Chapitre 4 : Lafayette Wentworth

À l’approche du portail, Lafayette ralentit la vitesse de son véhicule, jusqu’à rouler au pas. Il observa la silhouette colossale de la bâtisse qui se dessinait devant lui avec appréhension. Si l’architecture baroque de Wentworth Woodhouse, tout en détails gravés, ajoutait de l’élégance… La pierre taillée, jaunie par l’oxydation, rappelait à quel point l’endroit était chargé d’histoire.

Les rayons du soleil perçaient avec pudeur au travers du feuillage des arbres. L’aube se levait à peine. Lafe avait roulé de nuit par anticipation : la demeure immense allait requérir du temps, pour être passée au peigne fin.

Tout semblait paisible et habituel. Il ne s’agissait que d’une apparence trompeuse : les parterres fleuris et la pelouse présentaient des allures folles. Sans personne pour la plier à la volonté de l’Homme, la nature reprenait ses droits sur le domaine. Son oncle Richard, rigide et intransigeant sur la bonne tenue de son foyer, ne l’aurait jamais permis.

Wentworth Woodhouse était relativement isolée. Depuis les hauteurs de la propriété, on pouvait observer le village de Wentworth, abritant une population de moins de deux mille habitants. En dehors de la bâtisse principale, de la roseraie sous serre de tante Rachel, de sa maison aux camélias et des écuries, il n’y avait rien à moins de plusieurs kilomètres à la ronde. La forêt avait repris ses droits au fil des décennies et entourait le domaine pour créer une sorte de cocon reclus pour la famille de Chasseurs d’État.

Cocon reclus que Richard Wentworth s’était assuré de protéger au moyen de pièges prévus pour arrêter les non-humains, tout autant aussi dangereux, cependant, pour le commun des mortels.

Or, alors que son regard balayait l’endroit, aucun fossé, aucune zone de terre retournée, pas une seule installation sortie du sol. Rien n’avait été activé.

En premier lieu, Lafayette n’avait pas insisté, pour pénétrer dans le domaine. Interférer avec une potentielle scène de crime sans avoir réuni au préalable une autorisation d’enquête officielle, le mandat, le matériel, et l’équipe détachée aurait pu engendrer une sanction de la part de son employeur. Aujourd’hui, il n’avait plus le choix.

Si je force le portail, ça va déclencher les pièges. Pour rentrer sans trop de danger… L’aile nord semble le plus efficace. La zone est moins protégée, de mémoire. Et puis c’est là qu’il y a eu l’explosion, je pense, vu l’état… Allez.

Le Chasseur préféra contourner le domaine avec son 4x4 pour s’approcher de l’aile nord. C’était la partie de la demeure qui avait été, durant la Première Guerre Mondiale, utilisée comme hôpital militaire. Richard l’avait fait rénover pour organiser la formation de la brigade surnaturelle et des Chasseurs d’État du pays. En dehors des rassemblements annuels ou des sessions d’examens, l’endroit était vide.

Sauf quand Archibald s’esquivait des entraînements, pour aller se planquer en douce dans le château… La « tour » de l’aile nord, qui abritait la bibliothèque, avait toujours été sa cachette préférée.

Le souvenir de son jeune cousin, dissimulé parmi les livres, lui serra le cœur. Les retrouver, coûte que coûte. Ne rien lâcher jusqu’à comprendre.

Lafe arrêta la voiture face au mur d’enceinte qui entoure le domaine et prépara le drone pour repérer les potentiels dangers se trouvant de l’autre côté.

Aucun signe d’effraction ou d’entrée fracassante ne s’affichait sur la demeure, à l’exception de l’aile nord, en partie effondrée. Les débris semblaient avoir été propulsés vers l’extérieur par une force considérable.

Ça confirme ce que je pensais, l’explosion a eu lieu ici… Par contre… On dirait que les dégâts ont été faits de l’intérieur… ça, c’est… surprenant.

Ce qui rendait la piste de l’attaque par les surnaturels encore plus improbable.

Des mutés auraient pu utiliser des explosifs… mais… ça fait une bonne quinzaine d’années qu’on en croise quasiment plus. Depuis qu’oncle Richard a abattu Gulliver Hempton. En plus, ils ne se regroupent pas en meute… en général, ils restent isolés…

D’après ce qu’on lui avait appris lors de sa formation, un lycan transformé était inadapté à l’esprit et la vie en meute. Il finissait fatalement par se retrouver seul, à errer parmi les hommes avant de perdre la raison. Un destin funeste les attendait ensuite, face aux Chasseurs d’État. Impossible que Richard et Harold, expérimentés et excellents dans leur domaine, soient en difficulté contre ce genre d’individu, même si, par miracle, ils avaient été trois ou quatre…

Lafe secoua la tête. Il devait s’y mettre.

Le bourdonnement du drone agressa ses oreilles et révéla, depuis les hauteurs, un jardin paisible. Pas d’oiseau en vue, pas un insecte sous l’objectif. Le calme plat.

Lafayette escalada le mur et se laissa tomber de l’autre côté. Revenir ici, dans ces conditions, provoqua une gêne dans sa poitrine. Il ferma un moment les yeux, le temps que ce sentiment s’efface. Garder la tête froide lui était indispensable. Pour eux. Pour les retrouver. Lafayette se tapota les joues et avança, prudent, vers la demeure de sa famille.

Ne perds pas ton objectif de vu, Lafe.

Une fois le drone rangé, Lafayette enjamba la partie la plus praticable du mur et pénétra dans ce qui était auparavant l’une des chambres d’ami. L’explosion avait endommagé les pièces adjacentes et une odeur de poudre et de brûlé flottait dans le couloir.

Lafayette ajusta son sac à dos sur ses épaules et récupéra son arme à feu dans le holster à sa cuisse. Il s’assura qu’elle était bien chargée de balles en argent et entama la visite de Woodhouse.

Le Chasseur quitta la chambre détruite à pas feutrés, bien qu’il fût pratiquement certain d’errer seul, dans les allées du château. Ici, il n’y avait rien.

Avec ses observations, il put confirmer une chose : l’explosion venait bien de l’intérieur. Diversion ou sortie fracassante, il était trop tôt pour le dire.

Si je pouvais accéder aux enregistrements des caméras, dans la salle de sécurité…

Son nouvel objectif en tête, il poursuivit sa route. Ses sens cherchaient, en vain, dans le silence assourdissant de la bâtisse, une présence familière. L’atmosphère dans cette maison si vivante il y avait encore deux semaines était… pesante.

Ses pas résonnaient dans le vide sinistre de l’endroit. Le moindre craquement, le moindre sifflement du vent entre les murs le faisait sursauter. Il crut même sentir son cœur lâcher quand un des meubles endommagés dans la chambre qu’il venait de quitter s’effondra. Le bois massif avait cédé et l’armoire venait de s’écrouler de tout son poids sur le plancher, créant un brouhaha qui s’était répercuté en écho tout le long du couloir. Puis… le silence… à nouveau.

C’est rien. C’est juste… t’es tout seul. C’est… rien…

Lafayette poursuivit sa route. Il repéra des traces de sang, au fil de sa progression. Il choisit de continuer vers le local de surveillance, pour l’instant. Visionner les enregistrements lui apporterait davantage.

Les battements de son cœur cognaient si fort dans sa poitrine que Lafe les ressentait jusque dans son crâne. L’entrée de la salle de sécurité se trouvait un peu plus bas. Intacte. Il déglutit péniblement et franchit la maigre distance qui le séparait de toutes les réponses qu’il cherchait. Une fois la main sur le bouton de porte, le Chasseur hésita.

Pitié, faites que tout soit à sa place… et fonctionnel…

Lafe enclencha la poignée et la porte résista.

Ok, c’est encore verrouillé. C’est bon signe.

Il ouvrit le boîtier à droite du montant pour dégager un pavé numérique.

Le jour de naissance d’Archie et Cha’ : le vingt-cinq. Le mois de naissance d’Isaac : novembre, et l’année de naissance de tante Rachel… Bon sang… quel âge elle a, déjà ?

Il lui fallut un peu plus de temps, et un savant calcul, pour retrouver les deux derniers chiffres du digicode :

251 174.

Le verrou sauta dans un « clic » sonore et la poignée céda enfin sous sa paume. Lafayette prit une grande inspiration… puis il poussa la porte et entra dans la pièce. Sa main retomba mollement le long de son corps et il entendit, dans sa tête, le fracas de ses espoirs brisés.
— Merde !

Devant lui, les restes des écrans saccagés et les tours d’ordinateurs brûlées, lui arrachaient les précieuses preuves dont il avait besoin. Sa détermination vacilla dangereusement et sa gorge nouée lui donna la sensation de manquer d’air.

Il cligna plusieurs fois des yeux et envoya valser la chaise à roulettes, qui avait elle aussi pris un coup de chaud. Ses émotions débordaient et empiétaient sur sa raison. Il devait garder le silence, au cas où. Lafe le savait, pourtant…

Pourquoi il faut toujours que ça soit plus compliqué, encore, et encore, et encore !

Ses mains fourrageaient dans ses cheveux. L’odeur de plastique brûlé, dans la pièce dépourvue de fenêtres, lui agressait les narines, comme un rappel pernicieux de ce nouvel échec. Lafayette tournait en rond en se frottant la nuque. Il devait retrouver son calme.

Reprends-toi. Ce n’est pas grave. Tout n’est pas perdu. Tu vas bien trouver des indices sur place. Reprends-toi !

Son corps se figea. Il expira longuement par la bouche. Il n’abandonnerait pas. Lafayette quitta le local, après avoir fait quelques clichés sur son téléphone portable, en se grattant le bras.

Une enquête à l’ancienne allait débuter. Pas de vidéo de surveillance. De la recherche, de l’observation, et de la déduction. Lafayette inspira… retroussa ses manches, puis se remit en marche. Il passerait le château au peigne fin s’il le fallait, retournerait la moindre pièce… il allait comprendre, et les trouver.

Coûte que coûte.

Lafayette remonta l’escalier. L’odeur de plastique chaud lui tenait au nez et il sentait la migraine s’immiscer sous son crâne. De nouveau au rez-de-chaussée, il s’arrêta un moment en se massant les tempes.

Méthodiquement, mon vieux. On gère ça comme n’importe quelle enquête… Je vais retourner voir cette giclée de sang dans le couloir et puis j’irai dans le hall pour continuer.

Le Chasseur d’État revint sur ses pas jusqu’à la large tache brunâtre qui souillait le mur. Il photographia l’endroit pour preuve à l’attention de l’Administration. En dehors de l’hémoglobine coagulée qui tranchait avec le blanc impeccable de la peinture, aucun signe de violence. Pas de marque de lutte sur le mobilier, pas de lacérations brutales. Un unique impact se trouvait au milieu du sang.

Lafayette observa de plus près sa découverte : la balle n’était plus là. Ni la douille.

Évidemment, ça aurait été trop simple.

Ces dernières années, avec la pénurie de l’argent, causée par la recrudescence de la criminalité au sein des surnaturels, les distributions étaient davantage contrôlées. Seuls les Chasseurs d’État et la brigade surnaturelle avaient accès aux munitions spéciales et autres armes en argent, qui avaient chacune un numéro d’identification afin de garantir leur traçabilité.

Lafe ôta son sac et récupéra dans une boîte stérile un écouvillon. L’unité de « recherches et d’innovations » de l’Administration avait mis au point des kits capables d’examiner rapidement la composition d’un prélèvement sanguin. Certaines molécules n’étaient présentes que dans le plasma ou le sang d’espèces bien précises. Aussi, la concentration de quelques éléments différait. De fait, ces « testeurs », comme les appelaient les Chasseurs, permettaient d’identifier la nature de l’individu auquel ils avaient affaire.

Évidemment, plus le test était effectué tard, plus il y avait un risque que les données soient faussées. Et des créatures avaient même appris à altérer les scènes de crime afin de couvrir leurs traces. Notamment, certains lycans transformés, du temps où ils étaient plus nombreux, avaient compris comment interférer avec les résultats.

Ici, pas de place au doute : sang humain. L’idée qu’il pouvait appartenir à l’un de ses proches s’insinua dans son esprit. Il resta là un moment, les yeux fermés, le temps d’apaiser la tempête sous son crâne.

Rien n’est sûr. Allez, Lafe, on continue.

Lafayette fourra le testeur dans une poche hermétique et remit le tout dans son sac à dos, en se redressant. Il devait poursuivre dans ce couloir pour rejoindre le hall, qui faisait la jonction entre les ailes Nord et Sud. C’était aussi l’accès le plus rapide au premier niveau qui abritait l’étage de vie de la famille Wentworth. Qu’il décide de commencer par le bas ou le haut, il lui fallait passer par ce hall, de toute façon.

La pièce aux pavés sombres se dessina sous son regard vairon. Les douze colonnes de pierres, disposées de manière à soutenir le lourd plancher de marbre du dessus, tenaient encore debout. Certaines d’entre-elles, cependant, présentaient des impacts de balle et… de larges traces de griffes.

Ce n’est pas un humain qui a pu faire ça.

Lafayette déglutit en même temps que le déclencheur de l’appareil photo retentit. Il se décida à longer les murs du hall pour avancer en escargot et s’assurer de ne rien rater. Un tapis rouge s’étendait d’un bout à l’autre de la pièce et la séparait en deux parties égales.

La statue dans la niche incrustée au mur sud était renversée, brisée et mouchetée d’hémoglobine. L’énorme tache brunâtre au sol attestait qu’un affrontement violent s’était déroulé entre ces murs. Un test rapide lui confirma ses craintes : Sang humain. Encore.

Bordel… qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ? Papa…

La gorge nouée, il déglutit. Sa bouche salivait avec abondance et il sentait la bouffée de chaleur monter. Lafe se redressa sur ses jambes alourdies par l’angoisse. Se laisser atteindre ne ferait rien avancer.

S’il vous est arrivé quoi que ce soit, Papa, je te jure que je trouverai ceux qui ont fait ça, et je vous rendrai justice. Moi-même s’il le faut.

Lafayette fit volte-face et observa les dégâts sur le pilier derrière lui. La pierre était criblée d’impacts de balles, ou plutôt de grenaille de plomb ou d’argent, qui constituait les cartouches de chevrotine.

Fusil à pompe. L’arme de prédilection d’oncle Richard en combat rapproché.

De plus près, le Chasseur d’État repéra certaines billes toujours encastrées dans la colonne. Il batailla un peu pour les extraire et les empaqueta précieusement dans des sachets. Un test, une fois au laboratoire, permettrait rapidement de déterminer de quel type de munition il s’agissait.

Lafe poursuivit ensuite l’exploration du hall et son attention se porta sur le blason familial, fièrement affiché sur l’un des piliers de pierre au centre de la pièce. Son sourire mélancolique se figea lorsqu’un détail accrocha son regard.

Il manque une des dagues.

Richard Wentworth avait toujours su dissimuler des armes à droite et à gauche dans le domaine. Ces deux dagues en argent, qui se fondaient sans mal dans le décor, avaient appartenu à l’un de leurs ancêtres. La colonne avait été abîmée et du sang marquait le pilier, bien plus haut que la taille d’un Homme. 

Ce qui avait dû être une mare de sang tapissait le carrelage, d’une large tache devenue brunâtre, pour celle-ci. Méticuleux, il réalisa un prélèvement des deux traces et les résultats confirmèrent ses doutes : l’hémoglobine qui imbibait la pierre correspondait à celui d’un être surnaturel.

Lafayette se positionna dos à la colonne et mima le geste d’attraper une dague pour trancher devant lui. L’agresseur avait été finalement grièvement blessé. Ses ongles vinrent racler contre sa barbe de quelques jours tandis qu’il observait la mare de sang humain, au pied de la statue brisée… Il n’avait pas suffisamment d’éléments pour tout comprendre… Ses yeux balayèrent la salle et ne repérèrent aucune trace du second couteau en argent.

Les analyses ADN au labo de l’Administration en diront plus. S’ils m’autorisent à accéder à leur matériel alors que je n’avais pas de mandat de mission… Un mandat… pour chez moi. Foutues procédures !

La pièce ne lui apprit rien de plus malgré son observation minutieuse. Après quelques autres clichés des éléments découverts, il se remit en route. Qu’il ne s’agissait pas seulement d’un affrontement à sens unique, avait ragaillardi le Chasseur. Sa famille avait lutté, luttait peut-être encore… ailleurs. 

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