grammaticales (d'autant plus que ce n'est clairement pas mon point fort... oups !)