Chapitre 2 : Pirates des Hespérides (1ere partie : Aller d'Aigre en La Douce)

Notes de l’auteur : Comme précisé lors du précédent chapitre, celui ci s'ouvre vers de plus grands espaces et un monde certainement nouveau pour la plupart d'entre vous. Et pour ceux qui connaissent déjà l'archipel de Calypso, qui auraient étudié les Colonnes d'Ecumes ou fait une croisière du côté de la mer sucrière, avouez que le coin mérite qu'on y revienne...
Bref, bon voyage et profitez du paysage malgré la bruine, car il serait pourrait bien que ça sout mouvementé au prochain épisode...

Le Soleil commençait à peine à percer l’épais manteau de brumes qui recouvrait les rues de la petite ville de Vertevelle. 

Dan, le vieil agent luminaire traina son escabeau jusqu’au premier réverbère de la rue. Il le déplia rapidement, poussa un bref soupir et commença la courte ascension. Arrivé au sommet, il fouilla sa poche pour en sortir une clef biscornue. Il plissa des yeux face à la lumière qu’émettait le symbole runique de luminescence et visa la petite serrure à la base de la cage en verre. Il inséra la clé, tourna d’un quart de tour, réenfonça la clef et tourna à nouveau. Dans un petit claquement métallique, le symbole runique en fer forgé se scinda en deux parties et stoppa instantanément de produire de la lumière. Dan récupéra sa clef et de son perchoir observa la longue rue où l’attendait encore de nombreux luminaires à éteindre
Il vit alors approcher un homme d'une quarantaine d'années, un parapluie à la main, sautillant dans sa rue. Ou plutôt il dansait, de petits pas légers, élégants, il touchait à peine le sol, le pied aussi léger qu’une plume.
L'homme se faisait appeler Marco, Marco le « dandy de grands chemins ». Il sauta dans une flaque de la pointe de sa bottine gauche, s’envola sur la droite, prit appui sur un mur et sauta en direction du fait d’un lampadaire. Grâce à la courbure de son parapluie, il s’y agrippa et cala ses pieds sur le mat de la structure. Une main en visière, il étudia les alentours de ses yeux plissés par un front bas et un visage particulièrement large, trouva son chemin et redescendit le long du luminaire en tournant autour. A sa suite, une jeune femme à la jupe en damier vert et blanc et chargée de plusieurs sacs haletait pour le suivre.
— Nous sommes en retard, vous m’en voyez navré, mais il nous faut nous dépêcher !
Gaelyn ne perdit pas de temps à répondre, elle foudroya l’homme du regard et poursuivi son chemin en resserrant contre elle ses sacs alors qu’elle passait devant l’agent luminaire.
— Je ne peux toujours pas porter vos sacs…
La jeune femme ne répondit pas et serrant les dents elle accéléra le pas.
De bonds légers en pas souples, le danseur la rejoignit et le couple disparut bientôt dans une rue menant au port. 

Il était convenu qu’ils devaient embarquer sur le navire Bleu Horizon peu après l’aube, juste avant son départ. Ils avaient pourtant peu de temps pour arriver à l’heure dite, et le capitaine commençait à s’impatienter, faisant les cent pas sur le pont, prêt à donner l’ordre de partir d’ici peu.
Aussi, quand Marco apparut sur le pont d’un bond gracile, le capitaine sentit sa colère prendre le dessus :
— Te voilà ! commença-t-il en postillonnant tant il hurlait, il me semble avoir été clair sur la ponctualité que j’attendais de mes hommes comme de mes passagers, non ?
Un homme d’équipage qui n’en menait pas large, poussé par ses confrères, vint se placer devant le capitaine :
— Euh capitaine…, commença-t-il en regardant ses pieds qu’il trouvait à cet instant fort intéressant.
— Quoi ! hurla le capitaine, arrosant l’homme d’une pluie de postillons.
— Euh…, je crois qu’il manque encore cinq membres d’équipages justement, et…
L’homme ne continua pas, le regard injecté de sang de son supérieur était assez éloquent pour qu’il lui vienne l’envie pressante de se rendre à fond de cale vérifier tout le chargement au plus vite. Le capitaine ne se retourna pas et partit s’occuper des préparatifs du départ. Marco put ainsi faire monter sa protégée sur le navire et s’assurer de son confort. Peu après, les retardataires arrivèrent au pas de course, sous les insultes et menaces du capitaine qui paraît également à la manœuvre de départ.
La chape de brume disparut à la mi-journée, alors que Marco paraissait le long du bastingage tribord, prenant le vent et étudiant, sans en avoir l’air, les autres passagers. Un homme nerveux et son acolyte volumineux avaient tout l’air de marchands accompagnant leur marchandise jusqu’à destination. Le moins épais avait l'air trop soupçonneux. Curieux de ce trouble, Marco était tenté d’aller fureter du côté des cales voir ce qu’il comptait revendre à Mirova. Mais elles semblaient bien gardées et un flagrant délit d'espionnage de sa part le mettrait dans une position extrêmement délicate. Le temps filait doucement, Gaelyn peu encline à discuter, contemplait la mer, gardée en éveil par des nausées dues aux mouvements du bateau et qui perturbaient son estomac depuis le début du voyage.
Puis alors que des mouettes commençaient à venir tourner autour du navire, la vigie cria : — Les îles du couchant ! Droit devant !
Le danseur bondit sur ses pieds et regarda au loin apparaître derrière la bruine de petites îles éparses balayées par le vent. Première étape avant la passe d’Aigre-La-Douce et au-delà, la mer sucrière.
— Bien ! cria le capitaine, on rabat la voile de grand vent ! Tous les hommes le long du bastingage ! Prudence à la gouverne !
Gaelyn sursauta, brusquement extraite de sa rêverie. Etirant ses muscles engourdis, elle se rapprocha de Marco qui ne s’éloignait jamais vraiment d’elle.
— Quelles sont ces îles ? On ne doit pas aller à la Passe avant la fin de la journée ? demanda-t-elle d’une voix légèrement éraillée avant de toussoter.
Marco respira fortement l’air marin avant de répondre.
— Les îles du Couchant sont la première étape pour la Passe d’Aigre-La Douce. On pourrait dire qu’elles en sont les gardiennes… La Passe n’est plus très loin.
— Et on ne pourrait pas se contenter de les éviter ? Visiblement la navigation n’y est pas simple… C’est lié au passage « aigre-doux » ? demanda Gaelyn un peu honteuse de ne pas connaître grand-chose de la région.
— Oui…, lui répondit le danseur en ne quittant pas des yeux l’horizon. J’imagine que contourner ses îles serait une perte de temps et nous exposerait plus fortement aux éléments… Mais la véritable raison est la Passe et son domaine particulier, le passage aigre-doux… La rencontre de l’océan aux eaux salées et de la mer sucrière gonflée de sucre créée des courants plutôt vicieux, la passe est étroite par endroit et l’hiver est une saison vraiment peu propice à sa traversée…
— Venez, dit-il en enjoignant la jeune femme à se lever, allons vers la proue…
Les deux passagers marchèrent jusqu’à l’avant du navire, en affrontant le vent froid et cinglant.
— Voici la première partie de l’archipel de Calypso, reprit le danseur, je suis déjà passé par là il y a longtemps et je n’ai jamais vu un navire voulant traverser la Passe qui ne s’arrêtait pas en chemin par ici. Le capitaine va s’arrêter dans un port sur une île un peu plus loin et engagera un navigateur. Les gens qui vivent ici sont les spécialistes du passage aigre-doux, et eux seuls savent y naviguer en toute sécurité…
Le danseur regardait les petites îles nues qui s’approchaient, se laissant fouetter par le vent tourbillonnant. Il se sentait vide de toutes émotions, se contentant de subir les éléments et de suivre le tangage du navire.
— Je… Je vais rentrer sous le pont, lui dit Gaelyn qui serrait contre elle ses habits, ballottée par les mouvements du navire et victime de nausées.
Marco la regarda d’un air absent, le temps de reprendre le fil de ses pensées :
— Oui pardon vous devez avoir froid ! rentrez je ne voudrais pas vous voir malade à Mirova…
— C’est ça qui vous inquiète ? Que votre colis ne soit pas livré en état ? Merci mais je viens des îles de l’Ouest, le vent ne me perturbe pas, j’ai mal au cœur voilà tout…
Marco recula sous la critique et le regard acéré de la jeune chercheuse :
— Alors dans ce cas restez sur le pont, si vous avez le mal de mer ce sera bien pire à fond de cale. Ici il y a du vent frais et vous pouvez suivre plus facilement les mouvements du navire…
Gaelyn soupira, la mine toujours hostile, mais se contenta de s’asseoir contre le bastingage. Marco, lui, reprit sa contemplation des vagues qui dansaient follement, couronnées de petites crêtes d’écumes, semblable à la dentelle des longues robes de nomades de son pays natal.
Le navire vogua au ralenti pendant plusieurs heures à cause des hauts fonds et arriva en vue d’un des ports de Calypso annoncé par la vigie :
— Port d’Odysseus en vue !
Sur une île d’à peine quelques kilomètres carrés, s’accrochaient des maisons basses et une enclave occupée par de nombreux navires de pêche, près de pontons de bois branlants.
Le vent balayait la terre en cette saison et les gens à quai avançaient courbés pour voir arriver le grand navire de contrebande. A peine amarré, une équipe de cinq hommes dont le capitaine et son second allèrent à quai pour engager un spécialiste de la passe. L’affaire fut réglée rapidement et le bateau repartit avec un passager supplémentaire, un vieil homme au visage marqué par les éléments et au regard bleu océan. Le navire continua sa route dans les îles du couchant, croisant plusieurs îles habitées qui profitaient d’un calme relatif des flots durant l’hiver grâce à la protection de petites îles sur les bordures extérieures de l’archipel. Néanmoins, le vent soufflait fort et une pluie fine et froide nettoyait le pont du Bleu Horizon et trempait ses hommes d’équipage. Ceux qui n’étaient pas de quart ainsi que les passagers s’étaient réfugiés dans les cabines et sous le pont supérieur en attendant le retour du Soleil.
La vigie donna de la voix :
— La passe est en vue ! On sort des îles !
A peine eut-il fini sa sentence que le bateau se mit à tanguer, ballotté par les vagues que ne freinaient plus les îles de l’archipel. Attirée par la vision de la passe et brassée par les mouvements du bateau, Gaelyn sortit sur le pont, accompagnée de Marco qui la suivait en silence.
La jeune femme avança maladroitement sur les planches de bois et vomit. Puis elle avança jusqu’au mât où elle s’agrippa et regarda devant le navire les immenses falaises sombres et menaçantes :
— C’est par là qu’on doit passer ? demanda Gaelyn qui ne voyait pas encore la passe légendaire.
— Ce n’est plus très loin oui…, notre ami à la vigie a une vue bien meilleure que la nôtre dans ces conditions je suppose…, dit-il se tenant droit sur le pont sans se soucier des mouvements du bateau, levant la tête pour laisser la pluie dégouliner sur son visage.
Peu après, un grand chenal fit son apparition, resserré au début et s’élargissant manifestement par la suite. Le bateau entra dans la passe.
A l’abri des deux falaises, le vent devint plus calme et la pluie n'atteignait plus que sporadiquement l’embarcation. En revanche, la mer semblait prise de folie, des courants sombres formaient de curieux dessins sur la surface des flots et de l’écume tourbillonnait entre les vagues. A la manœuvre, les hommes d’équipages étaient presque tous réquisitionnés et réagissaient au moindre ordre du vieux navigateur qui tenait le gouvernail d’une main ferme.
— Voilà, nous y sommes, reprit Marco, c’est la passe d’Aigre-La-Douce.
La passe s’élargissait, l’air était moite.
— Voici les deux falaises qui la bordent. Les marins les nomment Aigre et La Douce. Celle à gauche est la falaise d’Aigre.
Gaelyn tourna la tête pour regarder la falaise sombre, sur laquelle l’eau se fracassait violemment, creusant la roche en des dents acérées.
— Les marins l’appellent ainsi car si votre navire dérive vers elle, un courant violent vous entraîne et vous irez vous fracasser contre ses flancs cruels. A droite, c’est La Douce…
Gaelyn pivota pour porter son regard sur la droite. La falaise semblait plus douce, l’eau était plus calme à son approche. Si sur la falaise d’Aigre ce n’était que vagues dentelées à crêtes d’écume et récifs acérés, sur La Douce, l’eau semblait sereine, à peine ondulée et venait embrasser la falaise tendrement. La surface de roche de La Douce était presque lisse et tendre, la pierre était même plus claire.
— La Douce, encore plus cruelle que sa consœur… Si votre navire est attiré vers elle, sans que vous y prêtiez attention, le courant vous fera dériver vers un tourbillon qui vous entraînera au fond en un instant… Vous comprenez sûrement pourquoi il est préférable d’avoir un guide par ici.
— Effectivement, dit Gaelyn étonnée, c’est un endroit peu commun.
— Et encore, reprit le danseur subitement plus joyeux, vous n’avez encore rien vu, plus loin la passe s’agrandit, c’est là le véritable territoire aigre-doux…
Sur ces paroles énigmatiques, il s’éloigna sans un bruit laissant Gaelyn à sa contemplation et ses nausées, dansant avec les mouvements du bateau et la pluie fine et froide.
Le temps semblait hésiter, la pluie tombait, toujours aussi froide, mais l’air était plus doux. Comme l’avait prédit le vagabond, les falaises s’éloignèrent et la passe baignée de brume s’ouvrit dans toute sa grandeur. Des formes apparurent soudain et les hommes d’équipages écoutèrent attentivement leur guide. Bientôt, sur ses ordres, le navire partit sur bâbord, pour passer entre deux des étranges dents de pierres usées par les vagues qui dépassaient de l’eau. De l'écume bouillonnait à leur base et montait à l'assaut de la pierre comme des buissons blanchâtres et tremblotants. La végétation poussait sur ses amas de mousses, autour des colonnes, jusque parfois un plateau verdoyant au sommet. Il y en avait de toutes tailles, certaines sortaient à peine de l’eau, tandis que d’autres étaient presque aussi hautes que les falaises, à peine discernables à présent. Ce labyrinthe minéral obligeait le navire à naviguer au ralenti, et les hommes à observer la plus grande prudence. Mais le vieux marin du port d’Odysseus connaissait le coin et faisait passer à coup sûr le vaisseau dans le chenal le plus paisible.
Gaelyn se déplaçât sur le pont avant, pour observer la passe en silence et cracher le peu qui restait dans son estomac par-dessus bord, lassée d’entendre les matelots lui reprocher de salir le navire. Bientôt, sur les îlots et dans l’eau, elle aperçut d’étranges oiseaux. Ils ressemblaient à des canards, le bout de leurs ailes étaient orange vif et une étrange crête de plume orange rayée de noir leur sortait de la tête.
— Quel est cet animal ? demanda-t-elle.
Elle n’eut pas de réponse et se retourna. A peine plus loin, Marco contemplait le ciel. Elle lui fit signe de venir.
— Qu’est-ce que c’est comme oiseau ? demanda-t-elle à nouveau.
Le danseur se pencha à peine pour observer les oiseaux :
— C’est un canard à l’orange.
Gaelyn le regarda d’un air sceptique.
— Ne me regardez pas ainsi, c’est la vérité ! Demandez à un marin si vous ne me croyez pas…
Il attendit, mais la jeune femme soupira et lui fit signe de continuer.
— C’est normal que vous n’en ayez pas entendu parler. Dans la passe, le climat et l’eau forment un univers très particulier. Je vous ai dit que le passage aigre-doux était un territoire à part entière.
— D’ailleurs, hormis faire passer les bateaux le long de la passe, les habitants de Calypso vivent des produits uniques de ce territoire qu’ils sont les seuls à connaître et à exploiter.
— Pourquoi ne vivent-ils pas dans la passe alors ?
— Eh bien tout simplement car il n’y a pas d’îles dans la passe, juste les colonnes d’Ecume que nous traversons actuellement…
Le danseur vint tout contre la rambarde de planches du Bleu Horizon et releva le menton pour se laisser fouetter par le vent aux relents piquants et troublants avant, à son tour, de scruter les eaux à la recherche des merveilles de la passe. Pendant toute sa traversée, les deux passagers observèrent les environs et tentèrent de découvrir tour à tour de nouvelles espèces fantasques dont ils demandèrent le nom à l’équipage qui répondait régulièrement qu’ils n’avaient pas que ça à faire. Un semblant de légèreté dans cette chasse aux découvertes allégea à tout deux le poids qu’ils portaient.
Puis les falaises se rapprochèrent à nouveau, toujours aussi contraires, l’une sombre et menaçante, l’autre douce et à l’apparence trompeuse. L’air changeait à nouveau, depuis quelques temps la pluie avait cessé, remplacée par la bruine, puis par des nuages gris. La température avait augmenté également et le vent était plus doux. Devant, les falaises laissaient place à la mer sucrière et lorsque la vigie annonça la fin de la passe, les marins crièrent de joie, soulagés. La mer sucrière s’ouvrit devant eux, brillante, vaste et ensoleillée. Il y faisait plus chaud et les relents marins avaient une note sucrée, douceâtre. Le capitaine reprit le commandement de son vaisseau et déposa le guide de la passe dans une petite île des Calypséens quelques heures plus tard.
— Les gars ! dit-il en repartant de l’île, bientôt on sera à Mirova !

 

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