Chapitre 2 : Menaces - Sangel

Notes de l’auteur : Dans le précédent chapitre, Pellon et Tresiz parlent de l'Empereur défunt. Tresiz prévoit de rencontrer une agente de l'Empire à l'identité secrète : La Voilière.
Bonne lecture !
Réécrit le 11/09

Deux mois après l’attentat des masqués, Guérison

Sangel

— Va me chercher le philtre d’écorce de saule.

La voix de Maman Sentia, bien que grave, ne laissait pas transparaître d’inquiétude. J’obtempérai bien volontiers, comprenant qu’elle cherchait à m’éloigner le temps d’inspecter le blessé. L’homme que l’on venait d’amener, un bûcheron, avait eu la jambe droite écrasée par la chute d’un chêne. Bien que sa blessure soit couverte d’un tissu gris, le sang qui dégoulinait au sol en disait long sur ses faibles chances de survie.

Il n’était pas rare que l’on amène des blessés graves à Guérison la nuit. Nous étions le seul hospice au nord de Twelzyn à assurer une veille ininterrompue. Une petite salle isolée par deux rangées de rideaux gris permettait les accueils d’urgence, ensuite les guérisseurs décidaient de rendre le blessé à sa famille ou de le transporter dans la grange avec les cas graves. Maman Sentia m’interdisait de quitter ma chambre mais les hurlements de douleur du bûcheron m’avaient poussée à descendre quand même. Une fois en bas, personne ne m’avait rien dit.

Je tournai la clé dans la serrure de la remise, poussai la porte et me dirigeai avec précaution vers la grande armoire où étaient entreposés les philtres et potions élaborés par Maman Sentia. Après une courte hésitation, je trouvai le philtre d’écorce de saule, un liquide verdâtre contenu dans une fiole censé apaiser la douleur. Les cris du blessé se turent soudain : était-il déjà mort ? Je pris une grande inspiration avant de revenir à son chevet.

Par réflexe, je portai mes mains à ma bouche, retenant un haut-le-cœur. J’avais déjà affronté de multiples visions d’horreur mais celle-là dépassait en épouvante toutes les autres. La majeure partie de ce qui se trouvait en-dessous du bassin avait été réduit en une bouillie de chair et d’os. Des filets de sang coulaient de la table où on avait allongé le bûcheron et se joignaient en une flaque à l’étendue peu rassurante. Le blessé, encore conscient, semblait plongé dans une sorte d’état second et plissait les yeux, ébloui par la lumière des chandelles.

— Ne regardez pas, lui souffla Maman Sentia d’une voix apaisante, ce n’est pas intéressant. Pensez à quelque chose que vous aimez, Rertor. Je suis avec vous.

Maman Sentia prenait toujours le soin de connaître le nom de ses patients. Elle disait souvent qu’il n’existait pas de soin plus réparateur pour un malade que l’écoute de son propre nom.

Après avoir déposé la fiole sur un tabouret, je me retirai de la pièce aux murs vides, écœurée. Je sortis par une porte dérobée dans la nuit. Un vent rafraîchissant me décoiffa tandis que je me penchai au-dessus du fossé. Je vomis plusieurs fois, les tempes battantes. Les chouettes hululaient, quelques loups hurlaient. Écrasée par la fatigue, je voulus m’allonger dans l’herbe mais une force qui me dépassait me poussa à revenir sur mes pas. Maman Sentia avait besoin de moi : l’homme allait perdre sa jambe mais il pouvait encore être sauvé. On allait le sauver.

Déterminée, je courus auprès de Maman Sentia, m’agenouillant au pied de la chaise où elle était assise. J’espérai pouvoir me rendre utile mais elle ne m’accorda pas un regard, toute entière à son échange avec le bûcheron. Le philtre d’écorce de saule lui avait redonné des couleurs et il promenait ses grands yeux autour de lui, sans comprendre ce qui lui arrivait.

Je sursautai lorsque l’ordre fusa :

— Resserre le bandeau, mouille un linge et pose-le sur son front.

J’étais confiante en la clairvoyance et l’expérience de Maman Sentia, que j’avais déjà vue soigner les blessures et maladies les plus ignobles avec succès. Combien de fois nous avait-on amené des malades soi-disant condamnés qui avaient finalement guéri ? Guérison était le lieu des miracles et ce soir encore, nous sauverions une vie. J’obéis en accordant le plus grand soin à ces tâches qui, bien que simples, pouvaient se révéler décisives. Les lèvres de Rertor formèrent un triste sourire quand le linge lui rafraîchit le visage. Maman Sentia continuait de lui parler d’un ton calme :

— Vous êtes très courageux, ne vous inquiétez pas, on n’en a pas pour longtemps.

En m’approchant de Rertor, je regardai son affreuse blessure aussi froidement que possible. Mon intuition initiale se confirmait : il faudrait amputer pour sauver sa vie. J’attendis qu’on me demande d’apporter le matériel. Comme les instructions ne venaient pas, je m’enquis :

— Faut-il que j’apporte le…

— Non.

Maman Sentia n’avait pas attendu la fin de ma phrase. Elle devait avoir de bonnes raisons.

 Rertor sortit brusquement de son apathie pour chuchoter d’une voix éreintée :

— Je dois rejoindre mon frère, il m’attend pour les travaux à la grange. On va finir le toit ce soir, comme ça dans une semaine, je pourrai emménager dans la ferme avec Sinia. Vous pouvez m’aider à me lever ? Je sais pas ce qui me prend, j’y arrive pas tout seul.

— Il faut que vous restiez allongé. Vous vous êtes fait une petite blessure à la jambe, mentit Sentia. Votre frère devra faire sans vous ce soir.

Le ton amical de la guérisseuse invitait Rertor à continuer à parler de lui.

— Je serai sur pied dans trois jours ?

Devant le silence de Sentia, le bûcheron divagua de plus belle :

— Il faut qu’on termine les murs porteurs au plus vite, pour que mère vienne s’installer avec nous. J’ai hâte qu’on ait terminé. Quand on aura repris la ferme avec Sed’, je vais enfin pouvoir arrêter de couper des arbres. Vous savez, je commençais à en avoir marre de couper des arbres. Les affaires marchent bien dans le coin, on va faire de belles choses à la ferme. Si tout va bien, dans un an, on pourra acheter un cheval et j’emmènerai Sinia à la ville, elle m’a toujours dit qu’elle voulait la voir. On ira au temple de Gladîa avec notre enfant, Sinia va accoucher bientôt. J’espère que ça va être un garçon, comme ça il pourra reprendre la ferme après moi. J’aimerais bien qu’on s’agrandisse vite. Pour ça, faudrait racheter la plantation de ce forban de Térilco, je crois ben qu’il en a plus pour longtemps le vieux. Comme ça je pourrais laisser un grand domaine à nos enfants, de la forêt rouge jusqu’au canal Caric.

Le bûcheron s’interrompit, pris d’une violente quinte de toux. Quelques gouttes de sang tachèrent le tablier de cuir qu’il n’avait pas eu le temps d’enlever. Je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer. Pourquoi Maman Sentia n’agissait pas ? Elle se contentait d’écouter le récit du blessé, sans serrer plus le garrot ou préparer une amputation. Il fallait agir.

Rertor reprit, inconscient de la gravité de son état :

— On construira bientôt une petite baraque avec Sed’, pour ramener la boulangère, la sœur de mère. Elle pourra plus continuer de travailler très longtemps et elle a pas d’enfants. Vous savez, je l’aime bien la boulangère, elle fait toujours des gâteaux quand on va la voir. Ceux avec du miel ou du caramel qui croustillent sous la dent. Ils ont pas leur pareil, j’vous assure. Quand on s’est mariés avec Sinia, elle en avait fait un énorme en forme de soleil, on en a eu pour une bonne semaine, je vous jure. Vous auriez dû voir ça.

Le bûcheron se tut tandis que sa figure se tendait brusquement, sous l’effet d’un regain de douleur. L’effet du philtre d’écorce de saule commençait à s’estomper et les perceptions du blessé seraient bientôt à nouveau entières. La guérisseuse approcha encore sa chaise de la table et enserra la main droite de Rertor dans les siennes, avant de commencer à fredonner une douce mélodie :

La voile de brume se déchire,

Et j’aperçois son ombre au loin.

Non ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Non, pas celle-là ! Maman Sentia n’avait pas le droit de chanter cette chanson. Pas aussi vite.

Je n’oublierai pas ton sourire,

De tout ce que je te laisse prends soin.

Les yeux du bûcheron se fermèrent, il était détendu comme un enfant après sa berceuse. Ses lèvres formèrent un joli sourire tandis qu’il commençait à s’endormir. La voix de Maman Sentia montait en puissance, son ton se fit grave :

Elle brille plus fort qu’une étoile,

Elle souffle plus fort que le vent.

Une larme coula une longue traînée sur ma joue. Je voulus fuir pour aller crier ma colère et ma tristesse dans la nuit. Mais j’étais prisonnière, envoûtée par la mélodie de l’Au Revoir.

Elle s’approche de moi, doucement.

Il est grand temps de mettre la voile…

La voix de Maman Sentia s’éteignit peu à peu, elle prononça les derniers mots en chuchotant. La poitrine de Rertor s’était immobilisée, sa bouche restait close et ses yeux devenaient vitreux. Maman Sentia lui ferma doucement les yeux, souffla sur les chandelles et observa un court moment de recueillement avant de se lever. C’était fini.

Elle l’avait laissé mourir sans rien tenter. Je me levai brusquement, les poings serrés : elle n’avait pas le droit ! Ma colère explosa :

— Pourquoi t’as rien fait ? On aurait dû tenter quelque chose ! Il aurait pu survivre ! Pourquoi ?

— Je suis désolée de t’avoir infligé ça Sangel, j’aurais dû faire venir quelqu’un d’autre. Tu es encore jeune.

— Pourquoi ? Il fallait au moins essayer, on aurait pu…

Maman Sentia me coupa :

— Il était condamné. Il avait perdu beaucoup trop de sang.

— Mais alors pourquoi ?

— Parce qu’aucun homme ne doit être seul à l’heure de mourir.

 

La mère du bûcheron était une petite femme vieillie par une vie trop intense. Elle attendait calmement derrière la porte de la grange, appuyée sur une longue canne de bois. Je trouvai que ses cheveux blancs ressemblaient à de la neige. Voir son regard encore plein d’espoir me dévasta, j’eus peur de sa réaction. Nous n’avions même pas essayé de sauver son fils. J’avais suivi Maman Sentia pour lui annoncer sa mort.

Maman Sentia déclara sobrement :

— Je suis désolée.

La nouvelle ne parut pas surprendre la vieille dame mais les traits de son visage se tirèrent et son dos s’affaissa un peu plus. Pleine de dignité, elle se refusa d’abord à pleurer mais ne parvint pas à refouler ses larmes. Elle tenta maladroitement de les cacher de son bras.

Sa réaction me rappela la douleur sourde qui m’avait submergée après la mort de Maman Lésie. Le cœur lourd, je commençai moi aussi à pleurer.

Mue par un instinct soudain, je m’approchai de la mère du disparu et l’étreignis. Je tentai de serrer mes bras autour de ses épaules voûtées aussi fort qu’aurait pu le faire Rertor.

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Artichaut
Posté le 30/04/2024
Hello Edouard.

Le chapitre se lit sincèrement tout seul.

Le personnage (et ses réactions) me paraissent totalement crédibles - vraies, même. Le tragique fonctionne donc parfaitement sur Sangel, à mes yeux. On se laisse porter et on se sent impuissant, tout comme elle.
J'ai apprécié ma lecture de bout en bout. Et je n'ai même pas pris de notes, ce qui est très bon signe entre nous. ^^

Une remarque cependant, au terme de ma lecture : dans le cadre de destins croisés comme ici, je ne vois pas ce que ce chapitre apporte. Si je me souviens bien, la dernière fois on laissait Sangel avec un individu masqué. Qu'en est-il ?
Ce chapitre m'a fait l'effet d'une parenthèse dans le récit, car je ne suis pas parvenu à le relier aux autres intrigues. Je ne sais pas si c'est l'intention voulue, ou si cette mort aura finalement son impact sur la suite.
Affaire à suivre.

C'est un petit détail au fond. Puisque le plaisir est ce que je retiens avant tout de cette lecture.

À bientôt.
Artichaut.
Edouard PArle
Posté le 05/05/2024
Coucou Artichaut !
Je suis content que tu aies apprécié ce chapitre, l'un des seuls qui soit resté tel quel entre les deux versions.
Je pense que ta remarque est directement lié à ça. Ca donne l'impression d'une parenthèse car c'en est une, avec deux plumes différentes derrière même si je suis repassé sur certains passages.
Merci beaucoup pour ton commentaire !
annececile
Posté le 22/09/2023
Ce chapitre me semble tres familier, meme si tu as fait des reecritures, c'est proche de ce que j'avais lu dans la premiere version, touchant et triste, et permettant de bien saisir la personnalite de Sentia et de Sangel.
Je me demande si l'autre "maman" est aussi presente, jusqu'a present, aucune allusion?
Un plaisir a lire !
Edouard PArle
Posté le 24/09/2023
Coucou Annececile !
En effet, j'ai quand même repris quelques chapitres de la première version, ce n'est pas une complète table rase^^
Content que ça t'ait plu !
Pour le personnage de Maman Lésie, j'ai fait un changement en cours de route. J'ai changé le premier chapitre de Sangel, tu devrais mieux comprendre en le lisant.
Merci de ton retour,
A bientôt !
annececile
Posté le 25/09/2023
Oui, je viens de regarder. Voici Sentia veuve, en quelque sorte... Pauvre Lesie (son destin etait tragique aussi dans la premiere version ceci dit).
Edouard PArle
Posté le 25/09/2023
En effet ! La pauvre Lésie n'a pas trop de chance avec moi ^^
Peridotite
Posté le 23/08/2023
Un chapitre très touchant et bien écrit. Les émotions sont bien retransmises. On sent la colère de la petite fille qui ne comprend pas qu'il est trop tard pour le sauver. Les divagations du malade sont touchantes et de voir sa mère l'attendre à la fin pleine d'espoir, c'était très triste.

La blessure décrite est très imagée et très dégueue. J'étais là en mode berk au début ! Mais je suis une vraie poussy, pire que la petite Sangel !

Mes notes de lecture :

"Trois mois après la rencontre du masqué, Guérison"
> Quelle est la rencontre à laquelle tu fais allusion ?

"avec nos habitués"
> Pas sûre que le choix du terme soit le meilleur. Pour une taverne, ça fonctionne bien, mais pour un hôpital... "avec nos grands malades" ou "avec les convalescents", quelque chose comme ça

"retenant un vomissement."
> "un haut le cœur" ?

"En m’approchant de Rertor, je pus prendre connaissance de l’ampleur de sa blessure."
> Attends voir, elle l'a déjà regardé il y a 2-3 paragraphes. Elle n'avait pas pris connaissance de l'ampleur de la blessure à ce moment-là ? Elle est même allée vomir dehors après avoir vu cette horrible blessure.

Rien à dire, le chapitre se lit comme du petit lait 🙂
Edouard PArle
Posté le 04/09/2023
Coucou Péri !
Content que ce chapitre t'ait plu, c'est l'un des rares à avoir survécu en grande partie à la précédente version, je l'aime beaucoup^^
C'est vrai que certains passages sont assez durs, mais ça permet d'en dire pas mal sur Sangel et Sentia (=
Merci des remarques, comme toujours,
A bientôt !
Louison-
Posté le 10/08/2023
Coucou Edouard !

Un chapitre très émouvant que voilà <3 J'ai bien aimé comment tu as su allier dégoût/révolte/tristesse de Sangel, "trash" de la scène et douceur avec le récit du bûcheron. Ca crée une scène assez mémorable, qui en dévoile beaucoup sur Guérison et le personnage de Sangel que j'apprécie particulièrement. Elle a l'air de ressentir les choses de manière assez profonde, et d'extérioriser assez vite ses émotions. J'aime beaucoup les persos comme ça, ça promet des grandes piques de colère qui renferment une grande forme de sensibilité :) J'ai hâte d'en apprendre plus !

Allez zou, j'attaque le prochain chapitre ! :D
Edouard PArle
Posté le 04/09/2023
Coucou Louison !
Merci de ton retour, en effet un des objectifs de la scène, c'est d'introduire des éléments sur le perso de Sangel / Guérison / Sentia, content de lire ta petite analyse^^
Merci de ton passage (=
A bientôt !
MrOriendo
Posté le 10/08/2023
Hello Edouard !

Et bien, quel chapitre ! Je dois t'avouer que j'ai eu du mal à lire la première partie, mais bon c'est à cause de mon hématophobie. Quand on décrit une blessure aussi précisément dans un roman, je ne peux pas m'empêcher de l'imaginer dans un coin de ma tête et ça me donne envie de vomir (bienvenue au club, Sangel). Ça n'enlève rien à la qualité de ta plume ^^

En tout cas, le passage où Sentia accompagne le bûcheron dans ses derniers instants est vraiment touchant. C'est une bonne idée d'avoir utilisé son délire d'agonie pour raconter sa vie, ça amène une touche de douceur et de compassion qui ajoute à l'effet poignant du chapitre.

J'ignore quel sera le rôle de Sangel ou de Guérison dans la suite de l'histoire, mais ça m'a clairement donné envie de le découvrir.
A bientôt,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 04/09/2023
Coucou Ori !
Oups désolé (ou pas), c'est vrai que les descriptions sont assez trash dans ce chapitre, je trouve que c'était important pour montrer certains aspects de la personnalité de Sentia et Sangel.
Ça fait plaisir à lire, oui c'était le défi, rendre poignante la mort d'un inconnu.
Très content de lire ça, j'espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes alors (=
Un plaisir,
A bientôt !
Maëlys
Posté le 24/07/2023
Un chapitre touchant, grâce auquel on découvre encore un peu plus Guérison, et Sentia, un très beau personnage. J'ai beaucoup aimé la chanson de "l'Au Revoir", et comme toujours, la phrase de fin de chapitre. Hâte de lire la suite !
Edouard PArle
Posté le 30/07/2023
Coucou Maëlys !
Content que tu aies apprécié ce chapitre, Sentia est un personnage que j'aime beaucoup.
Merci de ton retour et à bientôt (=
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