Chapitre 3 : Levi Abbot

Des heures que Jane était entrée dans cette fichue tour pour son entretien avec John Lovelace. Des heures que Levi attendait qu’elle en ressorte, avec les précieuses informations. Chasseur d’État issu de la famille Abbot, il avait obtenu son titre à dix-huit ans à peine. Deux ans et de nombreuses missions menées avec brio plus tard, il suivait de près une vague de disparition parmi des patients atteints de maladies incurables.

Personne n’en parle. Tous ferment les yeux. Ils verront, quand je leur mettrai les preuves sous le nez. Avec le témoignage de Jane…

...Qui sortait du bâtiment, enfin. Levi écarquilla les yeux. Il n’était pas prévu que sa complice quitte LaceCorp par une ruelle, à l’abri des regards. Les sourcils froncés au-dessus de ses yeux anthracite, Levi traversa la route, pour la rejoindre. Il longea l’entrée principale du bâtiment et s’engouffra dans la ruelle.

Là, il s’arrêta brusquement. Sa main droite saisit son Beretta dans le holster à sa hanche. Jared Hempton se trouvait avec elle. Un lycan natif, toujours dans l’ombre de Lovelace.

Tu es chef de la sécurité, qu’est-ce que tu fiches avec une patiente à l’arrière du bâtiment…

Jane n’avait pas l’air apeurée. Pas encore. Levi braqua son arme sur Jared avant d’avertir :

— Je te conseille de t’éloigner d’elle, Jared Hempton.

Ce dernier arqua un sourcil avec ce flegme exécrable qui le caractérisait si bien. Jared était surveillé par la brigade surnaturelle et l’Administration depuis… des années. Voir un Natif si bien s’adapter à la vie de la capitale – bondée, bruyante et polluée – laissait place à quelques… interrogations.

Jared pouffa. Sans s’offusquer de la menace, il indiqua à Jane sa Volvo gris épicéa, à quelques pas. Le lycan se plaça entre elle et le Chasseur, les mains dans les poches de la veste de son uniforme. L’air moqueur, il lança :

— Baisse ton arme, mon lapin, tu vas te blesser.

Jane, la main sur la poignée du véhicule, l’observait avec méfiance. Levi comprit alors qu’elle avait été manipulée par ces monstres.

On garde le cap, ce n’est pas fini ! Le plan ne se déroule pas comme prévu, certes… Mais la situation n’est pas désespérée.

Il avait enfin la preuve que toutes ces disparitions de malades étaient bien liées aux lycans, enfin. Des mois ! des mois de travail… l’opportunité était trop belle : Levi refusait de repartir bredouille.

— Vous allez m’accompagner au bureau de l’Administration.

Jared leva les yeux au ciel, indiqua à Jane de monter en voiture et glissa une cigarette entre ses lèvres en articulant :

— Ça s’appelle du délit de faciès, t’en as conscience ?
— Où comptais-tu emmener cette femme, Hempton ?
— Informations confidentielles. T’as un mandat, Abbot ?

Non. Levi n’en avait pas. Il avait espéré en décrocher un avec le témoignage de Jane. L’absence de réponse en disait assez pour fendre la joue de Jared d’un sourire narquois. Le lycan extirpa son briquet de la poche de son jean serré en le défiant du regard.

Il sait. Et il jubile. Ce qu’il est agaçant à toujours s’en sortir !

Jane s’installait sur le siège passager. Jared aspira une bouffée de nicotine et souffla sa fumée en ouvrant la veste trop cintrée de son uniforme, avant de reprendre :

— C’est bien ce qui me semblait. Je répondrai à tes questions… lorsque tu auras un mandat. Si tu veux me forcer à te suivre jusqu’à l’Administration, ramène au moins une convocation, hmm ?

Levi abaissa son arme, se tourna vers la patiente. Discuter avec Jared ne lui apporterait rien. Il devait convaincre Jane :

— Cet homme ne vous veut pas du bien. Quoi que John ait pu vous promettre, il s’agit là de mensonges.
— J-Je l’ai constaté par moi-même, monsieur Abbot… Je l’ai vu ! Ils peuvent me sauver. Pourquoi voudriez-vous empêcher les malades de guérir ?

Empêcher les malades de guérir ? Bon sang, Jane ! Vous avez un cancer métastasé… Comme… John. Et sa rémission miraculeuse. Il faut que je sache ce qu’il lui a montré. J’ai besoin d’elle !

— Vous gâchez le peu de temps qu’il vous reste avec vos proches !
— Pour ce qu’il en reste… Je suis condamnée, de toute manière ! Au moins, mes enfants et mon mari ne me verront pas mourir ! Et ainsi… ainsi j’ai une petite chance…
— Jane… écoutez-moi…

Elle secoua la tête et referma la portière du véhicule. La conversation était close.

Jared, peu enchanté que la couverture de son boss risque de sauter, jouait avec l’onyx noir qui pendait à son cou. Levi amorça un pas vers la voiture, le lycan s’interposa, calmement.
Levi braqua à nouveau son arme sur lui, en l’avertissant :

— Reste où tu es !
— Allons, allons, réfléchis un peu…

La lèvre de Levi tressauta, de manière presque imperceptible. Le détail n’échappa cependant pas aux yeux sombres et cernés par l’insomnie de Jared, qui développa :

— Si tu avais été missionné par mes chers amis de l’A.C.E., mon Lapin, tu te serais pas pointé sans convocation ni mandat… Si tu me blesses, sans avoir un contrat sur ma tête, ta licence saute. Sacré déshonneur ! Après tous tes efforts ? T’es pas si bête, hmm ?

Levi serra les dents. Depuis quand les lycans étaient-ils si bien renseignés sur les procédures de l’Administration ? D’habitude, ils préféraient vivre en communauté, dans les villages éloignés qu’ils s’étaient bâtis en pleine nature. Ceux qui restaient en ville demeuraient souvent des lycans errants, dépourvus de meute, ou des transformés instables qui continuaient de s’accrocher à leur ancienne vie.

Considéré, en général, comme les plus dangereux. Mais celui-ci… Pourquoi diable t’es toujours auprès des Hommes, hein, Hempton ?

Parce qu’ils n’étaient peut-être plus des Hommes…

Le Chasseur avait déjà quelques doutes… qui se muaient peu à peu en certitude. John Lovelace se constituait une meute de lycans mutés, en prétextant de soigner des malades.

Qu’est-ce qu’il aurait à y gagner ? John Lovelace qui fait la charité ? Je n’y crois pas.

Et si…
Et si l’objectif était de pouvoir « vendre » la possibilité de devenir un lycanthrope… La criminalité dans le pays exploserait.
Un instant, Levi quitta des yeux Jared. L’idée tournait en boucle, sous son crâne. Les conséquences… seraient désastreuses.

Il faut à tout prix les arrêter. On n’est pas assez nombreux pour affronter une vague de transformation illégale de masse !

Les Chasseurs, seulement soutenus par la brigade surnaturelle, manquaient de bras. La situation n’allait pas s’arranger… pas avec la disparition des Wentworth.

Je n’ai encore rien entendu d’officiel, mais… vu l’état dans lequel était Lafayette. Lui aussi, il est obligé de bosser solo, et en douce… Qu’est-ce qu’ils fichent, au-dessus ? Tout part en eau de boudin, et c’est comme s’ils regardaient sans lever le petit doigt.

Levi se focalisa à nouveau sur Jared. Conscient qu’il n’en tirerait rien, il entama un pas vers l’arrière. Il se figea quand Jared se mit à ricaner :

— Eh bien, on se quitte déjà ? Malheureusement… Tu vas devoir venir faire un tour avec nous. Je ne voulais pas en arriver là, tu sais ? Vraiment ! T’as juste fourré ton nez dans le mauvais tas de merde, tu vois ?

La tension monta d’un cran. Levi releva son arme. Un frisson parcourut son corps lorsqu’il sentit quelque chose dans son dos :

— Lâche ton flingue, s’il te plaît, j’aimerais ne pas avoir à utiliser ce taser.

La demande, polie, ne laissait pourtant aucune place au doute : il s’agissait d’un ordre. Jared n’avait jamais été seul. Deux autres membres du personnel de LaceCorp s’étaient engouffrés dans la ruelle. Levi abaissa le Beretta. La situation s’enlisait.

Des lycans aussi ? Je ne les connais pas…

Jared rangea la pierre à son cou sous son uniforme. Il passa une main dans ses cheveux ébènes tirés en arrière, pris une grande bouffée de fumée… puis lança, sarcastique :

— Je te sens surpris, mon lapin… Tu pensais vraiment me piéger ? Allons… un peu de respect ! Ça fait des années que ce pays me surveille. Sans déconner… j’crois bien qu’au moins la moitié de votre brigade de troufions ratés a eu le loisir de me reluquer à la sortie de la douche.

Si Levi ignora son sarcasme… il ne pouvait, toutefois, le contredire. Jared Hempton était dans la ligne de mire de l’Administration.

Alors, pourquoi on me refuse ce foutu mandat ?

Celui connu parmi les siens comme le Loup Noir fit une pause… Il s’avança vers Levi, coincé entre le taser et lui, puis surenchérit :

— Des années que vous creusez dans le vent, juste à côté du puits de pétrole, et tu pensais pouvoir décrocher le gros lot comme ça ? Solo ? C’est… insultant.

Levi garda le silence. Il valait mieux ne rien ajouter, la situation était déjà suffisamment catastrophique. Il lui fallait du temps pour réfléchir. Or, du temps, il en manquait. Seul contre trois de ces bêtes, dans une ruelle peu passante… Il n’obtiendrait pas de renfort, et il devait protéger Jane.

Je ne peux pas prendre le risque qu’elle soit blessée, même si elle a fait son choix… C’est de ma faute.

Jared approcha et lui saisit le menton, entre le pouce et l’index, pour observer son visage. L’odeur âcre du tabac lui piqua le nez et les yeux. Plus encore que la cigarette, coincée entre les lèvres du Loup Noir, sa peau chaude sembla le brûler. Manifestation probable du dégoût qu’il ressentait pour ces créatures. Même si la température corporelle des lycans était effectivement plus élevée que celle de la majorité des autres êtres vivants. Levi tenta de se dégager :

— Lâche-moi, Hempton !
— On va rester un moment ensemble, toi et moi… J’espère que tu ne m’en voudras pas de devenir un peu plus… tactile ?

L’expression de malaise qui s’imprima sur le visage de Levi déclencha le rire de Jared. Bref, sec, méprisant.

— On n’est pas des animaux, Levi, j’ai une belle liste de méfaits sur mon CV, c’est vrai. Mais pas celui-là… Je pensais plutôt à des interrogatoires… musclés. Tu piges ?

Levi ferma les paupières. Il s’agissait donc de lui arracher les renseignements qu’il avait réussi à glaner, et probablement l’identité de ses contacts. Le Chasseur s’efforça de se reconstituer un masque d’indifférence, certain de pouvoir résister. Il avait la volonté nécessaire pour protéger ce qui lui était cher… et les informations récupérées ces derniers mois.

La voix de la jeune lycan derrière lui l’extirpa de ses pensées :

— Je ramène le fourgon, Jared ?
— S’il te plaît, Ash. Le coffre, ce serait pas humain.

Jared lança un regard amusé à sa proie. Il expira la fumée du tabac, écrasa son mégot sous sa chaussure et le jeta dans la poubelle non loin.

— Je ne suis pas si peu civilisé que tes pairs l’imaginent…

Celle qu’il avait appelée Ash lui offrit un sourire complice avant de s’éclipser au bout de la ruelle. Aussitôt, le deuxième lycan posa une main ferme sur son épaule.

Ils sont trop nombreux pour moi… Même sans elle. Ce serait stupide. Je dois attendre mon heure… trouver une ouverture. Bon sang ! Comment ils ont pu lui retourner le cerveau à ce point ?

Violences, manipulations, tromperies… Levi le constatait chaque jour durant ses missions. Lycans et vampires – créatures surnaturelles qu’il rencontrait le plus – ne savaient pas se tenir.
 

Des sauvages. Voilà ce qu’ils sont. Ceux qui restent tranquilles sont bien trop rares. Ils n’ont aucune notion de bien ou de mal, leurs croyances et coutumes sont archaïques… qu’ils croupissent dans leurs villages… Franchement, ce sont des bêtes.

Le bruit d’un moteur lui parvint. Ash revenait avec le fourgon. La main sur son épaule se resserra douloureusement pour le contraindre à suivre l’armoire à glace qui se tenait derrière lui. Pas aussi massif ni aussi grand que Jared… le genre à devoir baisser la tête pour passer les portes, tout de même.

Ses cheveux roux réchauffaient son teint pâle. Son visage n’exprimait rien. Un masque d’indifférence parfait qui troubla les convictions du Chasseur. Il était rare de croiser un lycan si impassible, eux qui d’ordinaire présentaient un tempérament houleux. Levi observa son uniforme, s’arrêta un instant sur son badge :

Lloyd… Kravchenko… Inconnu au bataillon… est-ce qu’il est muté, lui aussi ?

— Je suis désolé, je vais devoir te bander les yeux.

Il s’exprimait de manière similaire à Ash. Les mots courtois, posés… Le ton, en revanche, laissait comprendre qu’il s’excusait pour la forme, sans réellement se soucier du sort de Levi, ni même de son malaise.

Son cœur s’affola. Un tissu opaque et rêche lui barra la vue. Lloyd récupéra le Beretta dans le holster, et son téléphone. Désarmé et sans moyen de communication, Levi se sentait nu face aux monstres. Sa mission était un fiasco, et il ne pouvait s’empêcher de songer qu’avec le soutien de l’Administration, tout aurait été différent.

Lloyd l’installa ensuite à l’arrière du fourgon. Le bruit de la porte résonna autour de lui, puis le silence. Épais, pesant. Aucun son de la rue ne lui parvenait. Seuls les pas du lycan qui s’éloignaient, et la voix de Jared, donnant ses instructions avec un calme détendu qu’il n’aurait pas soupçonné.

Le ronronnement du moteur, les vibrations partout autour de lui… Ils étaient en route.

Il va falloir que je me sorte de ce bourbier, vite. 

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Grande_Roberte
Posté le 08/03/2025
Coucou, encore (déjà) 😁
Une chouette lecture, j’ai passé un bon moment. J’aime beaucoup l’idée de centrer chaque chapitre sur un nouveau personnage, d’avoir un changement de perspective, ici : dans la tour / au pied de la tour
Les dialogues nous en révèlent bien plus sur la personnalité de Jared que ce qu’on avait pu en comprendre dans le bureau du directeur, un personnage antagoniste accrocheur en ce qui me concerne. Et le nouveau venu n’est pas en reste, son caractère est fermement esquissé par ses paroles et ses pensées intérieures : un enquêteur dans l’âme, un pur.
La scène et tout le dialogue sont aux petits oignons, d’ailleurs, avec les petites expressions triviales bien placées. C’est vivant et drôle (pas forcément le but premier, mais ça fonctionne), assez cinématographique, finalement.

Petites remarques au passage :
« Je ne suis pas si [incivilisé] que [t]es pairs l’imaginent… » → grossier / discourtois / aussi peu civilisé...
« Ils sont trop nombreux pour moi… Même sans elle. Ce serait stupide. Je dois attendre mon heure… trouver une ouverture. Bon sang ! Comment ils ont pu lui retourner le cerveau à ce point ? » : pense à mettre ce passage en italiques, si c’est une pensée du personnage 😉
LoraneeG
Posté le 09/03/2025
Et coucou !

Ravie de voir que tu passes toujours un si bon moment en leur compagnie ! Tes commentaires me vont droit au coeur ! ♥

Oups pour l'italique, c'est un oubli après le copié coller du document word T_T La mise en page de PA me demande encore un peu de pratique, notamment avec ces alinéas automatique qui décalent tous les dialogues...

Je prend compte de la remarque pour incivilisé ! Merci beaucoup !
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