Désorienté au sortir de la grotte, Sven avait erré un moment dans les bois avant de découvrir la trace d’un sentier. Le garçon n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait mais ne redoutait pas de se perdre, l’île n’était pas si grande et, tôt ou tard la pente le ramènerait vers la côte.
Il se sentait engourdi, groggy comme après un bain prolongé dans un étang glacé, lorsque les poils se hérissent et que la peau ressemble à un derrière de dindon plumé. Il avait abandonné au fond de la caverne la défroque miteuse d’un autre Sven, un Sven qui ne lui ressemblait pas, une créature de ténèbres dont l’âme tourmentée avait perdu tout lien avec la réalité. Bon, peut-être exagérait-il un peu le tableau mais il avait encore trop honte pour minimiser le trait, et se blâmer était le seul moyen satisfaisant à sa disposition. Mais comment avait-il pu s’égarer de la sorte ! Et question plus affolante : jusqu’où aurait-il été capable d’aller ? Il secoua la tête, ne pas imaginer le pire. Dire qu’il avait entrainé Nils, Edgard, Loris et Liam dans ses délires… Il aurait dû les écouter après leur expédition au cirque de la Cascade mais il était trop obsédé par sa vengeance pour les entendre. Stupide crétin ! Focaliser ses pensées sur ce garçon avait anesthésié sa souffrance et toute capacité de raisonnement, il avait l’air malin à présent ! Depuis la mort de sa mère, il n’était plus lui-même, bien piètre excuse. Sa mère - les Esprits bienveillants la protègent - en aurait eu le cœur blessé. Il secoua la tête, il trouverait le moyen de réparer, il le fallait, il le devait. De quelle manière ? Il l’ignorait encore, mais cet engagement serait total car la demi-mesure n’était pas dans sa nature. Il mettrait à se racheter autant d’acharnement qu’il avait mis à vouloir détruire le garçon, et ce quoiqu’il en coûte. Cette décision, adoucit un peu son malaise…
La nervosité inaccoutumée de la forêt le tira de ses réflexions. Un martellement saccadé capta son attention. Biches ? Vivezelles ? Certaines s’aventuraient parfois hors des cavernes. Il croisa une laie avec ses petits, aperçut le panache fuyant d’un écureuil, même les fourmis semblaient prises d’une frénétique agitation. Un point cependant rassemblait toutes ces bizarreries : les animaux, poussés par un désir impérieux, gagnaient les hauteurs de la montagne. Ce comportement insolite l’alarma. Il avait observé de telles conduites lors d’incendies ou lors de grandes tempêtes, lorsque les vagues cognent si fort que l’île entière semble ébranlée. Les animaux sentaient l’imminence du danger, troublé, il accéléra le pas.
Il se repéra sans surprise à l'orée du bois. Alors qu’il s’apprêtait à remonter vers Karnak dans l’idée de rentrer chez lui pour passer la nuit, il aperçut le petit groupe se dirigeant vers la maison du garçon. Ainsi, eux non plus n’étaient pas sortis à l’endroit espéré. Il plissa les yeux, vieux réflexe de traqueur. Sven possédait une bonne vue mais sa vision s’était considérablement améliorée depuis sa sortie du labyrinthe.
Le réveil du lien n’était sans doute pas étranger à ce changement. Les membres de sa famille possédaient tous une vue remarquable et Sven, déjà capable de percevoir de nuit le vol d’une mouche à trois perches d’arpent (1), identifia sans difficulté chacune des silhouettes. Il balaya les alentours du regard, autre vieux réflexe de traqueur. Régulièrement vérifier, ne pas se laisser surprendre. Ce jeu l’amusait toujours, même s’il regrettait aujourd’hui que Till en ait fait si souvent les frais. Du mouvement sur la droite attira son attention. Plusieurs individus remontaient de la crique. Que faisaient-ils donc là ? Intrigué, il les observa prendre également la direction de la maison. De toute évidence Till et ses compagnons ne les avaient pas remarqués, occupés à la contourner par l’arrière. La bâtisse trop illuminée devait fausser leur perception.
Que faire ? S’imposer en les rejoignant ? Non, la grosse brute ne lui lâcherait pas la grappe. Et franchement, rien ne pourrait garantir que lui-même garde son sang-froid si l’autre le cherchait d’un peu trop près. En dépit de ses bonnes résolutions, devenir moins chatouilleux demanderait un certain temps... Et puis surtout, il ne voulait pas que le garçon pense qu’il le suivait encore. Même s’il le suivait, ce n’était pas pour les mêmes raisons… mais de là à ce qu’il le comprenne…
Dans tous les cas, il se tramait quelque chose, son instinct le trompait rarement – enfin, façon de s’exprimer. Il pouvait toujours approcher pour voir, l’essentiel étant de ne pas se laisser surprendre, ensuite il déciderait.
***
Un garde tenta d’entraîner Blair et Châny vers la porte. Peut-être s’imaginait-il avoir affaire à des moutons, c’était sous-estimer la vivacité de Blair. D’un geste prompt, il s’empara de la première chose qui lui tomba sous la main, une chaise. Ses bras s’envolèrent en moulinets dissuasifs, technique efficacement éprouvée contre les fouillouses.
- On part tous, lança-t-il.
Donovan, irrité par cette résistance inattendue, intima aux gardes l’ordre d’intervenir. Mais, avant qu’ils n’aient le temps de compromettre définitivement la mission, Karlov s’interposa. Déjouant les passes de Blair avec l’adresse de l’homme rompu aux techniques frontales de combat, il empoigna les barreaux de la chaise et l’immobilisa fermement :
- Vous partez maintenant, ordonna-t-il, vous avez un message à délivrer.
Blair et Châny échangèrent un regard d’impuissance avec leurs amis tandis que Karlov convoquait deux gardes :
- Conduisez-les jusqu’au chemin et assurez-vous bien qu’ils ne reviennent pas.
Puis se tournant vers Donovan :
- Je vous suggère de renforcer la garde.
- Je vous rappelle, Karlov, que sur terre, c’est moi qui commande !
- Et moi je vous conseille de ne pas faire n’importe quoi ! Si vous perdez votre sang froid dès la première difficulté, votre mission est vouée à l’échec.
- Vous excellez certainement dans l’art de la guerre mais moi, j’ai la pratique de ces peuplades primitives. Ce qu’il leur faut, c’est de l’autorité. Ils doivent apprendre qui sont les maîtres.
Karlov se demanda où ce gratte-papier avait pu acquérir de telles connaissances, probablement dans quelques manuels de propagande aussi ineptes que dangereux. Il ne tenait pas à engager un débat polémique qui nuirait à l’expédition. Plus vite ils en auraient fini, plus vite ils repartiraient. Toutefois, si cet individu désirait s’assurer de son soutien, il convenait de lui rappeler quelques limites :
- Et pour cela vous êtes prêt à utiliser la force ! Même contre des enfants !
- Oh, ne montez pas sur vos grands chevaux, Colonel ! Sachez que je n’hésiterai pas à utiliser tous les moyens nécessaires pour atteindre notre but. N’oubliez pas que nous œuvrons ici pour le bien de la Confédération. Je ne suis pas un sentimental.
Karlov le considéra avec dédain, n’importe quel imbécile savait que le succès d’une entreprise résidait dans une bonne connaissance du terrain. Étudier et comprendre l’adversaire étaient l’une des premières bases enseignées à l’Académie Militaire. Mais ces subtilités dépassaient l’entendement du Technovateur.
- Je n’ai que faire de votre mépris, Karlov, ajouta ce dernier, n’oubliez surtout pas où est votre place.
- J’en ai assez vu et entendu, gronda le Colonel, je retourne au transporteur. Malgré tous vos savants calculs, nous n’avons pu accoster là où vous l’aviez prévu. Je dois m’assurer que tout est en ordre.
- Non ! J’ai besoin de vous ici. Le transporteur est en sécurité dans la crique. Nous devons nous organiser, mettre en place un cordon défensif pour nous protéger de ces… de ces sauvages, installer un campement, allumer les balises, monter le matériel. Nous avons beaucoup de travail. Les patrouilles de reconnaissance ne tarderont pas, en attendant, occupez-vous de ceux-là, ordonna-t-il en désignant Naëlle et Till, ils sont sous votre responsabilité et tachez d’en tirer quelque chose puisque vous semblez tellement éclairé.
L’animosité entre les deux hommes n’avait pas échappé à Till. Le petit, le technovateur, ne lui inspirait aucune confiance, c’était un fourbe dont il faudrait se méfier. Le grand était intervenu pour protéger Blair, sans lui, qui sait ce que les gardes auraient fait. Mais il ne devait pas s’illusionner et tirer des conclusions hâtives, cette manœuvre était avant tout destinée à protéger ses intérêts. De toute évidence, leurs intentions n’étaient pas amicales, alors jusqu’où étaient-ils capables d’aller pour trouver ce qu'ils étaient venus chercher ? Si Till avait imaginé quelquefois une rencontre avec les hommes du continent, ce n’était assurément pas de cette manière. Comme disait Wilma : « cinq-cents ans, c’est long. Qui pouvait dire comment étaient ces hommes aujourd’hui ? ». Ce Donovan tenait plus du Krakochère (2) que de l’amulette (3). La comparaison lui arracha une ombre de sourire mais un coup de coude de Naëlle le ramena à la réalité. Le grand s’avançait vers eux :
- Montons, nous avons à parler.
Le ton ne souffrait aucune discussion. Ils précédèrent le militaire dans les escaliers. La chambre était sens dessus dessous.
- Nous vérifions toujours, c’est la procédure, dit-il pour répondre à la question muette du garçon.
Serrés l’un contre l’autre, Till et Naëlle se tenaient droits, sur la défensive. Le Colonel fit le tour de la pièce sans daigner desserrer les mâchoires, prenant visiblement plaisir à éterniser le silence. Seul résonnait le claquement sec de ses talons sur le plancher. Le militaire ramassa quelques livres éparpillés au sol, les consulta brièvement, les rangea méthodiquement sur l’étagère, redressa le fauteuil et le perchoir de Thiya, gestes d’automatisme d’un homme de discipline et d’ordre. Till et Naëlle épiaient ses moindres mouvements, subjugués par la souple décontraction que chacun exprimait. Le militaire rétablit la malle sur sa base, s’appliquant à replacer son contenu à l’intérieur. Le garçon se crispa, la main du Colonel palpait le drap de laine enveloppant le coffret. Il en défit lentement l’enveloppe. Till aurait juré qu’il avait pâli. Enfin, avec une lenteur étudiée, il pivota vers eux :
- Voilà un bien bel objet, est-ce l’œuvre d’un de vos artisans ?
La question était habile. Il n’aurait su expliquer pourquoi mais Till eut la certitude que cet homme détenait déjà la réponse.
- Il a été trouvé sur une plage, après une tempête.
- Que contient-il ?
- Je ne sais pas, personne n’a pu l’ouvrir.
Le Colonel parut déçu.
- C’est sans importance, répondit-il en reposant l’objet sur le couvercle du coffre.
- Que comptez-vous faire de nous ? demanda Naëlle.
- Je ne fais pas de mal aux enfants si tel est le sens de votre question. Le Technovateur semble penser que vous représentez un atout en vue des négociations qu’il s’apprête à entamer. Quel âge avez-vous ?
- 14 ans ou presque, répondit Naëlle. Nous ne sommes pas aussi ignorants que vous semblez le supposer. On connaît les hommes comme vous, les militaires, on en parle dans nos livres...
Le colonel avait pris place au bord du lit et les invita à s’assoir sur le tapis. Il demeurait ainsi en position dominante.
- Vos livres… Oui, j’ai remarqué. Vous avez quelques ouvrages fort rares que beaucoup aimeraient posséder sur le continent. Il existait autrefois une librairie remarquable, dans le Nordîn… elle a, raconte-on, entièrement disparu, tout comme la ville qui l’abritait d’ailleurs… Mais c’est de l’histoire ancienne.
Till et Naëlle n’avaient pu s’empêcher d’échanger un regard.
- Aujourd’hui, poursuivit le militaire comme s’il n’avait rien remarqué, nous ne faisons plus la guerre. Le Continent est en paix.
- Que va-t-il se passer alors ? questionna Till.
- Si le Technovateur ne trouve pas ce qu’il recherche, nous repartirons.
- Et dans le cas contraire ?
- Il installera une base.
- Nous ne le permettrons pas, affirma Naëlle, la voix encolérée. Aucun étranger ne s’installera sur l’île sans y être invité. Quoique vous cherchiez ici, vous ne le trouverez pas.
- Sais-tu au moins de quoi nous parlons, enfant ? s’amusa le Colonel. Nous parlons de quarconium. Un minerai aussi rare que précieux, et dont l’industrie a, paraît-il, le plus grand besoin. Le Technovateur affirme que votre île en regorge.
- À quoi ressemble votre quarconium ? s’inquiéta Till.
- Pour le peu que j’en sais, il est d’une couleur plutôt blanchâtre et diffuse de la lumière. C’est un concentré d’énergie.
- Nous n’avons pas une telle chose sur l’île, répondit Naëlle un peu trop vivement.
Ils avaient tous deux en mémoire les couloirs du labyrinthe. Till posa la main sur le bras de son amie pour l’inciter à la prudence sans quitter des yeux le Colonel. Sa tactique consistait à lâcher quelques bribes d’information pour en récolter davantage. Si ce jeu profitait pour l’instant aux deux, ils devaient se montrer plus malins.
- Pouvons-nous faire confiance au Technovateur ?
Karlov fronça les sourcils sans répondre, son visage s’était durci.
- Lui faites-vous confiance ?
Il se leva brusquement.
- Je crois que nous avons assez parlé pour le moment. Je reviendrai vous voir plus tard. Quelqu’un va vous apporter de quoi vous restaurer. Ah, j’oubliais, un garde se tiendra devant la porte au cas où il vous prenne l’envie d’essayer de vous enfuir. Ce qui serait stupide et ne ferait qu’aggraver votre situation.
Il se dirigea vers la sortie puis se ravisa :
- J’emporte ça pour l’étudier, dit-il en s’emparant du coffret, je vous le rendrai plus tard.
Et il s’en alla.
Naëlle ne laissa pas à Till le temps d’ouvrir la bouche. Elle rapporta d’un trait les conversations échangées entre le colonel et le technovateur. Son cerveau s’était immédiatement adapté aux particularités de leur langue sans qu’elle eût à fournir le moindre effort.
- Jamais ils ne doivent découvrir que tu les comprends, dit Till inquiet car il savait son amie impulsive, cela te mettrait trop en danger.
Un grattement provenant du toit attira leur attention, la bonne face de Blair s’encadrait dans la lucarne à l’aplomb du bureau. Accéder au toit par l’arrière de la maison était un jeu d’enfant. Till s’y réfugiait parfois pour contempler la mer jusqu’à ce que Ma s’en agace : « Quel besoin as-tu de grimper là-haut ! L’ardoise est glissante, c’est bien trop dangereux », grondait-elle. Blair devait patienter depuis déjà un certain temps, car ses mains et son nez étaient tout rougis par le froid. Sans faire le moindre bruit, Till posa une chaise sur le bureau et fit signe à Naëlle de grimper. Elle décrocheta la lucarne et s’y glissa comme le fil dans le chas d’une l’aiguille.
- On est revenu vous chercher, pas question de s’escarpater (4) sans vous, murmurait Blair. Châny est planqué en bas. Même s’ils sont pas très futés, faut pas traîner, ils sont de plus en plus nombreux.
- Je reste, il faut quelqu’un sur place pour en apprendre plus. Je vais me débrouiller pour vous donner du temps.
Coupant court aux protestations de ses amis, Till referma la lucarne. Il espérait ne pas avoir à regretter plus tard cette impulsion. Il redescendit la chaise, mit deux coussins sur le lit et jeta une couverture pour donner l’illusion d’un corps assoupi. Puis, il prit un livre et s’installa dans le fauteuil à bascule, l’oreille aux aguets.
L’attente ne fut pas longue, un garde entra avec un plateau qu’il déposa sur le bureau. Till ne releva pas les yeux. Le soldat jeta un regard circulaire, remarqua le lit occupé, et se retira sans un mot. Tout semblait calme à l’extérieur, ses amis devaient être à présent hors de danger.
Il ignora le plateau, l’idée seule de manger lui retournant l’estomac. Sous son crâne en effervescence, une question bousculait l’autre. Il tenta d’imaginer les possibilités offertes, le choix était restreint. À vrai dire il n’en dénombrait qu’une. Mais les siens accepteraient-ils de discuter ? Oui, certainement, mais qui enverraient-ils alors pour les représenter ? Till n’en avait aucune idée, il espérait sans trop y croire que sa mère resterait à l’écart. Personne n’avait écouté Grïmuld, le pauvre fou de la falaise ! Même lui ne l’avait pas pris totalement au sérieux. Quelle erreur ! Mais Wilma savait. « Elle » savait. Alors, pourquoi ? Pourquoi les avoir protégés pendant tant d’années pour les livrer au final aux étrangers ? L’idée même d’un tel abandon était inconcevable, « Elle » n’était pas comme ça.
Till ferma les yeux, découragé :
- Qu’est-ce que tu attends de moi, murmura-t-il, je suis perdu !
Une lueur fulgurante déchira ses paupières, « Elle » était là :
- La rencontre avec le continent était inscrite, l’entendit-il répondre. Je le désirais mais j’ai dû attendre longtemps. Très longtemps. L’enfant sauvé des eaux est l’enfant de la renaissance. Tu as une tâche à accomplir qui te demandera un grand sacrifice. Toi seul peut réussir et nous sauver tous.
- Quelle tâche ? Quel sacrifice ?
- Le moment venu tu le sauras. N’aie crainte, je serai toujours auprès de toi. À bientôt mon enfant.
Till soupira, balayant machinalement son front d’un revers de la main, comme si ce simple geste pouvait à lui seul gommer l’appréhension. Le message était au mieux équivoque et pour le moins obscur, il ne savait qu’en penser. « Elle » avait le don subtil de distiller le chaud ou le froid en quelques phrases sibyllines. Devait-il s’en réjouir ou pleurer ? Et pourquoi tout le monde s’obstinait-il à lui parler par énigmes ? Vraiment, il ne comprenait pas cet acharnement. Était-il plus bête que la moyenne ? Sans être une lumière, il ne s’estimait pas non plus totalement idiot ! Certes, il admettait ne pas être doué pour les devinettes, d’ailleurs Silha ne s’était pas privée pour le lui rappeler, mais tout de même ! Un nouveau soupir souleva sa poitrine. À bien y réfléchir, il préféra remettre à plus tard ses interrogations pour les soumettre à l’analyse experte de Châny.
Des voix provenant de l’extérieur attirèrent son attention. Intrigué, Till ouvrit discrètement la fenêtre juste à temps pour apercevoir les silhouettes de deux gardes disparaître à l’angle de la maison. L’agitation régnait partout, un va et vient incessant d’hommes en uniforme. Le martèlement frénétique des bottes étouffait en cet instant toute expression de la nature. La nuit avait chassé les nuages qui assombrissaient encore le ciel quelques heures plus tôt. Till se pencha un peu plus, il possédait une très bonne vue. Un peu à l’écart, en contrebas de la maison, les contours nets d’une ombre massive envahissaient le sable blafard de la plage. La lune irisait d’étincelles d’argent les écailles de son dos : une monstruosité de métal ! Sa tête, échouée gueule béante, épanchait un flot ininterrompu de militaires, de mécaniques qui se déplaçaient, se croisaient, s’arrêtaient, repartaient, livrées à elles-mêmes dans une confusion organisée. De gros insectes, dont le bourdonnement sourd agaçait l’oreille, s’échappaient par intermittence en essaims groupés en direction de l’intérieur des terres. Quelque part, un vol de corbeau s’égaya dans un froissement d’ailes.
Pas de voile, aucune rame, un corps effilé comme celui d’un poisson, cette chose extraordinaire se déplacerait-elle sous l’eau ? Till ignorait qu’une telle prouesse fut imaginable. Une évidence crispa brutalement son cœur : comment pourraient-ils se défendre contre une armée de mécaniques d’un tel niveau de virtuosité, eux qui ne possédaient que de simples outils et leurs mains ?
L’arrivée du gardien interrompit des pensées qui menaçaient d’anéantir le peu de courage auquel il se raccrochait encore.
- Suivez-moi, lança celui-ci. Réveillez la fille !
Irrité par l’immobilité du garçon, le garde se dirigea lui-même vers le lit. Sa main s’enfonça mollement dans les oreillers. Furieux, il arracha la couverture pour la jeter au visage de Till, beuglant si fort que les veines de son cou se dilatèrent sous la pression :
- Où est-elle, lança-t-il, certain que cette disparition allait lui retomber dessus.
Till haussa les épaules et prit l’air penaud de celui qui ne comprend pas. Le garde lui asséna une claque qui l’envoya rouler au sol.
- Debout, hurla-t-il.
Sonné, des papillons plein les yeux, Till se releva en titubant pour le précéder dans l’escalier.
En bas, la pièce était bondée. Au centre, Donovan écoutait d’une oreille attentive des hommes s’exprimant à tour de rôle. Probablement les éclaireurs attendus. De toute évidence les observations n’étaient pas celles espérées, Till le devina au tic nerveux agitant la paupière droite du technovateur. Rassemblés autour de la table, tous observaient une carte d’une précision remarquable. Les trois villages y figuraient, tout comme Gran-Cairn, le cirque de la Cascade, les deux rivières et tous les marais, criques et anses. Till s’inquiéta, ils étaient bien renseignés. Donovan posait des questions, sa main tapotant le papier quelque part entre Dhöl et Karnak. Il n’avait pas encore remarqué la présence du garçon, le garde restant discret. Till se déplaça imperceptiblement pour tenter de distinguer le sujet du débat : une plateforme caillouteuse s’élevant en pente douce au-dessus du chemin de Dhöl et courant jusqu’au pied de la montagne : le plateau des Ombelles. Le Technovateur tapa trois fois du doigt à cet endroit précis en donnant des ordres. Cinq militaires à un chevron doré, sortirent immédiatement. Till chercha du regard le Colonel mais la haute silhouette n’était pas présente.
- Ah ! s’exclama le Technovateur, le garçon ! Mais… où est la fille ?
Le garde bredouilla des explications confuses auxquelles Donovan mit un terme d’un geste sec. Il le congédia furieux avant de se ressaisir :
- Cet idiot s’est laissé berner par des enfants ! Lança-t-il d’un ton faussement amusé à l’assistance qui s’obligea à rire. De toute façon, reprit-il à l’intention du garçon, peu importe, bientôt vous serez tous réunis.
En parlant, il s’était rapproché du garçon, passant un bras paternel autour de ses épaules. Till tenta bien de se dégager mais l’autre le maintenait fermement :
- Je vais te poser quelques questions et j’aimerais que tu y répondes le plus clairement possible.
Le bras resserra son emprise. Till grimaça :
- Nous nous comprenons bien ?
Till déglutit péniblement en agitant la tête. Les questions qui suivirent n’avaient rien d’anodines. Le garçon aurait tout donné en cet instant pour posséder une fraction du sens de l’à-propos de son amie Naëlle. Il confirma les évidences, s’embrouilla dans les détails, éluda maladroitement les informations d’importance, avec suffisamment de maladresse pour enflammer les joues du technovateur qui peinait visiblement à conserver son calme :
- Ainsi donc tu veux me faire croire que tu ignores où se trouve en ce moment même toute la population de l’île ? Elle s’est soudainement volatilisée, peut-être ? Me prends-tu pour un sombre imbécile.
La patience de Till commençait également à s’émousser, il tenta une nouvelle fois de se dégager, l’autre l’étranglait presque.
- Et vous croyez, parvint-il à articuler, que j’aurais été assez stupide pour rentrer chez moi si j’avais eu la moindre idée de ce qui se passait ?
L’argument fit mouche, le technovateur relâcha sa proie, pensif. Le retour du Colonel offrit une diversion opportune :
- Avez-vous pris les dispositions nécessaires ?
Le militaire acquiesça d’un hochement de tête, la mine contrariée.
- Vous n’approuvez pas mes projets, je le vois bien à votre air renfrogné, Colonel. Sachez que je n’ai pas l’intention de perdre du temps en palabres inutiles avec des individus qui n’ont aucune idée des enjeux, ne vont s’employer qu’à défendre leur caillou et tenter de justifier le bonheur d’une existence de misère. Il nous faut des résultats rapides.
- Je tiens à ce qu’il soit officiellement noté par le Rapporteur, dit Karlov à l’adresse d’un homme installé devant un écran, que je désapprouve la stratégie envisagée de recours à la force. Le peuple libre de cette île n’a signé aucun traité d’alliance avec la Confédération. Rien ne justifie pour l’instant l’annexion de ce territoire. La charte des peuples, rédigée par les états souverains de la Confédération, stipule que « le droit du plus fort est incompatible avec l’intérêt général et ne peut honorer les principes d’une société civilisée », j’insiste sur ce dernier point.
- Vous avez fini ? ironisa le Technovateur. Vous êtes un idéaliste Karlov, je m’en doutais et j’en ai confirmation. Peut-être est-ce à cause de vos origines. Mais j’admire votre sens moral, vraiment, je suis sincère. Vous prenez à cœur l’intérêt des habitants de cette île et même, si cela me surprend, je l’entends. Vous êtes un vieil ours solitaire qui a passé plus de temps à réfléchir qu’à agir ces dernières années. La paix, c’est l’ennemi du soldat, dit-on. Si cela peut vous rassurer, je n’ai pas l’intention de me livrer à un massacre. Je ne suis pas un monstre, contrairement à ce que vous pensez. Je tiens simplement à ce que nos intentions soient bien comprises. Nul ne peut contester cela.
Karlov s’abstint de répondre. La mauvaise foi de Donovan était évidente, le discours s’adressait en réalité plus aux hommes qu’à lui-même. Il savait n’avoir aucun pouvoir sur terre, sa mission se limitant au commandement du navire, mais un élément inattendu était venu troubler sa réserve habituelle.
- La fille s’est enfuie, poursuivit le Technovateur. C’est très contrariant, il semble que vous ayez négligé la présence d’une lucarne dans le toit. Occupez-vous du garçon, inutile de l’interroger nous n’en tirerons rien. Emmenez-le sur le vaisseau et enfermez-le. C’est un otage, s’il s’échappe, je vous en tiendrai personnellement responsable.
Le Colonel claqua des talons et, se tournant vers Till :
- Allons-y, lança-t-il sèchement l’entraînant vers l’extérieur.
- Trois perches d’arpent : un peu plus de vingt et un mètre.
- Krakochère : animal mythologique de l’île qui possède une énorme tête aux yeux globuleux et d’immenses tentacules. Deux redoutables défenses sont plantées de part et d’autre de sa gueule. Animal à quatre pattes, son arrière-train évoque celui du phacochère rencontré sur le continent.
- L’amulette : de la famille des mascottes. L’amulette est un excellent animal de compagnie plein de charme.
- S’escarpater : s’enfuir
En tout cas c'est toujours un plaisir de suivre les aventures de Till, qui deviennent de plus en plus entrainantes. J'ai hâte de lire la suite.
A très vite
Claire
A très bientôt, je te souhaiterais bien une bonne nuit mais il est déjà le matin, alors j'espère que tu es plus en forme !
J'aime beaucoup l'idée que les envahisseurs ne soient pas tous des brutes sanguinaires et qu'il y ait des dissensions entre eux. J'ai un peu du mal à cerner Karlov, il paraît doué de bonnes intentions mais est-il vraiment un allié pour l'île ?
J'aime beaucoup l'utilisation du pdv de Sven. C'est vraiment une bonne idée.
Je ne m'attendais pas à ce que Naël comprenne aussi vite la langue des envahisseurs. J'imagine que ça va avoir son importance par la suite.
J'avoue que je n'ai aucune idée de où tu vas nous mener. Conflit ? Arrangement ? Quel sera le rôle de Till dans tout ça ? Il est censé avoir un rôle spécial, mais lequel ? Bref hâte de découvrir ce que tu nous réserves.
Une petite remarque :
"Me prends-tu pour un sombre imbécile." ? après imbécile ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis heureuse que tu n'aies pas toutes les réponses aux questions, même si j'imagine que tu dois pressentir l'arrivée de certains évènements. Effectivement Naëlle s'adapte immédiatement à la langue des envahisseurs, c'est son don éveillé dans la grotte qui le lui permet.
J'espère que la suite arrivera à te surprendre dans le bon sens et je reste attentive à toutes tes remarques pour corser l'intrigue.
Je ne suis pas encore allée visiter tes dragons, je termine mes lectures en cours (nombreuses) et je viens vers toi.
A très bientôt
(et les dragons attendront ahah)
Très bon chapitre, le suspense est là. On sent que ça va encore s'intensifier maintenant que Till est otage.
Contrairement à Romanticgirl, je n'ai aucune hypothèse quand à l'issue finale.
J'aime beaucoup les thèmes évoquées dans l'histoire, qui me font penser à Avatar.
L'idée du passage avec le pdv de Sven est très bonne mais je suis pas sûre qu'il soit sa place ici. (je m'attendais à ce qu'il intervienne plus loin dans le chapitre).
Je trouve aussi que ton style si aiguisé est un peu moins présent dans ce chapitre, comme si tu avais pris moins de plaisir à écrire l'écrire.
Ou tu en es dans la réécriture ?
A bientôt :)
Merci pour ton retour, je prends en compte ta remarque sur le pdv de Sven. Certains chapitres sont plus difficiles à écrire, peut-être parce qu'à ce moment de l'écriture, ils sont moins bien définis dans ma tête. Je peux passer plusieurs jours dessus et y revenir sans cesse. D'ailleurs, j'ai toujours tendance à revenir sur tout.
La réécriture prend du temps car je restructure le texte en découpant les chapitres, en en rajoutant d'autres. L'histoire demeure mais s'étoffe. J'en suis à Gran-Cairn, au moment de l'Assemblée extraordinaire, donc pas très loin de ce chapitre.
Encore un grand merci
A très bientôt
Je trouve au contraire que tu avances vite dans la réécriture.
Bon courage pour la suite :)
Tu nous proposes encore un chapitre très prenant avec beaucoup d'action. Je trouvais la reddition de Sven un trop rapide mais c'est intéressant d'avoir son point de vue au début du texte. Tu décris bien le décalage entre les deux univers, l'île qui vit en communion avec la nature et la technologie du continent et ses habitants dépourvus de compassion. D'ailleurs, dans l'incipit, j'imaginais Donovan plus aimable que Karlov. Je me suis trompée ! Les thèmes sont très modernes : la recherche du minerai et la quête du pouvoir qui rappelle les dystopies très à la mode en ce moment. Je pense avoir deviné la fin et le sacrifice de Till que tu annonces. Je vais bientôt la découvrir !
A bientôt.
Un grand merci pour ton indéfectible attention. à très bientôt.
j'ai bien apprécié ce chapitre qui ne manque pas de rebondissements, de tournant dans l'histoire. L'alternance entre narration et dialogues est bien dosée, selon moi. Les dialogues donnent un aspect plus direct à l'histoire et viennent alléger le texte. Je salue à nouveau ta constance, cohérence et fluidité.
Mes remarques:
- « au sortir de la grotte groggy…… comme au sortir d’un bain », redondance au sortir
- « Un martellement saccadé capta son attention, biches ? », je pense qu’il serait plus juste de mettre un point après attention.
- « L’agitation anormale de la forêt … les fourmis semblaient prises d’une frénétique agitation », redondance agitation
- « L’agitation anormale… Ce comportement anormal », redondance anormal
- « Il se repéra sans surprise au sortir du bois », encore au sortir
- « il aperçut le petit groupe se dirigeant vers la maison …il les observa se diriger vers la maison », redondance diriger vers la maison
- « d’aller pour trouver ce que, visiblement, ils étaient venus chercher…prenant visiblement plaisir à éterniser le silence », redondance visiblement
- « Vous n’approuvez pas mes projets, je le vois bien Colonel à votre air renfrogné », soit je mettrais une virgule après Colonel ou « vous n’approuvez pas mes projets, je le vois bien à votre renfrogné, Colonel »
Bien à toi
Je prends toutes tes remarques et je corrige. Tu as un œil perspicace et c'est une chance pour moi.