Le chemin en dur est congelé, sa froideur irradie jusqu’à tes genoux. Tu dois trouver un abri. La lumière du soleil traverse timidement les branches, les ombres se sont couchées autour de toi ; la nuit va bientôt s’installer.
Une volée de corneilles brise le silence du bois ; Elles ont été effrayées par le trot sourd et rapide d’un duo de cavaliers galopant vers toi.
Avec adresse tu sautes le talus, escalade l’escarpement qui borde la chaussée et plonge à plat ventre derrière la broussaille. Un des soldats freine sa monture piaffante à quelques mètre plus bas, suivi de près par son acolyte dissimulé sous une pèlerine laissant échapper la condensation de son essoufflement.
- J’ai aperçu quelqu’un sur la route… il s’est enfui vers la forêt
- Un homme ? demande le second à la voix brisée.
- Je ne sais pas… une chose pas très costaude qui semblait à moitié nue…
- Par ce temps ? Laisse-moi jeter un coup d’œil, nous allons nous amuser un peu, ajoute le chevalier.
Il met pied à terre, dégaine une épée sanglée à la croupe de son cheval, rejette sa cape par-dessus son épaule pour dégager ses bras armurés et se lance à l’ascension du raidillon.
- Petite chenille, où te caches-tu ? Tu dois avoir très froid, décent un peu nous voir, nous allons te réchauffer.
L’homme, maintenant à deux pas de toi, plante le pommeau de son arme dans le sol pour faciliter sa montée. Il ne t’a pas encore aperçu, mais c’est inévitable. Profitant de sa position instable, tu bondis de ta cachette et le griffe du front au menton. Écorché, il lâche sa prise et son épée, se retrouvant cul par-dessus tête, enroulé dans sa cape, tout au fond du fossé.
- Sale petite merde, tu vas me payer ça. Gorik, passe-moi l’arbalète que je le crève!
- Mon seigneur, il est trop tard ! Votre petite chenille s’est déjà barrée avec votre arme. Nous ferions mieux de ne pas nous attarder ici plus longtemps : de nuit, la forêt grouille de créatures et on commence à plus rien n’y voir.
Le coup de patte, le vol d’épée, la fuite, tout s’est enchainés. Tu as détalé, la lame entre les mains comme un crucifix, sautant par-dessus les obstacles forestiers, ignorant la douleur à ton pied. En t’éloignant de la route, tu t’es enfoncé dans l’obscurité. Tu es perdu, désorienté. Hou-hou, Hou-hou…
- C’est un nibou? Ou un loup? Les loups font plus « Aouuuuh » j’suis sûr que c’est un nibou, une fois j’en ai entendu…
- Jean-Thomas, ça suffit! Bien oui, c’est une chouette sur une branche, tu as raison. Laisse-moi terminer mon histoire, sinon tu vas te coucher maintenant. Je peux continuer là?
Le craquement des brindilles sous la patte d’un renard, le bruissement des feuilles au passage d’une couleuvre, le hululement d’une chouette satisfaite de sa chasse, le sifflement du vent prisonnier d’une souche creuse : Tu ne craints pas la berceuse nocturne de la forêt, elle t’est plutôt familière. Tes yeux se sont accommodés à la noirceur, le monde coloré et vif du jour s’est transfiguré en univers argenté et doux. Malgré la nuit, ton regard porte loin. Tu approches une falaise haute d’une dizaine de mètres, elle te bloque la route. Tu poses les mains sur la paroi, instinctivement, naturellement et tu murmures :
- Fier colosse de pierre, indique-moi une faille, un abri en ton sein que je puisse me reposer enfin, ait pitié de l’amas de chaire fragile qui s’appuis contre toi, aide-moi.
Un ruisselet d’eau s’infiltre entre tes doigts, s’écoule le long de ton bras droit. Voilà la direction à suivre.
L’accès à la caverne est discret. Il faut ramper dans la terre glaiseuse d’un vestibule bas et se laisser glisser jusqu’à une chambre assez vaste. À en juger par le nid de feuilles et les nombreux ossements qui jonchent le sol, un animal de grande taille y a déjà séjourné.
Épuisé, tu t’installes dans la tanière, l’épée à portée de main et tu t’endors en grelottant.
Quelque chose t’a réveillé, quelque chose qui gratte et qui creuse. Une bête énorme qui s’aplatie en reniflant. Ses énormes pattes poilues et griffues expulsent l’humus accumulé à l’abord de la faille. Elle t’a flairé, sa truffe monstrueuse s’agite au-dessus d’une gueule aux crocs menaçant.
L’épée entre les mains, le dos contre le fond de la grotte tu te prépares au combat.
- Vat-en ! cris-tu, je ne te laisserai pas me dévorer ce soir ! Tu ne trouveras sur mes os que peu de chaire à gruger, une faible récompense pour la lutte que tu t’apprêtes à mener. Je pointe vers toi le fer des hommes, celui qui mord jusqu’à ton l’âme. Vat-en mon frère, je ne veux ni te tuer, ni mourir sous tes griffes.
Surpris par tes cris, le monstre s’immobilise ; tu entrevois ses yeux globuleux, immenses et reptiliens, brillant et t’observant pendant quelques secondes, puis il s’extrait de la trouée et t’abandonne, genoux tremblant dans ton repaire souterrain.
Le soleil s’est invité à l’entrée du terrier, ce matin l’air est doux et chaud. Tu t’étires et te penches sur les empreintes laissées par ton visiteur nocturne. Un grand ours. Pourtant, tu en est certain, Le regard que tu as croisé n’avait rien d’ourson.
La forêt est calme, trop silencieuse : la créature doit toujours rôder. Tu quittes ta caverne n’emportant avec toi que tes inquiétudes et ton épée.
Depuis quelques heures tu progresses lentement, t’arrêtant au moindre bruit, te retournant persuadé d’être suivi. La chose te traque. Tu ne la vois pas mais elle est là, cachée parmi les arbres ou tapie derrière un rocher. Elle finira par te rattraper si tu n’accélères pas la cadence.
L’odeur fumée du bois brulé, ensuite des voix ; à une centaine de mètres devant, tu devines un campement. En approchant davantage, tu perçois les silhouettes d’une poignée de bucherons se préparant à leur journée de labeur. Les hommes, hache à l’épaule, empruntent un sentier et s’éloignent en riant. Le camp semble désert. Tu risques une approche vers une tente, paré à bondir. Tu contournes le feu encore fumant, enjambes une peau de bête et, à la pointe de l’épée, entrouvres le portail de toile. Le pavillon est vacant et malodorant. Des couchettes, une table chargée de bols collés et visqueux, des coffres de bois noircis. Tu te précipites sur un bol, racles le contenu et enfonce ta main dans la bouche goulument. C’est écœurant et rassasiant. Sans perdre de temps, tu fouilles les coffres, enfile une chemise, passe un pantalon beaucoup trop grand que tu retiens avec une ceinture, tu trouves une poche de cuir que tu bourres d’un bout de pain sec, de pommes de terre et d’une bourse pleine de pièces de cuivre que tu voles au passage.
Un sifflement. Un homme vient vers la tente en gazouillant nonchalamment. Tu fonces dans l’entrebâillement et le plaques avant qu’il ne réalise ta présence. Sans te retourner, tu cours vers le couvert végétal. Tu es un véritable maitre de l’évasion.
Tu es adossé à un arbre. Il est maintenant très près. Il a repris sa chasse dès que tu as quitté le campement. En traversant un ruisseau, tu as surpris les éclaboussures sous son corps invisible. Tu n’as plus le choix, tu dois l’affronter. Tu pivotes de ta cachette pour lui faire face en le menaçant de ton épée.
- Montre-toi, Je sais que tu es là !
Coââ-coââ, poussant un coassement de grenouille, apparait devant toi une gigantesque chimère mesurant pas moins de deux mètres aux épaules. Une tête d’ours au crâne large, traversé d’une gueule fendue jusqu’aux oreilles, deux yeux disproportionnés, désaxés et louchant lui donnant un air stupide, un corps trapu, recouvert d’une fourrure verte rayée bleue, de puissantes pattes et une queue retournée sur elle-même comme celle d’un caméléon. Tu ne peux retenir un rire devant cette absurdité.
- Euh… tu es quoi, une grenours ? un caméléours ? Tu n’es pas naturel en tout cas, ça c’est certain.
- Coââ-coââ, répète l’animal en passant sa langue sur ses lèvres.
- Attends, tu as faim ? Ne m’avale pas immédiatement, j’ai des provisions.
Tu sors de ton sac de cuir une pomme de terre que tu t’apprête à lancer. De sa bouche surgit une langue rose et collante qu’il projette vers toi ; en moins de deux il attrape le légume qui disparait entre ses dents.
- Coââ-coââ, Coââ-coââ, pousse ton nouvel ami, réclamant une nouvelle patate.
Je fais une petite pose pour t’expliquer le concept que tu n’as peut-être pas encore saisis. Depuis que je suis tout petit, je ne peux pas m’empêcher de concevoir des récits. Celui-là, je le teste avec toi, le temps de dénicher un groupe de D&D. Si tu es trop impatient de lire la suite, tu peux sauter au chapitre 4.
Tu peux aussi poursuivre ta lecture au chapitre 3… c’est fou comme ça la vie.