Till n’avait qu’une hâte à présent, sortir du labyrinthe et retrouver ses amis. Silencieux, Sven ouvrait la marche, jetant de temps à autre un regard en arrière les mots au bord des lèvres, avant de se raviser.
Lorsqu’il s’arracha enfin à son mutisme, ce fut pour parler de Thiya :
- Ta corneille ?
- Elle va bien, juste une aile cassée.
- Tant mieux... Tant mieux… Je suis désolé.
- Je pensais bien que tu le serais. Tu le lui diras toi-même mais je te préviens, elle te le fera payer. Thiya n’est pas très accommodante, essaie de trouver les mots justes, c’est un conseil.
- … Les mots justes… Hum.
Les dernières paroles avaient été marmonnées plus qu’articulées. Ils poursuivirent leur déambulation sans rencontrer de nouveaux obstacles, à croire que Maistre Zigue les avait oubliés. Des voix se firent entendre à l’approche d’une nouvelle intersection. Le ton animé de la conversation arracha à Till un soupir de soulagement, ses amis étaient là, ils allaient tous bien.
« Till ! » s’écrièrent-ils en chœur avant de se précipiter sur lui. Bourrades, embrassades, claques dans le dos, rituel d’affection entrecoupé de questions répétitives, parsemées d’expressions de soulagement. La douleur dans l’épaule ajoutait aussi une forme de réconfort à l’inconfort. Till ne savait où donner de l’oreille, ni comment endiguer ce flot de paroles effrénées. Questions, réponses, avaient en réalité peu d’importance. Seules comptaient les retrouvailles, à croire qu’ils s’étaient quittés depuis des lunes.
Profitant de ce moment d’inattention, Sven s’était replié discrètement vers un des accès de la galerie. Peu sûr de leurs réactions, il préférait se ménager une porte de sortie. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort. Blair l’interpella sans ménagement lorsqu’il l’aperçut :
- Fesse de Troll ! s’exclama-t-il l’air menaçant, quelle surprise !
Mais avant que l’intéressé répondît, Till s’interposa :
- Nous avons eu beaucoup de temps pour discuter, Blair, et tout va bien à présent.
- T’en es certain ? Parce que j’ai des arguments s’il le faut !
- Des arguments que je me ferais un plaisir d’appuyer ! ajouta Naëlle.
- Oh ça, j’en doute pas et je préfère vraiment les avoir pour amis, ces arguments. Mais la trêve est signée, conclut Till.
Sven secoua négativement la tête :
- La Paix est signée.
- Merci Sven, répondit Till ému. Je te promets qu’avec le temps, on apprendra à se connaître.
- Peut-être que oui… ça serait bien…
Les mots sortaient toujours avec autant de difficulté mais le garçon poursuivit néanmoins :
- Je veux… Je veux…
Tous attendaient suspendus à ses lèvres :
- Te demander… de m’excuser…
Les mots étaient lâchés. Libéré, Sven se redressa enfin et osa regarder Till dans les yeux :
- Je suis sincère, je me suis mal conduit. Ma mère n’aurait jamais voulu ça, je le comprends maintenant. Je ne sais pas comment je pourrai réparer le mal, mais j’essaierai. C’est une promesse.
Avant que Till n’ait le temps de répondre, Sven avait tourné les talons et disparaissait dans la galerie. Blair se gratta la tête :
- Ben dis donc mon cochon, il s’est passé quoi dans cette foutue galerie ?
- Rien d’important, une simple discussion.
Till leur raconta néanmoins en glissant sur les détails.
- On a cru qu’on t’avait perdu, dit Châny, jusqu’à ce que Naëlle nous secoue et nous pousse à te chercher.
- J’ai cru aussi que je l’étais, à un moment…
- Tu l’as rencontrée ? demanda Naëlle, les yeux brillants de curiosité.
Till la regarda, surpris. Comment savait-elle ?
- « Elle » me parle, murmura son amie. C’est « Elle » qui nous a guidés.
- Comment ça ?
- Le don. Je savais que j’avais des facilités à comprendre certains langages… Maintenant je sais que je pourrais communiquer avec tous les êtres vivants. Et comme elle est…
- Vivante…
- C’est ça, j’ai encore du mal à le concevoir tellement c’est inimaginable ! Tu as le lien, nous l’avons tous senti. Tu es officiellement des nôtres, Till ! Bravo ! Même si pour nous ça change pas grand-chose.
- Oui, j’ai le lien, grâce à Silha, c’est mon aïeule.
- De quoi ils parlent ? demanda Blair visiblement dépassé par la discussion. Qui, il a rencontré ? Qui c’est qui est vivante ?
- L’île, répondit Châny.
- L’île ?
- Oui, l’île est une terre vivante.
- Vivante ? Tu veux dire qu’elle respire… qu’elle est…
- Tu le sais depuis quand ? coupa Naëlle.
- Depuis notre visite chez Wilma, c’est à ce moment que j’ai compris : « le lien a sa propre conscience, il obéit à ses propres règles, c’est une entité à part entière ». Vous l’avez tous entendu comme moi de sa bouche. Le lien qui nous unit et nous protège, c’est l’île.
- Mais ? Et Erhène ? questionna Blair qui avait toutes les peines du monde à assimiler ces informations.
- Erhène a réveillé le lien.
- Et toi, Naëlle, tu peux parler avec l’île ? questionna Blair abasourdi.
- Pour l’instant c’est plutôt « Elle » qui parle avec moi. J’aurai besoin de l’aide de Wilma pour apprendre.
Un silence méditatif accompagna ces dernières paroles. Avec ses longues jambes de sauterelle, sa mèche rebelle, son visage en cœur et ses yeux frangés de longs cils d’or, Naëlle communiquait avec l’île !
- Oh là ! Me regardez pas comme ça, c’est moi, Naëlle ! Pas le Magister, le grand Zigue ou le Maistre Mhöt ! On se bouge ! Au cas où vous l’auriez pas remarqué, on n’est pas encore sortis ! Châny, si tu ouvrais ce sac que Blair s’évertue à dissimuler sous son gilet depuis notre départ. J’ai l’estomac qui granouille (1) et je perçois une odeur intéressante. Serait-ce mes nouveaux talents ?
Dans le sac de toile s’empilaient des galettes de miel au lard fumé, une gourde de liqueur de goussardelles (2), et quelques autres douceurs subtilisées la veille au buffet de la cantinière.
- Je croyais pas qu’il était possible d’avoir autant faim, soupira Blair en engloutissant d’un trait deux galettes. Mon ventre est tellement vide qu’il sonne creux. En tous cas, maintenant, je vous interdis de critiquer mes initiatives.
- T’es un ventre sur pattes et je crois pas que ce soit lui qui sonne creux. Dix sacs de galettes arriveraient pas à te rassasier, mais j’apprécie ton talent de garde-manger à sa juste valeur.
L’humeur de Blair était en connexion directe avec son estomac. Bien conscients des implications qu’une quelconque frustration aurait sur la poursuite de la course, Till et Châny acceptèrent néanmoins leur part du butin.
- On va prendre la galerie de droite, dit Naëlle, même si Sven est ton nouveau copain, je tiens pas particulièrement à voyager en sa compagnie. Je préfère voir avant ce qu’il en est de ses bonnes résolutions.
Ils progressèrent rapidement. Blair dénoua sans difficulté un nœud Nordîn, Châny résolut l’énigme du temps « qui passe sans s’arrêter » avant même que les autres n’aient commencé à s’interroger ; ils évitèrent de justesse un troupeau de vivezelles échevelées (3) en se précipitant dans un trou d’où ils furent chassés par une colonie de détritus (4) qui logeait là. Ils avaient retrouvé le parcours normal du labyrinthe élaboré par Maistre Zigue. La dernière galerie empruntée ne recela aucune surprise particulière. Elle débouchait sur une caverne humide dont l’entrée ouvrait sur un fouillis d’arbres et de buissons. Bien malin qui aurait pu la découvrir de l’extérieur. Leur soulagement fut toutefois de courte durée lorsqu’ils prirent conscience de l’endroit où ils avaient échoué. Non content de n’être pas en vue de Gran-Cairn, ils en étaient à des années lumières. Beaucoup plus proches de chez Till que de l’extravagante résidence. Le soleil était presque couché, les dernières lueurs du crépuscule filtraient à travers un flot de nuages, annonciateurs d’une prochaine pluie. L’ombre épaisse noyait le paysage, floutait les repères mais Till connaissait le chemin. Tous les chemins ramenant à la maison.
- C’est une plaisanterie, s’exclama Blair ? Qu’est-ce qu’on fait là ? Comment ils peuvent espérer qu’on regagne Gran-Cairn avant la nuit ? On n’a pas des ailes !
Blair avait exprimé le désarroi général. Till se tourna vers Naëlle espérant une explication. Ils l’avaient suivie sans discuter depuis leur séparation avec Sven :
- Ne me regarde pas comme ça ! répondit-elle sur la défensive. Je ne comprends pas plus que toi !
- Allons chez moi, on sera au moins au chaud pour réfléchir.
- Je me suis juste laissée guider, crut-elle bon d’expliquer encore pour se justifier, « Elle » nous a conduits ici.
- « Elle » doit avoir ses raisons, répondit Châny perplexe. Merci Till, il faut nous mettre à l’abri.
Ils se remirent en route, dissimulant leur trouble sous une impassibilité de circonstance. Quelque part, hors de leur champ d’action, hors même de toute configuration imaginable, une partie s’était engagée. Un jeu de stratégie et de patience. Till n’en maîtrisait ni les règles, ni les subtilités. Un simple pion. Peut-être la portion de hasard qui n’existe pas. Leur éloignement de Gran-Cairn s’inscrivait dans cette logique implacable d’un engrenage de faits qui n’étaient pas coïncidences. La seule question légitime à se poser encore semblait être : quelle partie et à quelles fins ? Till croisa le regard de Châny, lui non plus ne détenait pas la réponse.
- Wilma est-elle au courant ?
- Oui, répondit Châny, Wilma sait tout.
- Donc personne ne s’inquiétera de notre absence…
- J’espère qu’ils enverront quelqu’un pour nous chercher, dit Blair, la route est longue jusqu’à Gran-Cairn.
La maison, en contre-bas du chemin, était toute illuminée rendant l’obscurité alentour encore plus épaisse :
- Elhyane est rentrée, dit Till soulagé. Je ne pensais pas qu’elle reviendrait si vite mais c’est tant mieux. Nous devons tout lui raconter, elle aura certainement une explication. Dépêchons-nous !
Ils coururent, le regard focalisé sur ce point de lumière, aussi attirant qu’une étoile déchirant de son panache ardent les voiles de la nuit, aussi rassurant qu’un phare au milieu de la tempête. Pressés d’arriver, ils contournèrent la maison par l’arrière, coupant à travers les hautes herbes du talus. Un seul désir les animait à présent, s’assoir autour de la table, étaler sur une tranche de pain encore tiède l’une des délectables confitures d’Elhyane ; siroter une boisson fumante en écoutant les récriminations de Thiya ; dormir d’un sommeil sans trêve, sans rêve ; et enfin, après une bonne nuit, poser les questions à plat et tenter d’y trouver réponse.
Les oies devaient être rentrées car aucune ne manifesta sa présence. Till poussa la porte :
- Mâ ! C’est… nous.
Les mots moururent sur ses lèvres. Sans s’être concertés, leur première réaction fut de reculer, refluer vers l’ombre, fuir. Deux hommes surgis derrière eux les forcèrent à entrer, lâchant un commentaire auquel ils ne comprirent rien. D’autres se tenaient là. Cinq. Mais le bruit qui résonnait à l’étage laissait entendre qu’ils étaient plus nombreux, la porte de l’atelier d’Elhyane était entrouverte. Les yeux de Till parcoururent fiévreusement la pièce à sa recherche sans parvenir à la trouver. L’angoisse renvoya un liquide amer au fond de sa gorge mais il parvint tout de même à articuler :
- Où est ma mère ? Que lui avez-vous fait ?
Les étrangers un instant surpris, s’étaient ressaisis. Celui qui semblait détenir l’autorité crachait son mécontentement dans une langue inconnue. De taille moyenne, aussi sec qu’un arbre creux, des yeux engoncés dans un visage trop anguleux, il s’exprima d’une voix cassante ne laissant place à aucun doute : il n’aimait pas les mauvaises surprises.
Till non plus. Il interrompit sèchement les récriminations :
- Qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? Qu’est-ce-que vous faîtes là ?
L’homme se tourna vers eux pour les toiser sans aménité, redressant dos et menton pour compenser son absence pathologique d’envergure. La lueur froide et calculatrice qui alluma son regard n’avait rien d’hospitalière. S’interrogeait-il sur l’opportunité de garder en vie des témoins gênants ou évaluait-il déjà le potentiel d’une situation aussi inespérée ? Till ne put trancher cette question. Ses yeux oublièrent l’homme un instant pour parcourir la pièce à la recherche d’une échappatoire, tout en sachant qu’il n’en existait pas. Il enrageait. Trop heureux de rentrer à la maison, il avait négligé les signaux d’alerte. Jamais Elhyane n’aurait éclairé la maison de manière aussi inconséquente, et les oies ! Les oies couraient toujours en liberté, si un intrus approchait, elles sortaient de la grange pour lui donner la chasse. Même les renards gardaient leur distance ! Dans ce cafouillage insensé, il retenait néanmoins une information d’importance : sa mère était en sécurité. Un poids sur sa poitrine s’envola.
- Alors ? dit l’homme s’adressant à eux dans leur dialecte, si vous m’en disiez un peu plus.
Bien que surpris de l’entendre s’exprimer dans la langue commune de l’île avec autant d’aisance, ils choisirent d’ignorer la question.
- Bon, bon. Si vous ne voulez pas parler, cela va devenir très compliqué. Toi ! dit-il en désignant Till, tu sembles habiter ici. Où sont tes parents ?
Le garçon jeta un œil à ses amis, aussi impassibles que les pierres du chemin. Garder le silence plus longtemps pouvait leur attirer plus d’ennuis qu’ils n’en avaient déjà :
- Mes parents sont morts, répondit-il.
L’homme fit claquer sa langue :
- Ce n’est pas beau de mentir, nous n’arriverons à rien si tu ne me dis pas la vérité.
Till le foudroya du regard.
- Je ne mens pas.
L’étranger l’empoigna rudement par le bras pour l’attirer à lui :
- Vraiment, répondit-il avec une ironie mordante, alors pourquoi t’inquiétais-tu de ta mère ? Hein ? Si elle est morte, tu ne devrais pas avoir à t’en inquiéter.
Il retourna le bras de Till qui ne put s’empêcher de pousser un cri. Malmenée dans la grotte, la torsion avait réveillé la douleur de son épaule :
- Alors, elle est où ? Tu vas répondre ?
- Comme il vous l’a déjà dit, répondit Châny, ses parents sont morts. Il a été recueilli par… notre guérisseuse.
- Voilà… dit l’homme en repoussant Till, ce n’est pas si compliqué de répondre aux questions. Donc tu vis ici avec ta mère adoptive ? seul ?
Till acquiesça d’un hochement de tête en se frottant le bras.
- Et quand reviendra-t-elle ?
- Il y a une épidémie, expliqua Châny, décidé à détourner l’attention de son ami. Elle est auprès des malades.
- Une épidémie, d’accord… et elle est auprès des malades… où pourrait-elle bien être si elle n’était auprès des malades, c’est une évidence !
Il envoya un clin d’œil explicite en direction de ses hommes, et lança un commentaire qui provoqua l’hilarité. Lui, cependant ne riait pas.
- J’imagine que vous habitez une ville, un village ?
- Une ferme, répondit Naëlle.
- Une ferme où ?
- Au nord.
Un individu qui semblait être un garde lui murmura quelque chose à l’oreille. L’homme secoua la tête et claqua à nouveau la langue.
- Si je vous pose la même question, j’imagine que vous me répondrez aussi, que vous habitez également une quelconque ferme ou cabane, insinua-t-il s’adressant à Blair et Châny. L’une peut-être à l’ouest ? et l’autre probablement à l’est !
Il asséna un violent coup de poing sur la table :
- Savez-vous qui nous sommes ? gronda-il.
- Et bien non, justement, répondit Châny sans se départir de son calme, vous ne vous êtes pas présentés. Chez nous il est d’usage, lorsque l’on s’invite, de respecter quelques règles de bienséance afin de ne pas indisposer son hôte.
L’homme, déstabilisé par l’aplomb du garçon, en perdit un instant la parole. Il inspira profondément, cherchant à contrôler son irritation et retrouver la maîtrise de l’interrogatoire. Obtenir des renseignements précis était indispensable et ces gamins présentaient une opportunité inespérée. Il devait trouver le moyen de les amener à parler. S’ils ne se montraient pas plus coopératifs, il serait contraint d’employer la manière forte. Mais en dernier recours. Malmener des enfants risquait dans l’immédiat de lui apporter plus de complications que de bénéfices. La coopération de la population était souhaitable pour la réalisation de son grand projet.
Ce fut le moment que choisit l’homme, dissimulé par l’ombre de l’escalier, pour manifester sa présence. Il déploya à gestes mesurés sa stature imposante, pour gagner d’une allure souple et féline le centre de la pièce. Contrairement à son homologue, vêtu d’une tenue relativement conventionnelle bien que différente de celle adoptée par les îliens, l’homme portait un costume dont les coutures invisibles et l’ajustement au plus près du corps, donnaient l’impression d’une seconde peau. Des bottes aux semelles épaisses, une ceinture supportant dans son étui un court tube cylindrique et une longue veste arborant trois barrettes d’or complétaient ce que Till imagina être un uniforme. Un chef, probablement. Excepté le petit nerveux, le garçon observa que tous les étrangers portaient le même étrange habillement.
Till n’avait jamais consacré le temps qu’il aurait dû à la lecture. En cet instant précis, il le regretta. Ces hommes étaient décrits dans certains livres anciens, ceux imagés et qu’il avait parfois feuilletés sans véritablement s’y intéresser, lisant au hasard tel ou tel commentaire, telle ou telle annotation : soldats, militaires, guerriers, combattants, on les nommait ainsi. Ils pratiquaient l’art de la guerre. Curieuse expression. Comment d’anciennes civilisations, si éclairées, en apparence si évoluées, avaient-elles pu imaginer une association de termes aussi contradictoire, aussi irrémédiablement dissonante ? L’art de la guerre ! C’était comme évoquer la beauté des massacres, le chant du canon ou quelques autres stupidités contre nature ! Pas étonnant que de telles civilisations se soient aujourd’hui éteintes ! Till secoua les épaules pour s’obliger à revenir à la réalité. Il considéra l’homme arrêté face à eux, campé droit sur ses deux pieds tel un chêne indéracinable et qui les envisageait d’un œil froid, désincarné. Mâchoire contractée, crâne rasé, tout dans son apparence paraissait redoutable, tout dans son attitude semblait indéchiffrable.
Son examen achevé, le militaire claqua les talons, tournant sa face austère vers l’homme impatient et prit la parole. Till et ses compagnons suivirent l’échange, attentifs à l’expression des visages. Le ton mordant, incisif, obligea l’autre à reprendre d’une voix plus accommodante :
- Vous avez raison, convint-il, les règles de bienséance ont leur importance. Je suis le Technovateur Donovan et voici le Colonel Karlov. Nous appartenons au Corps Expéditionnaire d’Exploration et de Recherche de la Confédération et nous sommes venus en mission de reconnaissance. Cela répond-il à votre question ?
Ces quelques mots confirmèrent ce qu’ils pressentaient déjà : l’affaiblissement des barrières de protection avait permis le débarquement d’hommes du continent. « Elle » cependant ne pouvait l’ignorer, pas plus que les habitants de l’île.
- Vous venez du Continent ? questionna Châny pour les conforter dans l’idée d’effet de surprise.
- Nous venons effectivement d’Estrie où siège le Haut Conseil des Commandateurs.
- Quel est la raison de cette visite ?
- C’est une question que je souhaiterais débattre avec vos chefs. Vous avez bien des chefs ?
- Qu’entendez-vous par chefs ?
- Et bien, s’agaça le Technovateur, des hommes qui prennent des décisions, qui vous dirigent !
- Dans quel but ?
- Et bien pour régler les conflits, définir les lois, rendre la justice… Toutes les sociétés civilisées ont des Dirigeants.
- Nous n’avons pas de… comment dîtes-vous ? Dirigeants ? Nous vivons selon les règles de la Communauté et cela nous suffit.
- D’accord, vous jouez sur les mots. Des représentants, peut-être ?
- Qu’entendez-vous par représentants ?
Donovan frappa une nouvelle fois du poing sur la table.
- Ne jouez pas au plus fin avec moi ! Prétendez-vous me prendre pour un imbécile ?
- Nous ne prétendons rien. Nous répondons du mieux possible à vos questions.
Le calme imperturbable de Châny intensifiait l’exaspération de Donovan, peu habitué à ce qu’on lui résiste. L’expérience montrait qu’il ne fallait jamais sous-estimer les populations autochtones et encore moins les croire plus arriérées qu’elles ne l’étaient. Ces enfants avaient du courage et plus de bon sens que le Technovateur n’en avait amassé au cours de sa brillantissime carrière. Il était évident qu’ils cherchaient à gagner du temps. Le Colonel sortit de sa réserve :
- Nous souhaiterions parler aux membres de votre Conseil…
- C’est ça, aux membres de votre conseil. Nous avons un message à leur transmettre. Vous, lança Donovan à l’adresse d’un garde, écrivez :
« Délégation de la Confédération d’Estrie, à l’intention des Membres du Conseil,
Nous sollicitons une entrevue avec les Représentants du peuple de l’île dans le but de poser les bases d’une relation d’amitié durable et constructive entre nos deux peuples. (ça, c’est bien ! L’amitié durable et constructive !). Retrouvons-nous demain… »
- Toi, là ! Celui qui parle bien, approche ! Cet endroit a-t-il un nom ?
Châny s’était avancé pour observer sur la carte le lieu désigné de la rencontre. Bien qu’il en portât le nom, ce n’était pas à proprement parler un plateau, plutôt une déclivité qui surplombait le chemin de Dhöl et s’étirait jusqu’au pied de la montagne.
- Le plateau des Ombelles.
- Hum. Donc, je disais :
« Retrouvons-nous demain à quinze heures au lieu-dit « le plateau des Ombelles ».
Nous venons en paix, dans le respect de la Règlementation Relative à l’Indépendance des Peuples Libres. Signé Arp Donovan. Responsable de Mission. »
Karlov se garda de tout commentaire sur la teneur « bienveillante » de l’invitation. Il ne possédait pas les capacités nécessaires pour apprécier les compétences du technovateur en sciences de la géosphère, mais la tournure maladroite de la demande démontrait une totale absence de subtilité et de connaissances diplomatiques rudimentaires. Ce constat n’était, hélas, pas une surprise. La Règlementation à laquelle il se référait était une vaste mascarade, un galimatias inextricable et inapplicable, une accumulation insensée de décrets, prescriptions, chartes, statuts, protocoles, annexes, sous-annexes, alinéas ; une élucubration de technocrates assermentés dont le seul objectif était d’obtenir un contrôle total des Peuples Libres. En se référant à ce texte, Donovan révélait ses véritables intentions, tissant, sans en avoir conscience, la toile d’un piège qui risquait bien de se refermer sur lui. Karlov le savait d’expérience. S’il n’y avait eu tant de vies engagées, le colonel s’en serait peu soucié, mais ce n’était pas le cas. Dans un premier temps, il devait écarter ces enfants de toute tractation, ils ne constituaient jamais une bonne monnaie d’échange :
- Portez immédiatement ce message à votre conseil…
- Vous comptez les relâcher tous les quatre dans la nature ? coupa Donovan dans sa langue mère. Il n’en est pas question !
- Garder des otages enverrait un mauvais signal. Avons-nous de mauvaises intentions ?
- Non, bien sûr que non. Mais je ne veux prendre aucun risque, seul compte le résultat !
Avant que Karlov n’émette une objection, Donovan pointa du doigt Naëlle et Till :
- La fille et le garçon resteront avec nous. Après tout, il est ici chez lui.
- Granouiller : émettre des bruits incongrus.
- Goussardelles : petits fruits rouges que l’on cueille à la fin de l’automne. Certains, sur le continent, les désignent par le nom peu flatteur de « gratte-cul ».
- Vivezelle échevelée : endémique de l’île. Animal sauvage vivant en horde et appartenant à la famille des équidés. La vivezelle a la corpulence d’un âne, un pelage tacheté et des poils longs et soyeux. Une crête dentelée et acérée court du sommet de son crâne jusqu’à sa dernière vertèbre. On la surnomme également « dragon des falaises » en raison de sa facilité à escalader les rochers.
- Détritus : gros insecte cavernicole vivant en colonies. Il ne possède pas d’yeux mais un odorat extrêmement développé. Inoffensifs, ils peuplent les profondeurs de la montagne.
Et dans la deuxième partie, les grosses brutes qui veulent faire croire qu'ils ont de bonnes intentions et ne respectent pas les règles de base du respect, rah là là, quels malotrus ! En tout cas, il y a de l'action, j'ai hâte de savoir la suite. On attendait l'arrivée de ces deux-là, et on n'est pas déçus !
A très bientôt
Tu as parfaitement raison à propose du chapitre, je l'ai redécoupé en deux, comme la plupart des autres qui étaient beaucoup trop longs. C'est plus clair.
J'espère que la suite continuera à te plaire.
Merci !!!
Quelle satisfaction de les voir enfin arriver.... Ils se sont fait attendre xD
Je suis surpris de leur apparente "bienveillance", en tout cas je m'attendais à une invasion beaucoup plus agressive. Que projettent-ils de faire ? L'invitation est-elle un piège ? Hâte de découvrir tout ça. J'espère être encore surpris à leur sujet.
Je me demande comment tu vas développer les deux nouveaux personnages. Ils semblent en tout cas avoir des caractères assez différents !
Naëlle et Till otages, on aura peut-être deux points de vue différents, celui des prisonniers et celui des habitants de l'île qui apprennent l'arrivée des étrangers. Ca peut être très sympa à lire.
Quelques remarques :
"C’est une promesse." -> Je te le promets ?
"pour nous ça change pas grand-chose." virgule après nous ?
Un plaisir,
A très vite !
Tu te poses les bonnes questions, j'espère que les réponses te satisferont en partie. L'histoire est à un tournant et les évènements vont se précipiter mais pour quel résultat...
A très bientot.
Oh, on retrouve enfin les scientifiques ! Je les attendais depuis longtemps mais... pas dans ce chapitre ;) C'est une bonne chose, tu crées une vraie surprise. On s'attend à retrouver la maison rassurante de Till et d'Elhyane quand tu fais apparaître les vrais opposants. C'est un chapitre plein de tension. La révélation du don de Naëlle et le mea culpa de Sven sont intéressants à ce moment-là et permettent de se concentrer sur la suite de l'intrigue. Je me permets quelques petites remarques stylistiques :
- "Bourrades,..." J'aurais peut-être ajouté un verbe dans cette phrase.
- Je dirais qu'il manque quelques verbes de parole dans le dialogue sur l'île qui est vivante (très bonne idée d'ailleurs) car j'avais parfois des difficultés à savoir qui parlait.
A bientôt !
Tu as raison, il manque un verbe dans la phrase de "bourrade".
Je vais relire le dialogue concernant l'île. En fait dans ma version j'utilise une police différente lorsque l'île s'exprime, ce qui facilite la compréhension mais cette police n'est pas prise en compte sur le site.
Toujours heureuse que l'histoire te plaise. J'ai vu que tu avais publié. En ce moment c'est les vacances scolaires et j'ai mes petits-enfants, je reviens vers toi avec grand plaisir dès que possible.
Amicalement
les voilà enfin! on ne s'attendait pas à les trouver lors du "jeu", très bien!
Les soupçons sont apparus quand ils ont vu la lumière...
Evidemment, plusieurs questions apparaissent concernant leurs intentions réelles même si on s'en doute un peu, la manière dont ils vont s'y prendre, les réactions des autres etc. (j'essaye de rester évasive pour éviter de spoiler)...
C'est bien amené, en tout cas. :-)
minis remarques:
- "...je préfère vraiment les avoir pour ami, ces arguments", amis?
-"Qu’est-ce-que vous faîtes vous là ?", qu’est-ce que vous faites là
A très bientôt!
Je corrige mes coquilles.
Amicalement