Hébétés, Châny et Blair fixaient incrédules la paroi de la grotte. Allongée à terre, Naëlle reprenait enfin connaissance. Elle se redressa, frottant du plat des mains ses vêtements maculés de boue :
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Son regard clair interrogeait à tour de rôle chacun de ses amis, elle ne semblait garder aucune séquelle de sa mésaventure. Puis, prenant soudain conscience de l’absence de Till et de leur silence anormal, elle s’exclama :
- Où est Till ?
Personne ne répondit.
- Où est Till ? répéta-t-elle, insistante. Quelqu’un va-t-il m’expliquer ce qui se passe ?
Blair et Châny tournèrent vers elle leurs yeux remplis d’incertitude. Que dire ? Châny déglutit péniblement :
- Nous avons perdu Till dans ce boyau, dit-il en désignant la muraille.
- Perdu ? Et quel boyau ? Je ne comprends pas de quoi tu parles. D’ailleurs je ne me rappelle presque rien depuis ma descente de l’escalier. Quelqu’un aurait-il l’amabilité de m’expliquer ? Pourquoi avons-nous été séparés ? Allez, secouez-vous un peu au lieu de rester là, plantés comme des souches !
S’ils avaient pensé un instant que Naëlle ne pourrait poursuivre la course dans le labyrinthe, son attitude combative démontrait le contraire. Elle débordait d’une énergie détonante, une énergie communicative qui arracha les garçons à leur sidération apathique. Ils racontèrent par le menu la succession d’épreuves, leurs efforts, leur impuissance. Blair avait renoncé à ses traits d’esprit, Châny peinait à exprimer ses mots.
- Je vois, murmura Naëlle. Bon, et bien il ne nous reste plus qu’à le retrouver.
- T’as pas bien compris, répondit Blair. Till a disparu, il est…
- Ne parle pas de ce que tu ignores ! Till est quelque part dans le… le labyrinthe et il a besoin de nous.
- Comment tu peux en être aussi sûre ?
- Je le sais. Et puis les Maistres ne sont pas fous, ils ne nous auraient jamais mis en danger.
- Jamais… volontairement, murmura Châny en fixant Naëlle droit dans les yeux.
Elle se troubla un peu sous le regard pénétrant de son ami mais il était encore trop tôt pour des explications. Elle devait d’abord comprendre et accepter toutes les implications de son don. Et pour l’instant, elle n’était pas prête à aborder ce sujet.
- Il nous faut poursuivre, affirma-t-elle.
Ces dernières paroles à peine prononcées, le sol se mit à trembler, une succession de brèves secousses qui décrocha de la voûte quelques lambeaux de roche friable.
- C’est pas drôle ! cria Blair à l’intention d’un hypothétique auditoire.
- C’est un tremblement de terre. On s’en inquiétera plus tard, dit Naëlle, ne traînons pas.
***
Till avait vu disparaître ses amis les uns après les autres sans même pouvoir les appeler tant ses poumons étaient comprimés. Comme un poisson hors de l’eau, il ouvrait grand la bouche pour tenter d’aspirer un peu d’air. Respirer était son combat. Une bouffée et encore une autre. Avancer, inspirer, avancer. Ne pas céder à la tentation de fermer les yeux, de se laisser aller. Tout ne serait-il pas plus simple ? Renoncer à lutter, était-ce ça qu’on attendait de lui ? Mais pourquoi ? Et surtout, qui ? Cela n’avait aucun sens. « Respire, avance encore, tu le peux ! Avance ! ». Un pouce et puis un autre. Mais plus il s’entêtait, plus il étouffait. Il voulut appeler mais le gargouillis qui s’échappa de ses lèvres n’atteignit même pas le creux de son oreille. Il n’irait pas plus loin. Là-bas, la lumière s’était éteinte.
Épuisé et vaincu, il se laissa aller. Des larmes d’impuissance affluèrent, ruisselant sur son visage en vagues ininterrompues. Une marée amère, au goût de sel. Les images se bousculaient dans sa tête sans qu’il cherche à les retenir vraiment. Un flot de souvenirs disparates, comme le jour de cette rencontre inattendue, au marché de Karnak, lorsque cette fillette s’était assise à ses côtés. Quel âge pouvait-elle avoir ? Trois, quatre ans de moins que lui ? Il avait oublié son nom. L’avait-il jamais su ? Dans sa petite main scintillait une magnifique pierre. Une pierre bleue de mer. Till n’en avait jamais vue de semblable. Elle l’avait regardé longuement, droit dans les yeux, sans prononcer une parole, avant de la lui tendre. Un cadeau inattendu qui l’avait touché. Mais lorsque la pierre avait roulé dans le creux sa main, elle s’était délitée en poudre d’azur que ses doigts n’avaient pu retenir. Elle ne parlait pas, apprit-il plus tard. Non qu’elle soit muette, mais elle ne parlait tout simplement pas. Elhyane n’avait fourni aucune autre explication mais dès le lendemain, ils visitaient Wilma.
Pourquoi soudain ce souvenir étrange ressurgissait-il ? Son père n’était-il pas l’homme qu’il n’avait pu identifier dans la librairie, celui qui avait soulevé la question de l’absence du lien. Oui, il se rappelait à présent. Mécontent, il était venu récupérer sa fille sans accorder à Till le moindre regard. L’enfant, en s’éloignant s’était retournée pour lui lancer un sourire encourageant. Le lien, l’éternel obstacle. Comment sa simple absence pouvait-elle susciter autant de défiance ? Sans ce sésame, toute personne était-elle systématiquement condamnée au rejet ? Il était bien placé pour dénoncer l’injustice d’un tel ultimatum. Ses amis ne s’en souciaient guère, eux, pas plus qu’Elhyane ou même Thiya. Il se promit que, si un jour les Esprits lui accordait ce don, il ne constituerait pas un préalable à ses amitiés. Le lien ne pouvait-être un argument de désunion, bien au contraire.
Ces pensées vagabondes avaient détourné son esprit de l’angoisse présente, le poussant à se ressaisir. Comme le lui conseillait Châny, il fit abstraction des conséquences du problème pour focaliser son attention sur la solution. La galerie avait relâché imperceptiblement son étreinte. Suffisamment pour qu’il respire mieux, pas assez pour l’inciter à poursuivre. Il pouvait néanmoins bouger. Une main, un bras, un pied, un genou. Faute de pouvoir avancer, Till devait tenter de rebrousser chemin dans l’espoir de voir s’élargir son horizon.
Il prit appui sur le plafond élastique du conduit, planta fermement ses pieds dans le sol et glissa le haut de son corps jusqu’à atteindre ses talons. Il renouvela l’acrobatie à plusieurs reprises, toujours avec le même succès. Chaque pouce gagné constituait une petite victoire. À mesure qu’il progressait, la paroi relâchait son emprise. La galerie, la grotte… la chose ou quel que soit son nom, ne voulait pas le tuer, juste le retenir. Il le percevait et cette pensée qui soulevait nombre de questions, était aussi, d’une certaine façon, plutôt rassurante.
Lorsqu’il parvint enfin à s’asseoir, la lumière opalescente qui l’avait surpris dès son entrée dans le labyrinthe s’intensifia. Intrigué, Till observa cet étrange phénomène. La lumière n’émanait de nulle part, elle était partout, étonnante et diffuse. Une substance lisse, brillante s’était substituée à la roche des parois. Ses sens exacerbés avaient bien tenté de l’avertir de cette anomalie mais, dans la panique, il avait préféré ignorer cette information. Il tendit la main vers cette matière mouvante. L’effleura doucement. Elle était souple, palpitante, vivante. Elle tressaillit légèrement à ce contact, desserrant davantage son étreinte. La voûte, les parois, formaient à présent un cocon qui l’enveloppait de toutes parts. Toute crainte l’avait quitté, il savait ici n’avoir rien à redouter. D’où lui venait cette certitude ? D’une sensation confuse plus que d’une perception précise comme si la matière, par d’autres canaux, avait le pouvoir de communiquer avec chaque particule de son être. En d’autres circonstances, il se serait probablement abandonné à cette sensation d’étrange sérénité qui engourdissait ses pensées, mais il savait ne pouvoir demeurer ici éternellement. Ses amis devaient s’inquiéter, le chercher. Peut-être le croyaient-ils mort ? Ils préviendraient Ma. Imaginer sa peine eut raison une nouvelle fois de son courage. Des larmes lourdes du poids d’un trop de désespoir roulèrent une à une sur ses joues, perles de chagrin dessinant un sillon bien net dans la poussière accumulée sur son visage.
Doucement la paroi se déforma. Creux, bosses, alvéoles, protubérances, arêtes, comme les mouvements incohérents d’un dormeur sous le drap et que le rêve agite. Une forme vague, translucide, iridescente, et enfin un visage, des bras se matérialisèrent. Et puis encore des mains, dont les doigts subdivisés en une multitude de rameaux, s’allongèrent pour venir explorer le visage de Till. Il y avait dans ce contact de la curiosité, une grande douceur et une forme de tendresse. Tendresse pour l’enfant naufragé, l’enfant différent. Les rameaux descendirent ensuite vers son cœur, enveloppèrent sa poitrine, s’y attardèrent un moment avant de remonter vers les yeux pour clore les paupières. Till ne résista pas. Les visages aimés apparurent en premier, puis des visages connus et enfin des centaines de visages graves, souriants, hostiles, affairés, joyeux, inquiets, bienveillants… qui se succédèrent à une vitesse hallucinante. Puis le champ s’élargit, les inconnus devinrent silhouettes, perdues au milieu de paysages exotiques ou peuplant cités, villages et hameaux. Il y eut des éclairs, des effondrements, la douleur, le sang, l’effroi, les hurlements, les crissements de ferraille, les coups de tonnerre et de canon. Il y eut aussi la fête, la musique, la danse, les livres, tellement de livres, les labours et les semences, la récolte, les mains calleuses, la sueur et la satisfaction. Il y eut tout cela et bien plus encore. Enfin, il y eut l’île.
Alors, un flot d’amour infini inonda la poitrine de Till, irrigua vaisseaux, veines, artères pour aller exploser dans chacune de ses cellules. Un instant, il s’abandonna au sentiment enivrant de n’être que lumière et plénitude. Un instant, si intense que sa mémoire en garderait à jamais la trace. Un instant d’éternité.
Il n’était plus un, il était tous.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, le visage extraordinaire de la créature apparut si proche qu’il aurait pu s’immerger en elle d’un simple mouvement de tête. Il n’en fit rien. Elle s’éloigna lentement, ses ramifications étrécirent, disparurent. Les longs doigts de ses nombreuses mains s’entrecroisèrent dans l’attente.
- Merci, balbutia-t-il d’une voix brouillée par l’émotion.
Elle inclina la tête en souriant :
- Sens-tu le lien ?
- Oui, je le sens.
Il l’avait tellement attendu ce lien qu’à présent il s’étonnait de ne pas ressentir le grand bouleversement imaginé. Il était toujours Till, le même. Bien sûr, il percevait confusément la présence d’Elhyane, de Wilma, de ses amis quelque part à l’orée de son esprit mais ignorait comment parvenir à entrer en communication avec eux. La créature dût sentir son désarroi car elle expliqua :
- Les connexions vont s’établir d’abord avec tes proches, puis elles s’étendront progressivement à tous les membres de la communauté. Il faut être patient. Mais sache que désormais, nous ne formons qu’un.
- Nous ?
- Toi, les habitants, toute chose vivante, moi… nous serons toujours en communion.
- Les autres sauront-ils que j’ai le lien ?
- Ils le savent déjà.
- Ah…
- C’est une bonne chose.
- Qui êtes-vous ? s’enhardit-il alors à demander.
- Je suis elle et je suis lui. Je suis celle qui porte, celle qui nourrit. Je suis celui qui protège et celui qui guide. Je suis la force et je suis l’équilibre. Elle et Lui ne forment qu’un, indissociables.
- Je ne comprends pas…
- Je suis l’île et je suis le lien.
- Vous êtes… vivante ?
- Je suis la vie.
- Oh !
- Tu sembles surpris ?
- Un peu… Personne ne m’a jamais expliqué…
- Peu connaissent cette réalité.
- Piblô ?
- Oui et Wilma et quelques autres qui se révèleront le moment venu…
- Quelque chose me trouble mais je ne sais pas comment bien l’exprimer. Je ne voudrais pas que vous pensiez que je ne suis pas reconnaissant.
- Essaie.
- Ma mère, mes amis, ils n’ont pas eu besoin du lien pour m’accepter. Ils ont su voir qui j’étais vraiment…
La créature inclina la tête pour considérer le garçon sous un angle différent. Son cou s’étira démesurément, devint si fin que Till se demanda s’il n’allait pas se rompre. Son regard concentrait toutes les nuances subtiles de l’univers, d’une profondeur insondable, il était magnétique. La voix désincarnée, expliqua avec patience :
- Il y a une grande intelligence dans tes observations. Ton trouble est compréhensible et, tu as raison, le lien n’était pas un préalable à ton acceptation. Le lien est ce qui rassemble la communauté universelle des hommes et non ce qui la divise. Bien que des centaines de lunes se soient levées depuis leur arrivée sur l’île, les habitants sont toujours dominés par leur peur ancestrale. La peur entraîne la confusion. La confusion perturbe le lien.
Till hocha la tête, il comprenait le sens de ces paroles qui soulevait néanmoins une autre question :
- Et maintenant, ils n’ont plus peur ?
- Je ne suis pas certaine qu’ils l’exprimeraient de cette manière. Je dirais qu’à présent, ils ont pris conscience des implications de leur peur et qu’ils seront capables de la dépasser pour s’ouvrir sincèrement à toi. Cela a pris plus de temps que je ne le souhaitais, vaincre les préjugés est parfois difficile. Mais tu avais des alliés convaincants et au final, seul le résultat compte.
- Sommes-nous les seuls dans ce monde à avoir le lien ?
- Tous les hommes avaient autrefois le lien, ou quel que soit l’autre nom qu’on lui donne selon sa culture ou son origine. Au fil du temps, les hommes devinrent plus nombreux, plus dominants, plus avides et hostiles les uns envers les autres, hostiles envers la terre. Ils oublièrent ce qui les unissait, pour ne rêver que conquêtes, pouvoir et richesses. L’argent devint religion. Ils sacrifièrent tout à ce dieu insatiable jusqu’à la dernière parcelle de leur âme. Alors, lorsque l’ultime étincelle d’espoir disparut, le lien se rompit et les îles qui ne purent s’échapper s’endormirent.
- Ainsi, il existerait d’autres îles comme la nôtre ?
Till ouvrait de grands yeux émerveillés. La créature le regardait avec la tendresse et l’indulgence d’une mère pour la curiosité candide de son enfant.
- Le continent tel que vous le connaissez est formé de toutes ses îles endormies…
- Et qui pourraient se réveiller ?
- Reconstituer le lien est très long, il faut le désirer, le mériter. Seul un évènement exceptionnel peut en accélérer le processus.
- Comme le sacrifice d’Erhène.
- Oui.
Évoquer Erhène ramena les pensées du garçon vers ses étranges rêves :
- Silha est dans mes rêves. Elle dit être mon guide.
- Celui qui porte le lien le transmet à sa descendance. Ta mère est petite-fille de Silha. Tu appartiens pour moitié à son peuple. Pour l’autre moitié… tu connais déjà la réponse.
- Le peuple des sables.
- Cela ne doit pas t’effrayer, le peuple des sables est un grand peuple. Les hommes ne sont pas toujours maîtres de leur destin, il arrive parfois qu’ils s’égarent.
- Ma dit ça aussi, mais de toute façon, il est trop tard. ça ne sert à rien d’y penser. Je suis fils d’Elhyane et enfant de l’île. Ça me convient très bien.
- Tu dois t’en aller à présent. Tes amis te cherchent.
- Mais, j’ai encore tellement de questions…
- Il existe un temps pour les questions et un temps pour l’action. Aie confiance en l’avenir.
La voix s’était tue. « Elle » avait disparu.
Le temps d’un battement de cil, l’espace autour de Till se mit à tournoyer. Tout s’effaça, pour laisser place à des fulgurances iridescentes, ultimes témoignages de sa présence. Il perdit pied. Sans chercher à lutter, il se laissa porter, confiant. Lorsque le tourbillon s’apaisa enfin, le vide progressivement prit consistance. Des parois rocheuses s’ébauchèrent, s’affirmèrent. La pierre renoua avec sa rigidité d’origine, la voûte se referma. Déconcerté par ce retour brutal à la réalité, Till mit quelques instants à comprendre qu’il se retrouvait au cœur d’une nouvelle galerie. Il se sentait comme au sortir d’un rêve. Un rêve éveillé, invraisemblable et pourtant si réel ! Il demeura immobile, hésitant à bouger. Que devait-il faire à présent ? À droite, à gauche ? Vers où se diriger ?
Une forte secousse ébranla le sol, un éboulement bloqua l’un des accès de la galerie. La réponse était claire. Une deuxième réplique, moins violente cette fois mais suffisamment forte pour le déséquilibrer, l’incita à bouger. Contraint d’avancer, Il s’appliqua à retrouver la logique de départ : toujours prendre à droite. Si ses amis suivaient le même raisonnement, ils finiraient peut-être par se retrouver. Sa course le conduisit jusqu’à une immense salle aux parois veinées. De gigantesques colonnes de stalactites, effilées comme des crocs, pendaient de la voûte sans jamais atteindre le sol. Un aspirant se trouvait là, seul, ne sachant visiblement pas quel chemin emprunter.
- Tu es perdu ? lança Till, moi aussi ! À deux, on arrivera peut-être mieux à trouver la sortie.
L’autre se retourna, le visage fendu d’un large sourire.
- Le Bouffon ! s’exclama Sven. C’est jour de chance ! J’avoue que j’espérais un peu tomber sur toi à un moment ou à un autre mais t’as préféré détaler comme un rat qui fuirait son ombre. T’avais pas envie que je t’escorte ?
- Sven ! Hum… Tu ne me croiras pas si je dis que c’est un plaisir de te revoir, et tu aurais raison. À cet instant précis, j’aurais préféré tomber sur un nid de mandigules… Bon, on dit que je vais par-là, dit Till en désignant la galerie de droite, et que toi tu pars ailleurs… N’importe où ailleurs !
- Oh, que non ! Nous allons avoir ma petite discussion…
- Encore ! C’est une idée fixe ! Je croyais qu’on s’était tout dit. Attention, là, je ne tourne pas le dos. Tu ne pourras pas utiliser les mêmes arguments !
Sven éclata d’un rire gras qui rebondit sur les parois de la caverne :
- T’es vraiment un bouffon !
Tout en parlant, il s’était rapproché. Till pouvait compter les gouttelettes de sueur perlant à la racine de ses cheveux. Il ferma les yeux et inspira longuement.
- Qu’est-ce que tu fais ? Regarde-moi quand je te parle !
- Tu attendras ton tour, j’explique à Wilma ce qui est en train de se passer…
Une puissante poussée envoya Till par terre, sa tête heurta le sol et un mince filet de sang coula le long de sa tempe. Il s’essuya d’un revers de manche avant de se redresser vivement.
- Tu mens, t’as pas le lien !
- T’en es sûr ?
Par quel prodige aurait-il su comment communiquer avec Wilma ? Rien ne l’obligeait cependant à avouer son ignorance. En tous cas, ses paroles eurent un certain effet, les yeux de Sven le fixaient à présent d’un air extrêmement dubitatif. Peut-être existait-il une étincelle de raison derrière ce front buté. Till mit à profit ce temps de réflexion pour reculer de quelques pas. Hélas, ce répit ne dura guère, l’Aspirant était parvenu au terme de sa réflexion et son regard n’affichait pas les conclusions espérées. Till se prépara à la déferlante, cherchant désespérément dans sa tête un ultime moyen de désamorcer la situation. Il implora très fort les Esprits bienveillants de lui venir en aide, tout en regrettant l’absence de ses amis. Eux, auraient eu des arguments.
Un grondement répondit à ses prières. La terre trembla à nouveau, si fort qu’une des colonnes en suspension s’arracha de la voûte pour se ficher profondément au sol. Une fissure courut, s’élargit. Un gouffre large, au fond duquel tourbillonnait une eau bourbeuse et nauséabonde fracturait la vaste salle en deux. Séparés mécaniquement, les garçons se retrouvèrent chacun isolé sur une plateforme. Till tourna les talons. Aveuglé par la colère, frustré de voir une nouvelle fois sa proie lui échapper, Sven sous estima le danger. Mu par une impulsion irraisonnée, il prit son élan et fonça. Bien trop instable pour supporter le choc d’une impulsion, le bord du gouffre s’effrita sous ses pieds déséquilibrant son corps tout entier. Ses bras battirent un instant l’air comme les ailes maladroites de l’oison s’exerçant à voler, puis il bascula dans le vide. Il n’y eut pas un cri, juste le silence. Qu’est-ce qui poussa Till au dernier moment à se retourner ? Un pincement désagréable au creux du ventre, la prémonition d’une catastrophe ? Il revint sur ses pas.
D’abord il ne vit rien que le maelstrom rugissant au fond de la crevasse, puis il perçut un faible gémissement. Sven pendait, agrippé à une brindille de racine morte égarée au milieu de la roche, quelques coudées en dessous de lui. Leurs regards se croisèrent. Celui de Sven, reflétait une intense terreur mais sa bouche se refusa à tout appel à l’aide. Till s’allongea au bord du précipice, bras tendu pour tenter de l’atteindre mais Sven était trop bas, inaccessible. Il défit la boucle de sa ceinture, espérant sur une longueur suffisante, l’enroula une fois autour de son poignet avant de la lancer :
- Sven !
L’autre feignit de l’ignorer.
- Ne fais pas l’idiot ! Tu veux plus discuter ?
Till voyait les doigts de Sven glisser, il ne tiendrait plus longtemps. Le visage contracté par l’effort, le garçon tenta de se hisser, mais ses ongles griffèrent la roche sans trouver la moindre prise. L’extrémité de la ceinture frôla son visage au moment où un craquement sec retentissait. La racine s’était fendue sur toute sa longueur.
- Allez, Sven, supplia Till, accroche-toi !
Leurs regards se croisèrent une nouvelle fois. Celui de Sven reflétait le combat intérieur qui le déchirait.
- Ça ne changera rien, supplia Till. Tu pourras continuer à me détester ! Je sais que tu ne veux pas mourir !
C’était la vérité. Une main agrippa la ceinture, puis deux. La secousse fut si violente que Till eut l’impression qu’on lui démontait l’épaule. Il serra les dents et commença à tirer. Au prix d’un terrible effort il parvint, pouce après pouce, à hisser son camarade jusqu’à la plateforme où ils s’écroulèrent l’un sur l’autre. Sven roula immédiatement sur le côté pour se dégager. Épuisés, meurtris, aucun n’eut la force de parler. Allongés côte à côte, les deux garçons reprenaient souffle dans un silence sépulcral.
Au bout de longues minutes, Sven le premier se redressa :
- Pourquoi ?
Il n’y avait plus d’agressivité dans la voix qui prononçait cette simple question. Juste une immense fatigue. Till tourna la tête. La pâleur de Sven n’avait d’égale que le tremblement convulsif de ses mains qu’il fixait d’un air hagard. Le dos vouté, les épaules rentrées, l’abandon de la nuque, l’immobilité pétrifiée, tout dans l’attitude du garçon révélait une détresse profonde. Till en fut touché, elle éveillait l’écho d’une autre détresse qui, sans revêtir la même apparence, n’en avait été pas moins réelle. Il comprit alors que le moment était peut-être venu de relire l’histoire.
- Comment ça, pourquoi ?
Sven ne répondit pas.
- Tu aurais fait pareil, affirma Till, même si tu me détestes au point de souhaiter ma mort, jamais tu n’aurais franchi le pas. Tu n’aurais pas pu.
- Tu en es bien sûr ?
Le ton de la question révélait la blessure du doute. Till ignora les élancements de son épaule pour se redresser à son tour :
- On n’est pas si différents contrairement à ce que tu penses. Tu crois que je ne sais pas ce qu’on ressent lorsque l’on perd quelqu’un. Toi, tu as connu ta mère et tu as encore un père, un frère, des sœurs, une histoire, des souvenirs. Moi, je n’ai jamais connu mes parents, tout ce que je peux faire, c’est tenter de les imaginer.
Sven hocha la tête. À plusieurs reprises. Comme un automate qui reproduit indéfiniment toujours le même mouvement. Till, n’était pas certain qu’il l’entende vraiment, mais il poursuivit néanmoins :
- J’ai parlé avec Elhyane. Elle m’a raconté. Tout. Elle aimait beaucoup ta mère. Astrid était son amie. ça, tu dois t’en rappeler ?
- Elle l’a tuée.
- C’est ce que tu crois.
- Non ! Je l’ai vu faire ! J’ai vu la poudre qu’elle lui a fait avaler !
Sven dévisageait Till d’un regard fiévreux. Le sentiment de colère ne l’avait pas totalement abandonné, il s’accrochait encore à des lambeaux d’illusion.
- Et après, tu te souviens de ce qui s’est passé ?
- Ma mère est morte !
« La colère crée des raccourcis préjudiciables, expliquait Ma. Prends toujours le temps d’aligner les faits, de les replacer dans leur contexte et l’évidence surgira d’elle-même. » Sa mère procédait invariablement de cette manière pour obliger Till à s’éclaircir les idées.
- Ta mère est morte trois jours plus tard et pendant ces trois jours, elle n’a plus souffert et vous avez pu parler. C’est pas vrai ?
- Mais elle est morte.
- Oui, elle est morte et j’en suis triste pour toi. Mais elle était gravement malade et elle avait mal.
- C’était insupportable.
À cette évocation les yeux de Sven se noyèrent de larmes, un sanglot souleva sa poitrine, suivi de beaucoup d’autres qui forcèrent le nœud serré de sa gorge pour crever au bord de ses lèvres comme autant d’abcès purulents. Till laissa au silence le temps d’apaiser le chagrin avant de reprendre la parole :
- Moi, je crois qu’Elhyane lui a fait un cadeau, il faut beaucoup aimer quelqu’un pour accepter de l’aider à partir.
Sven renifla, s’essuya à deux mains le visage avant de regarder Till, sourcils froissés :
- Tu es un drôle de bouffon.
Till sourit, l’intention de la phrase n’était plus de blesser, elle revêtait au contraire l’expression maladroite d’une forme d’excuse.
- Tu te répètes.
Sven regarda ses paumes écorchées, le lien palpitait à nouveau. Étouffé un temps par la colère et le ressentiment, il pouvait le sentir courir sous sa peau.
- Hum… Je le sens ! Le lien ! J’avais oublié… Tu es vraiment des nôtres.
Till aurait aimé lui expliquer qu’il l’était déjà depuis bien longtemps mais c’était un autre débat et il se contenta de répondre :
- Écoute, je crois qu’on a encore beaucoup de choses à se dire mais on peut le faire plus tard. Maintenant, il faut trouver la sortie. J’ai eu mon compte d’émotions !
Sven regarda ce garçon étrange comme s’il le découvrait pour la première fois. La crevasse s’était refermée, ne restait du trou béant que la colonne fichée au sol.
deux suggestions :
- Châny peinait à exprimer ses mots => ses pensées ?
-Le lien ne pouvait-être un argument de désunion, bien au contraire. => sans le tiret
A bientôt
Merci pour ta relecture attentive et à bientôt
Changement radical dans ce chapitre, mais quel bonheur.
J'ai beaucoup aimé le passage avec l'esprit de l'île, mon préféré jusqu'à présent je crois. Pas seulement les dialogues mais aussi sa manière d'apparaître.
J'ai l'impression que nous sommes à un tournant de l'histoire.
J'ai trouvé Till trop sympa encore une fois (bonne pomme) ou trop adulte. Sa manière de réagir est excellente, trop parfaite peut-être.
Encore bravo !
A bientôt :)
Toujours heureuse que l'histoire te plaise et oui, tu as raison, nous sommes à un tournant de l'histoire.
Le choix de la psychologie de Till était compliqué. Comment devait-il se comporter ? Soit j'en faisais un rebelle, un peu agressif et toujours sur la défensive, soit j'en faisais un enfant en manque de reconnaissance et prêt à toutes les compromissions pour se faire accepter. Ce type d'enfant développe des capacités d'adaptation, d'analyse et une forme de résilience. Ils sont, malgré les difficultés qu'ils rencontrent, ouverts aux autres et souvent bienveillants. Leur souffrance est intériorisée . Aussi, quand une situation conflictuelle se dénoue, ils en éprouvent un grand soulagement et en oublient vite tous leurs griefs passés. Ce qui peut aussi être une fragilité.
C'est ainsi que je perçois Till et il me semble que c'est pourquoi "Elle" le reconnaît.
A très bientôt
De belles émotions dans ce chapitre ! Je ne m'attendais pas à voir Sven, quand j'ai lu son nom j'ai fait : oh non ! Et finalement tout est bien qui finit bien, Till gagne même un probable allié. J'ai beaucoup aimé cette scène très bien écrite.
Maintenant que l'antagoniste n'en est plus un, j'imagine que ça veut dire que l'île risque d'avoir des ennuis extérieurs. Un débarquement ? Je suis vraiment très curieux (= (le prologue reste dans mon esprit)
La scène avec l'esprit de l'île est sympa également (peut-être un chouilla longue mais je comprends que tu aies voulu prendre le temps), ça permet de mieux comprendre le fonctionnement de l'île.
Ce chapitre un peu mystique a une belle symbolique en tout cas. Je le vois comme un tournant vers une deuxième intrigue, (le problème du rejet étant résolu) mais je me trompe peut-être.
Mes remarques :
"détonante, une énergie communicative" détonante et communicative pour éviter la répétition ?
"C’est un tremblement de terre. On s’en inquiétera plus tard," bien vu la phrase bien stylée xD
"l’absence du lien." point d'interrogation ?
"L’enfant, en s’éloignant s’était retournée" -> retourné
Un plaisir,
A très vite !
Je viens de voir assez vexée que je ne t'avais pas répondu, pourtant j'attache beaucoup d'importance à tes commentaires. Donc un grand merci à toi pour ta lecture attentive et tes remarques, je corrige.
C'est vrai que la partie avec l'esprit est un peu longue mais je voudrais que tout soit bien clair dans l'esprit du lecteur. Les notions de lien, d'île vivante sont complexes .
A très bientôt Edouard, je vais bientôt aller visiter tes dragons !
Tu nous proposes un chapitre riche en émotions ! C'est intéressant de découvrir le sort de Till juste après celui de ses amis. Tu décris très bien ses sensations lors de cette seconde naissance. L'idée de la caverne qui se resserre et qui vit est bien trouvée. On comprend vraiment le lien, on le vit en même temps que Till. Tu écris que tous les humains avaient le lien avant de le perdre. C'est une très belle idée. J'imagine les humains comme des arbres reliés (j'ai appris récemment qu'ils pouvaient communiquer). La dernière phrase est une belle métaphore. Tu ajoutes un mystère avec la pierre bleue qui s'effrite au début du chapitre. Je me demande de quoi il s'agit. Enfin, on retrouve Piblo. Je dois avouer que je n'avais pas vraiment accroché avec ce personnage protéiforme dans les premiers chapitres.
A bientôt !
Le lien est capital dans l'histoire, il me semblait important que l'on puisse presque le sentir battre. Penser que tous les hommes avaient autrefois le lien entre eux mais surtout avec la terre, leur environnement me semblait intéressant à développer. Notre univers matérialiste est tellement déconnecté de l'autre, de son environnement et de ses racines que nous oublions, qu'en réalité, nous sommes tous interdépendants.
Encore merci et à très bientôt
voilà, ce qu'il attendait est enfin arrivé (je ne cite pas pour éviter de spoiler si quelqu'un lit les commentaires avant le chapitre)! Ca fait plaisir! ainsi que la relation plus sereine qui semble naître entre les deux garçons.
Le fait qu'il soit serré dans cette terre, c'est comme si on l'enracinait à l'île. Comme si l'île l'absorbait pour le libérer ensuite afin qu'il puisse renaître d'elle.
Ce sont des images fortes et très symboliques. Du moins, c'est ainsi que je les perçois.
C'est une bonne idée que ce "jeu" qui sert de révélation! Un rituel de passage d'un état à un autre.
Remarques:
- " lorsqu'il parvint à s'assoir", s'assoir est possible mais dans la langue écrite, on utilise plutôt s'asseoir, l'autre étant plus rare. C'est toi qui sais.
- 2 fois "enveloppait", sur quelques lignes
- "le visage extraordinaire de la créature apparut si proche qu'il aurait pu s'immerger en lui d'un simple...", il ne devrait pas y avoir un "elle" au lieu d'un "il" quelque part?
- "j’aurais préféré tomber sur nid de mandigules", sur un nid?
Au plaisir
A très bientôt