Il lui fallu reprendre ses esprits au plus vite. Il enfourcha son deux roues et parcouru la distance jusqu’à l’adresse de l’hôtel qu’il avait mémorisée.
Arrivé devant l’établissement étoilé, Martial préféra faire quelques dizaines de mètres supplémentaires pour garer son engin à l’abri des regards.
Il décrypta de son œil professionnel la façade de cet hôtel des années soixante. Les murs avaient besoin d’un bon rafraîchissement pensa-t-il en lui-même, peut être devrait il proposer ses services et ses compétences.
Il passa la porte d’entrée le plus discrètement possible ; il n’y avait pas âme qui vive dans le hall et personne pour l’accueillir derrière la banque d’accueil. Si cet hôtel avait obtenu un jour deux étoiles au guide Michelin, comme indiqué sur la devanture, cela faisait bien longtemps que ces astres avaient perdu leurs éclats.
Il évita de trop s’attarder et emprunta d’un pas agile l’escalier qui menait aux étages jusqu’au 3ème niveau. Le mail qu’il avait reçu indiquait chambre 314. Il avança lentement dans l’étroit couloir assombri, nul interrupteur ne signalant la possibilité d’illuminer les lieux.
La moquette au sol avait vécu, élimée et noircie sur la partie centrale, elle avait du voir déambuler des milliers de clients. Peu importait, elle couvrait le bruit de pas de Martial, ce qui lui permettait d’avancer tout à fait anonymement.
Arrivé devant le numéro 314, il hésita avant de frapper et colla d’abord son oreille contre la porte. Une conversation parvint à son oreille sans qu’il n’en comprit le moindre mot. Apparemment il devait s’agir d’un dialecte chinois, peut être du mandarin, dans tous les cas il lui était impossible de comprendre un traître mot de la conversation.
Le professeur parlait mais Martial n’entendait pas les réponses de son interlocuteur; il devait donc converser au téléphone. Martial laissa quelques minutes s’écouler jusqu’à comprendre que la discussion venait de prendre fin.
Sans prendre le soin de frapper à la porte, Martial se précipita dans la chambre, interpellant son occupant de manière assez brutale; ce dernier eut un mouvement de recul très vif, la peur dans le regard.
« Professeur, excusez mon intrusion mais je dois vous parler impérativement »
« Martial, je ne vous ai jamais invité à me rendre visite à mon hôtel, qu’y a-t-il de si urgent pour justifier cette attitude ? ». Passé le premier instant d’effroi, le professeur avait tout de suite retrouvé sa sérénité habituelle.
« J’ai essayé de vous proposer un nouveau voyage mais vous n’y êtes pas disposé apparemment. »
« Effectivement Martial, vous ne vous en rendez pas compte mais je gère votre progression dans cette expérience et je ne peux pas vous laisser agir à votre guise, ce serait trop dangereux. Nous sommes en train de respecter un protocole médical, même si vous cela vous semble être un jeu pour vous »
« Professeur Pingh, ce n’est pas un jeu, c’est de ma vie dont il s’agit. C’est vous qui ne vous rendez pas compte jusqu’où nous sommes allez dans ce que vous appelez le protocole. Je peux changer ma vie, j’en suis sûr désormais et je suis venu aujourd’hui vous trouver pour mener l’expérience ultime »
« Qu’entendez-vous par expérience ultime ? »
« Je veux tenter le grand saut, comment vous dire, je veux un ALLER SIMPLE…. ! je veux rester dans ce passé et revivre ma vie… »
Après quelques secondes, les yeux perdus dans le vague, comme s’il revivait intérieurement ses propres paroles, il rajouta, un ton plus bas :
« …revivre ma vie avec elle »
« Martial, attendez, je vous arrête, vous ne revivrait rien du tout, c’est une expérience médicale que vous êtes en train de faire et rien d’autre. Vous avez cette sensation de revivre mais ce n’est pas le cas, ce n’est absolument pas le cas. Vous ne faites que revoir des épisodes de votre propre passé. C’est une thérapie que nous faisons, rien d’autre. »
« Je ne vous crois pas une seule seconde. Je sais les émotions, les sensations et les sentiments que je ressens une fois dans le passé et je peux vous dire que cela est parfaitement réel. Je suis capable de faire des choses, de bouger, de réfléchir et d’aimer. Comment voulez vous que ce soit quelque chose de virtuel. »
« Tout cela est tout à fait normal car le but de la démarche est de vous transposer dans votre subconscient en vous détachant totalement de la réalité pour vous libérer des freins psychologiques. A moins que … »
Le professeur avait laissé sa phrase en suspend, sa main gauche en train de lisser sa courte barbe poivre et sel, les sourcils froncés accentuant la réflexion qu’affichait son visage.
« A moins que …. »reprit son interlocuteur pour l’inciter à ne pas couper le fil de son explication.
« Tout simplement à moins que vous ne m’ayez pas tout dit sur ce que vous avez trouvé dans votre passé, mis à part ce flirt avec une jeune fille adolescente. »
Martial sentit tout à coup sa gorge se serrer brutalement, comme quand il était encore enfant et que ses parents le prenaient en flagrant délit de mensonge. Il est vrai qu’il n’avait pas tout dit au professeur, loin s’en faut car il craignait que ce dernier eut arrêté l’expérience, ne serait-ce que pour sa sécurité.
En effet, les éléments compromettant du passé mettaient sa vie en danger trente années plus tard, sans qu’il ne sache précisément pourquoi. Il devait donc continuer seul cette aventure sans impliquer ni le professeur, ni son ami d’enfance, ni sa famille.
Il n’avait pas menti mais avait omis de parler de pas mal de choses que lui avaient révélées ses voyages dans le passé. Il était trop tard maintenant pour en parler, trop tard pour les exposer à Pingh sans que cela ne perturbe ce dernier quand au bon déroulement des tests à venir.
Il se demanda si le professeur avait encore beaucoup de pilules en stock, s’il les conservait dans cette chambre d’hôtel ou dans un autre endroit du laboratoire dans lequel ils faisaient leurs essais.
D’un rapide regard autour de lui, il se rendit vite compte que la chambre ne comportait rien de particulier, comme une chambre d’hôtel classique. Il pensa qu’il y avait certainement un coffre dans lequel le professeur devait mettre en sécurité les médicaments.
« Professeur, je n’ai rien à vous dire de plus sur mes précédents voyages. Tout c’est remarquablement bien passé jusqu’à présent et je voudrait tenter le grand voyage »
« Martial, je vous répète qu’il n’y a pas de grand voyage mais puisque vous parlez d’aller simple, je peux vous dire que si vous vous exposez à une surdose de médicaments, c’est votre santé qui va en dépendre, peut être même votre vie. »
« Je ne vous crois pas, les sensations que je vis dans le passé me semblent bien plus réelles que celles du présent. Je veux vivre cela plus longtemps, plus intensément, c’est tout …. »
« et je ferai n’importe quoi pour la retrouver »
« Martial, je ne vais pas accéder à votre demande. C’est vraiment trop dangereux. Vous n’êtes pas en état psychologique apte à poursuivre. Ce que vous ressentez dans le passé est tout simple. Vous replongez dans l’état d’esprit que vous aviez à dix huit ans. Vous étiez plus insouciant, plus positif face à la vie qui s’offrait devant vous. C’est juste cela qui vous donne l’impression d’être mieux dans le passé. Mais vous seriez rattrapé par la réalité quoi qu’il en soit tôt ou tard.»
« Peu importe, laissez moi revivre cela, s’il vous plaît, professeur »
« Martial, j’ai beaucoup d’estime pour vous mais nous n’irons pas plus loin pour le moment »
Le quadragénaire s’approcha de la fenêtre comme pour s’isoler un instant, sortir de cette discussion qui ne le menait nulle part. La façade de l’hôtel donnait sur une rue piétonne et peu fréquentée. En vis-à-vis, aucun commerce ne faisait face, ce qui offrait sans doute un maximum de calme aux chambres de l’hôtel.
Trois étage plus bas, un jeune couple se tenait assis sur un recoin mural qu’offrait l’immeuble d’en face. Il lui sembla que les jeunes gens étaient mineurs et craignaient les regards alentours, comme pour se cacher des rares passants qui déambulaient. Après maintes hésitations, ils finirent pas rapprocher leurs lèvres.
Martial se retourna brusquement vers le professeur. Le ton était maintenant cassant et ferme ne laissant pas de doute sur sa détermination :
« Ecoutez , professeur, vous allez me remettre ta totalité des pilules dont vous disposez »
« Il n’en est pas question, Martial, c’est une pure folie. Si vous ne respectez pas la progressivité des doses c’est votre santé qui en pâtira, je peux vous l’assurer »
« Professeur, vous allez me dire où se trouve votre stock de médicaments et tout ce passera bien. Je fais mon aller simple et vous n’entendrez plus parler de moi. »
« Vous ferez un aller simple parce que vous n’en reviendrez pas vivant, tout simplement. Personne n’a jamais fais cela avant vous, ne le tentez pas s’il vous plaît »
« Je vais le tenter et si je ne reviens pas c’est tout simplement parce que j’aurai prouvé que l’on peut revivre son propre passé ».
« Dois-je vous répéter que vos voyages dans le passé ne se vivent pas mais sont tout simplement dans votre tête. Vous ouvrez votre subconscient et rien de plus »
Par un geste qu’il ne voulait pas violent mais qui surprit le vieil homme, Martial réussit sans difficulté à faire une clé au bras gauche de son interlocuteur. Dans la rapidité du mouvement, les deux hommes roulèrent involontairement sur la moquette de la chambre.
Martial n’avait pas prémédité ses faits et gestes et fut surpris que le vieil homme n’oppose pas plus de résistance. Aucune agressivité ne se dégageait de ce corps à corps ; Martial détacha sa ceinture et ligota les poignets de Pingh.
Il releva le professeur sans difficulté et le bascula sur le lit, puis lui lia solidement les chevilles à l’aide des cordes à rideaux. Toujours impassible, le professeur n’affichait ni crainte ni envie de se défendre fasse à son agresseur. Au contraire, il observait son patient comme si ce qui était en train de se dérouler dans cette chambre faisait partie intégrante du protocole. Il donnait l’impression d’avoir attendu ce moment et d’être maintenant en situation d’observation médicale.
Martial était comme sonné par cette situation inédite. Il fallait maintenant aller jusqu’au bout de sa démarche. Il se mit à observer la chambre minutieusement, ouvrit soigneusement les tiroirs, les placards. Il ne semblait pas y avoir de coffre, pas étonnant étant donné le manque de standing de l’hôtel.
Au final, il savait qu’il faudrait fouiller dans les affaires personnelles de l’occupant de la chambre et c’est ce qui le gênait le plus. Par avance il s’en excusa :
« Professeur, je vais devoir chercher dans vos affaires personnelles »
Ce dernier avait adopté la position du praticien qui écoute, analyse les dires de son patient, étudie ses gestes sans opposer une quelconque contestation ni faire de commentaire.
Martial posa la valise sur le rebord du lit. Heureusement le cadenas à clé de celle-ci était resté ouvert, ce qui lui évita une fouille corporelle.
Il entreprit de déposer les affaires personnelles sur le lit, dans leurs mêmes dispositions, comme pour insister sur le respect qu’il avait de leur propriétaire. Comme dans les films, il inspecta le contenant une fois vide, à la recherche d’un double fond ou d’une poche cachée. Sans succès aucun, il entreprit de replacer toutes les affaires personnelles, avec le même respect affiché que lorsqu’il les avait sorties en jetant un regard d’excuse au professeur, toujours impassible.
Il était inutile de se jeter à corps perdu dans cette quête du graal. La tranquillité du professeur était la preuve flagrante qu’il faisait fausse route dans ses recherches. ll fallait réfléchir. Le professeur devait sûrement garder les pilules sur lui par sécurité. Que portait-il de commun à chacune de leur rencontre, quel vêtement ou quel accessoire avait il avec lui à chaque expérience.
Il passa en revue mentalement la description du professeur : montre, sacoche, ceinture. Tout était possible mais il fallait aussi que le professeur puisse se séparer de ses pilules rapidement en cas de besoin.
Evidemment, il aurait dû y penser plus tôt. Le couvre chef du professeur était accroché à la patère dans l’entrée de la chambre. Martial s’en saisit et le passa en revue sous toutes ses coutures. Sans trop de difficulté, on pouvait voir que le fond du borsalino avait était recousu à plusieurs reprises. C’était donc là que se trouvait la cache magique.
Martial pris le soin de se mettre à l’écart pour poursuivre son œuvre ; il s’absenta quelques instants dans la salle de bain et s’équipa d’un ciseau pour détacher le plus proprement possible le tissus.
Des dizaines de pilules se trouvaient là à sa disposition. C’était comme si l’accès à un autre monde s’offrait à lui. Son visage s’illumina, comme celui de Bradley Cooper dans Limitless, son film préféré.
Soudainement, la voix du professeur lui parvint de la chambre :
« Martial, tu pourrais être mon fils, je t’en conjure, ne fais pas ça, c’est du suicide. » Le professeur avait adopté subitement le tutoiement comme pour briser la glace et entrer dans la zone affective de son patient.
Avant que Mr Pingh n’ait pu en dire davantage, Martial était déjà en train de le bâillonner à l’aide d’un lambeau de drap.
« Désolé, professeur, je continue l’aventure tout seul » Sur ces mots et sans autre formule, il quitta la pièce, retourna le panneau sur la poignée de porte, côté : « NE PAS DERANGER »