Chapitre 23 : Au rapport !

Par Elly

  —  Je suis dans un des salons de l’académie. Je révise mes runes. Puis il y a une météorite qui s’écrase sur la table, raconta Thalion.
  —  Hmm… intéressant. Continue, l’encouragea Camille.
  —  La météorite s’ouvre et de l’intérieur sort un élève qui hurle « C’est de ta faute ! ». Je lui réponds que je n’ai jamais triché aux contrôles de runes. M. Pradel surgit d’une armoire en maillot de bain et chante « À mort les corbeaux ». Je me lève de ma chaise, agacé par le bruit, et Eris me fait un câlin…
  —  Ah ! Peut-être cherche-t-elle à te faire comprendre qu’elle regrette…
  —  … pour me planter un couteau dans le dos.


Camille râla à propos de la redondance des faits en finissant d’écrire l’histoire dans son petit carnet, le stylo dans une main, une tartine dégoulinante de confiture d’abricot dans l’autre. Thalion l’observa, blasé, ne sachant s’il avait envie de l’étouffer avec son calepin ou de sauter par la fenêtre. Camille s’attendait à quoi ? Ses nuits étaient un condensé de traumatismes !
Il était huit heures de matin, et comme les précédentes matinées, son colocataire exigeait qu’il détaille ses rêves, non seulement pour s’assurer qu’Eris ne l’avait pas de nouveau contacté, mais aussi pour les consigner dans un carnet et les comparer au cas où un message de sa part s’y serait glissé. Thalion avait beau ronchonner ou se plaindre, il avait interdiction de quitter la table avant d’avoir résumé ses cauchemars. Il avait fini par accepter sa sentence pour avoir osé leur cacher sa conversation avec Eris. Accompagné par le brouhaha de la salle à manger embaumée par l’odeur des pancakes bien cuits, Thalion dévoilait les mystères de son subconscient en mangeant son bol de céréales, attentivement écouté par Nohan et Cally. Si Camille s’était offusqué d’apprendre que celle dont il cherchait à se venger l’avait contacté sans qu’il ne dise rien, ses deux amis ne lui avaient pas adressé la parole du week-end. Leur colère étant légitime, Thalion se contentait d’attendre patiemment d’avoir purgé sa peine et de retrouver grâce à leurs yeux. 


  —  Ça fait plusieurs fois qu’Eris le plante dans un rêve, c’est peut-être un indice, analysa Cally.


Thalion se pinça l’arête du nez devant cette hypothèse farfelue.


  —  Ou alors, c’est juste une métaphore de la trahison que j’ai subie et que mon subconscient n’arrive pas à digérer.


C’était la raison la plus logique, mais Cally et Camille le toisèrent comme s’il n’avait pas son mot à dire concernant ses rêves. La magérienne plissa les yeux en buvant son chocolat chaud, l’air de se demander s’il ne cachait pas quelque chose. Thalion avait envie de se noyer dans son bol. 


  —  C’est le sort qu’on réserve aux cachottiers, ricana Apocryphos. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.


Hélas, il avait raison. Malgré tout, Thalion fixa avec insistance Nohan, assis à côté de Cally, en train de tartiner sa tranche de pain de beurre, dans l’espoir d’obtenir son soutien. Une simple réaction aurait suffi, mais son ami ne broncha pas d’un poil. 
Si Cally commençait à jeter l’éponge, Nohan ne décolérait pas. Contrairement à leurs précédentes disputes, sa colère se manifestait par une froide indifférence. Chacune des tentatives du maudit pour lui parler était ignorée. Nohan ne lui adressait pas un regard. Thalion préférait encore se faire houspiller que de subir ce traitement.  


  —  Alors, Thalion, tu t’es fait démembrer ou poignarder par Eris, cette nuit ? s’enquit une voix.


Une main se posa sur les épaules du magérien qui se raidit. Enfer et damnation. Une main non identifiée venait de pénétrer son espace vital et d’entrer en contact avec son anatomie. Quel était l’objectif de cette proximité non désirée ? Une tentative de rapprochement vouée à l’échec ? Une prise pour lui luxer l’épaule ? Que devait faire Thalion ? Repousser ce corps étranger ? Le brûler ?


  —  Léosus, retire ta main de son épaule. Il est à deux doigts de faire une syncope, lança Nohan sans détacher les yeux de sa tartine.


Léosus obéit en pouffant devant le regard noir de Thalion.


  —  Mince, pardon. J’avais oublié qu’il n’était pas très tactile.


Il s’assit autour de la table ronde entre Nohan et Cally. Cette dernière le scruta intensément, l’air sérieuse.


  —  Léosus, je crois que tu fais désormais partie des rares personnes immunisées contre la peur qu’inspire Thalion.
  —  C’est vrai que tu n’es plus aussi mal à l’aise qu’avant, constata Camille.


Léosus afficha un sourire conspirateur en saisissant la carte du petit-déjeuner. 


  —  Vous avez remarqué ? Ça m’a pris un peu de temps mais à force de le fréquenter, on se rend compte qu’on ne risque pas grand-chose. Comme me l’a dit, Nohan, en réalité, il se rapproche plus d’un chaton effrayé qu’autre chose.


Ce parallèle amusa toute la tablée, sauf Thalion qui serra sa cuillère dans sa main. Deux choses lui vinrent en tête. Tout d’abord, il était visiblement un sujet de conversation pour Nohan. Ensuite, c’était vraiment comme ça qu’il le décrivait aux autres ? Et sa dignité, dans tout ça ?
Il foudroya Nohan du regard qui prit soin de l’ignorer en croquant dans sa tartine. 


  —  T’avais rien de mieux comme image pour me décrire ? lui reprocha-t-il, vexé.


Nohan pivota vers le reste du groupe.


  —  Je ne sais pas pourquoi, j’ai cru entendre un chaton feuler…


Les magériens s’esclaffèrent. Thalion plongea rageusement sa cuillère dans ses céréales. Nohan devenait sacrément insolent quand il était en colère.
Chacun savourait la délicieuse nourriture qui leur était servie. Les garçons charrièrent Cally et sa moustache de chocolat au lait, et Léosus qui ne lésina pas sur la dose de sirop d’érable. 


  —  Moquez-vous de moi autant que vous voulez, je maintiens que c’est le minimum pour apprécier ce plat, assura-t-il en contemplant avec avidité le coulis d’or qui dévalait les pancakes. Maintenant, je suis prêt pour écouter le rêve de Thalion.


  —  Attendez, je veux l’entendre aussi ! 


Aglaé surgit près d’eux, essoufflée, et s’assit à côté de Nohan. Le matin suivant leur escapade, elle et Léosus eurent la drôle de surprise de voir quatre magériens, dont les petits yeux fatigués fusillaient l’un d’eux comme s’il avait commis un crime. Cacher la raison de leur dispute flagrante était inutile alors ils la révélèrent à Léosus et Aglaé qui tombèrent des nus. Une prise de contact avec Eris, la meurtrière et responsable du carnage des dortoirs, ce n’était pas rien. À cause d’elle, la classe traumatisée d’Aglaé fut dispersée, et Léosus en gardait une cicatrice sur son visage. Autant dire qu’ils comprenaient la colère des magériens. 
En voyant Aglaé hors d’haleine, Cally ne se priva pas de la taquiner.


  —  Toi, tu t’es rendormie après avoir éteint ton réveil. 
  —  Tu aurais dû me réveiller, râla-t-elle. Je dors mal à cause d’Ema qui parle dans son sommeil. J’ai cru que j’allais rater le petit-déjeuner et le compte rendu matinal des rêves de Thalion.


Le maudit se renfrogna, fâché que les films de son inconscient aient désormais un public. 


  —  Mes rêves sont devenus une propriété publique ou quoi ? Je n’ai plus aucune intimité, maugréa-t-il.


Personne ne prêta attention à ses grommèlements. Camille lut avec joie le rapport onirique pour mieux en rire ensuite avec Léosus qui s’esclaffa en imaginant M. Pradel en maillot de bain. Aglaé releva avec amusement que Thalion était assidu en runes au point de réviser la nuit. Ce dernier remarqua la tristesse qui colora leurs iris un bref instant, avant qu’un éclat de malice ne la chasse. Même si être ainsi surveillé était désagréable, il leur était reconnaissant de ne pas s’attarder sur les tendances morbides de ses cauchemars. Les exposer était déjà difficile, mais préférait encore être moqué que d’être plaint.
Après quelques blagues, Léosus prit soudain un air sérieux.


  —  N’empêche, si Eris peut le contacter en rêve, c’est que l’arbre est affaibli. Ça ne vous inquiète pas ?


Mis à part Camille qui haussa les épaules et Nohan qui l’ignorait, les deux filles jetèrent un coup d’œil à Thalion. Camille et Léosus ne savaient pas qu’il s’occupait de fortifier l’arbre plusieurs fois par semaines. Néanmoins, il était difficile d’établir à quel point ses sorts agissaient. Thalion espérait que ce soit suffisant pour empêcher Eris de joindre qui que ce soit, mais rien n’était sûr. Et ce n’était pas le plus inquiétant :  l’auteur de la malédiction courrait toujours. 
Le visage d’Aglaé s’assombrit, consciente de cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête, et de celle de sa mère. Thalion n’avait pas vu de nouvelle marque maudite lors de ses passages, signe que le coupable n’était pas repassé à l’action, mais les choses pouvaient changer à tout moment. Pour assurer leur protection, le complice d’Eris devait être démasqué coûte que coûte. Encore faudrait-il savoir comment s’y prendre…
Léosus se frotta la nuque, mal à l’aise devant leurs mines lugubres et le silence pesant qu’il s’était installé.


  —  Désolé, je ne voulais pas gâcher l’ambiance…


Aglaé se détendit, lui adressant un doux sourire.


  —  Ne t’en fais pas, on compte sur les professeurs pour nous protéger. 
  —  C’est vrai qu’ils sont balèzes, reconnut Léosus. Sans eux, il y aurait eu des morts lors de l’assaut des Néphalins.
  —  Et puis, la sécurité de l’académie a considérablement été renforcée, du moins suffisamment pour ne plus laisser un idiot et sa clique se mettre en danger impunément…


Camille frémit en repensant à l’araignée géante tandis que Thalion fronça du nez comme si son odorat se rappelait de l’haleine fétide du crapaud. Et dire qu’il y avait d’autres Nyctoplasmes sur l’île qui leur étaient inconnu… Thalion n’était pas pressé de faire leur rencontre.


  —  Vu leur sanction, ils ne risquent pas pouvoir recommencer ! les taquina Léosus.


Les trois colocataires de Sombrécorce soupirèrent. Un interminable sermon de Mme Luciphella jusqu’à l’aube n’avait pas suffi, une deuxième peine en guise d’exemple leur avait été imposée. Tous les élèves avaient le loisir de l’admirer chaque soir, ce qui revenait à crier sur tous les toits qu’ils avaient enfreint les règles.


  —  Je crois que j’aurais préféré être collé… se plaignit Camille.
  —  Quand je vois ça, je me dis que je suis bien content de ne pas avoir été avec vous cette nuit, avoua Léosus.


Si lui et Aglaé avaient compris qu’ils étaient sortis la nuit dans un objectif précis, ils n’avaient pas cherché à savoir lequel, flairant sans doute les problèmes. Ce n’était pas plus mal. Ils fuiraient sur le champ en apprenant que Thalion se renseignait sur l’Enfant Sanglant.


  —  Nohan, toi qui détestes attirer l’attention, tu dois regretter de côtoyer Thalion, plaisanta Léosus. 
  —  Je ne m’imaginais pas enfreindre autant de fois les règles, à l’époque…
  —  Et si tu avais su, tu aurais fait le même choix ?


Thalion se crispa, sa cuillère suspendue dans les airs. Si ses yeux ne quittaient pas son bol, ses oreilles étaient grandes ouvertes. L’appréhension noua son estomac pendant qu’il attendait fébrilement la réponse de son ami, ne sachant comment il réagirait si elle s’avérait négative. Nohan prit le temps de boire son verre de jus d’orange.


  —  La question ne se pose pas.


Thalion ravala un grognement de frustration qui n’échappa pas à Léosus et son sourire espiègle.


  —  Tu ne veux pas répondre parce que Thalion est là ou parce que tu veux continuer de faire la gueule en bonne et due forme ?
  —  La question ne se pose pas, répéta-t-il, les lèvres pincées.
  —  Sinon, t’as qu’à me le dire dans l’oreille, lui suggéra Léosus avec malice.


Thalion s’attendait à ce que Nohan réitère son refus, mais contre toute attente, il se rapprocha pour lui souffler dans l’oreille sa réponse. Cally, Aglaé et Camille étouffèrent un rire devant l’air outré du maudit. 


  —  Hm, je comprends, acquiesça Léosus. Et pour ce qui est de ma première question…
  —  Eh ! C’est quoi ces cachotteries ? s’insurgea Thalion. Vous êtes en train de faire exactement ce qui m’est reproché ! 
  —  Techniquement, non, puisqu’ils sont deux à être au courant et que leur messe basse n’implique pas une magérienne aux cheveux roux… rétorqua Aglaé, pour son plus grand déplaisir.
  —  Par contre, nous, on n’a aucune raison d’être aussi exclu, remarqua Camille, curieux.
  —  Nohan ne désire se confier qu’à moi, contra Léosus. 


Pas besoin d’être un géni pour comprendre que c’était de la provocation. Le sourire en coin de Nohan était un bon indicateur, et l’attitude de Léosus ne trahissait aucune méchanceté, ce qui irrita encore plus Thalion. Il se fichait que Nohan se confie à d’autres personnes que lui, il n’avait pas le monopole. Mais quand c’était devant lui, à son sujet…
Il grinça des dents lorsque Nohan se pencha de nouveau vers Léosus. Le regard de ce dernier s’éclaira en entendant sa réponse.


  —  Oh, je vois. C’est très intéressant, tout ça. On en reparlera pendant le club de cuisine.
  —  Non, la dernière fois, on s’est fait gronder parce qu’on parlait trop, ronchonna Nohan.
  —  Ah oui, je m’en souviens, t’es devenu tout rouge en bafouillant des excuses, se moqua Léosus.


Thalion sentit sa patience atteindre à sa limite. 


  —  J’en connais un qui regrette de ne pas avoir choisi le club de cuisine, le charria Cally.
  —  Justement, j’y ai remédié il y a quelques jours, mentit-il.


Le mensonge lui avait échappé sans le vouloir, et la désinvolture avec laquelle il les prononça prit tout le monde de cours. Cependant, Thalion ne regretta pas quand Nohan plongea son regard dans le sien pour la première fois depuis leur dispute.


  —  Je n’aime pas les mensonges, critiqua son ami.


L’agacement perceptible dans sa voix amusa Thalion qui esquissa un sourire.


  —  Dans ce cas, tu ne seras pas déçu en me voyant arriver à l’atelier.


Nohan plissa les yeux. Thalion devinait qu’il évaluait la sincérité de ses mots. Heureusement qu’il était un bon menteur. Assez pour que son assurance le fasse douter. Et Thalion comptait bien faire de son mensonge une vérité. 

Pour cela, il devait passer une épreuve cruciale : convaincre M. Vandré.
Tout en parcourant les couloirs vides, Thalion réfléchissait à des arguments pour persuader l’enseignant de l’autoriser à changer de club. Si, l’année dernière, Mme Luciphella avait tenu à vérifier le nouveau choix d’atelier de Camille et lui, en réalité, la gestion des clubs incombait au professeur principal. Outre cette situation exceptionnelle, Thalion n’avait jamais entendu parler d’un changement de club en cours d’année, et sa relation avec M. Vandré n’était pas au beau fixe, ce qui réduisait ses chances d’être écouté. Même si le nombre de remarques humiliantes avait diminué depuis que l’adolescent se passait de baguette, l’animosité du professeur à son égard subsistait. Mais Thalion n’abandonnerait pas pour si peu. Avec un angle d’attaque, il avait bon espoir d’y arriver. Le pathos ne fonctionnerait pas sur M. Vandré, il devait opter pour une approche rationnelle.


  —  Ce qui n’est pas rationnelle, en revanche, c’est la raison qui te pousse à changer de club, retentit une voix narquoise dans son esprit.


Thalion roula des yeux. Apocryphos était aussi insupportable que ses pensées parasites qui nourrissaient son anxiété.


  —  Tu me vexes, mortel. Comparer ma parole divine à ces ruminations mentales désagréables… Tu râles alors que n’importe qui serait fou de joie d’avoir l’honneur de parler à un Immortel, ou ne serait-ce que d’entendre ma voix.
  —  Fou de joie de parler au dieu de la mort ? J’en doute. Et puis, l’exaltation serait plutôt due à l’absence de signe de votre part depuis des siècles.


Son ton sec trahissait les reproches que contenaient ses mots. Thalion n’avait pas encore abordé ce sujet avec la déité. Le moment ne lui avait jamais paru propice, et au fond, il redoutait de connaître la réponse. Chaque fois qu’il songeait à cet abandon, il sentait sa colère remuer comme une vague, mais s’énerver ne servirait pas à grand-chose, à part attirer les Ombres.  
Sans doute la Apocryphos était du même avis car il ne s’attarda pas dessus, préférant revenir au sujet initial.


  —  Et donc, tu vas te prendre la tête avec ton professeur principal pour un égo blessé ? 


Thalion ouvrit brusquement la porte le menant à l’étage. Il n’appréciait pas la tournure que prenait cette conversation.


  —  J’en ai juste marre qu’il me fasse la gueule, alors je vais le brusquer un peu. 


Apocryphos ricana.


  —  Tu as beaucoup de défauts, mortel, mais je ne m’attendais pas à y trouver la lâcheté. Assume que tu es jaloux de l’attention qu’il donne à Léosus alors que tu ne récoltes que de l’indifférence depuis plusieurs jours. 


Le regard de Thalion s’assombrit par la rage. Un élève, qui le croisa par hasard, parti en courant. S’il avait été plus attentif, il aurait remarqué les oreilles rosies du maudit. Il pressa le pas pour rejoindre la classe dans laquelle M. Vandré enseignait, lui offrant une porte de sortie à cette discussion déplaisante. 
La sonnerie retentit. Les élèves se déversaient dans le couloir pendant que Thalion attendait sagement près de la porte. Celle-ci s’ouvrit, dévoilant des magériens agités se dépêchant de ranger leurs affaires. A cette ribambelle de visages inconnus que Thalion n’avait jamais vu, même parmi ses ainés, il devina qu’il s’agissait des premières années. Il se demanda quelle était le nom de leur classe. Était-il aussi ridicule que le sien ?
Un groupe de garçons s’avança vers la sortie. Ils râlaient entre eux, jusqu’à ce que leur attention se porte sur le maudit. Ils détaillèrent d’abord son visage parsemé de tâches de rousseurs, rendus intimidant avec ses piercings et ses yeux noisette impénétrables. Puis leurs regards suivirent naturellement le chemin vers son signe accroché sur la poitrine. Thalion s’amusa de les voir blêmir à mesure que le symbole du corbeau s’imprimait dans leurs rétines. Ils semblaient avoir cessé de respirer. Les ainées avaient toujours eu quelque chose d’impressionnant aux yeux des cadets. Couplé à la peur qu’inspirait Corvus, l’effet était particulièrement pétrifiant. Leurs camarades de classe les pressèrent de dégager le passage, mais ils demeuraient aussi immobiles que des statues de glace. 
Thalion croisa les bras en s’appuyant nonchalamment contre le mur, avant de leur adresser un sourire sarcastique. Les garçons sursautèrent comme si cette grimace sardonique était celle d’un ogre sur le point de les manger, et ils s’enfuirent à tout allure, se retrouvant à l’autre bout du couloir en un battement de cils. En sortant à leur tour, les élèves comprirent leur attitude et les suivirent dans leur sillage. Thalion pouffa. Effrayer les plus jeunes avait quelque chose de satisfaisant. Ils rappelaient à l’adolescent l’enfant de la librairie qu’il avait terrorisé avant sa rentrée à l’académie. Thalion avait l’impression que des années s’étaient écoulées depuis. Le temps passait si vite…


  —  Le temps qu’il te reste à vivre aussi, rétorqua Apocryphos.


Le dieu de la mort avait le chic pour réduire le moral des gens en deux secondes.
La classe vidée de ses élèves, Thalion pu pénétrer dans la pièce. M. Vandré était debout devant son bureau en bois, en train de trier un tas de feuilles. Il lui jeta à peine un regard avant de lancer :


  —  M. Connor. Vous devriez être en cours.
  —  Ma professeure de rune est malade, elle a la coin-coincturiose.


Si un rhume aurait pu être soigné à l’aide d’une simple potion, la coin-coincturiose n’avait pas de remède, à part le temps. La maladie n’était pas grave et durait généralement quelques jours, mais conféraient une voix de canard à la victime. En clair, il était impossible pour Mme Klaim de faire cours sans que la classe explose de rire. Thalion avait décidé de profiter de son temps libre pour convaincre le professeur pendant que ses amis assistaient à leurs cours d’option.
Un rictus méprisant tordit les lèvres de M. Vandré.


  —  Je vois. Et vous n’avez rien trouvé de mieux à faire pour vous occuper que de venir me déranger ? 


Thalion s’obligea à garder une expression impassible, serrant les dents pour retenir les sarcasmes de fuser. Il n’aurait jamais cru prendre un jour le temps de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler. Il devrait songer plus souvent à appliquer cette expression… 


  —  Je voulais discuter avec vous à propos des clubs. 


M. Vandré leva les yeux des feuilles pour les fixer sur lui. Il soupira en s’asseyant sur sa chaise. Prenant son silence pour un assentiment, Thalion s’avança jusqu’à son bureau. M. Vandré entassa les feuilles ensemble avant de lui accorder plus d’attention.


  —  Je vous écoute, M. Connor. 
  —  En fait… J’aimerais changer de club.


Aucun d’eux n’aimait tourner autour du pot, autant rentrer dans le vif du sujet. M. Vandré fronça les sourcils.


  —  Pourquoi souhaitez-vous cela ? Mme Soribel ne m’a signalé aucun problème. 
  —  Trier des objets ne me plaît plus… 


L’enseignant ricana devant la réponse évasive de Thalion.


  —  Votre culot m’impressionne. Vous imaginiez sincèrement qu’une telle explication suffirait ? Si c’était le cas, les élèves changeraient d’atelier toutes les semaines. Il va falloir trouver une meilleure excuse que ça, M. Connor. 


Thalion se retint de faire la moue. C’était prévisible, mais au moins, il avait tenté. Il se creusa la cervelle pour trouver une idée plausible. Il songea à évoquer son harcèlement, mais il s’y refusa. En parler à M. Vandré le rebutait plus qu’autre chose, et mentir dessus aussi. Il n’avait aucune raison de changer de club. Les autres membres maintenaient leurs distances, ce qui ne gênait pas le moins du monde Thalion. Avec Camille et Maximilius, on pouvait même dire qu’il s’amusait. 


  —  Je n’ai pas toute la journée devant moi, s’impatienta M. Vandré. Soit vous me dites la vérité, soit vous partez d’ici.


Cette pression n’aida pas Thalion à trouver une excuse plausible. Nerveusement, il tritura la bague à son indexe. Il avait commencé à la porter plus souvent par-dessus ses gants, malgré le ridicule. On n’était jamais trop prudent. Ce geste attira le regard de M. Vandré qui focalisa son attention dessus.


  —  Je n’avais jamais remarqué votre bague, M. Connor. Je peux la voir de plus près ?


Thalion le dévisagea, méfiant. Lui et Nohan n’avaient parlé de cette bague à personne, malgré son rôle crucial dans son sauvetage. Les adultes avaient simplement supposé que Nohan avait utilisé un sortilège de localisation, et Thalion s’était bien gardé de les détromper. En avouant avoir volé ces bagues au club, il pourrait s’attirer des ennuis. Cependant, le bijou semblait interloquer M. Vandré. Les recherches n’ayant pas abouti, peut-être qu’il saurait les renseigner. Prudemment, Thalion approcha sa main pour qu’il puisse mieux l’observer. 
En analysant la bague, M. Vandré plissa des yeux. 


  —  Où l’avez-vous trouvée ?
  —  Chez moi, dans mon grenier, mentit-il. 


Thalion resta impassible pendant que le regard impénétrable de M. Vandré le sondait. L’adolescent était habitué à l’hostilité du professeur. Son air grave était plus inquiétant qu’autre chose. Le croyait-il ? Que savait-il à propos de ce bijou ? 


  —  Avez-vous une deuxième bague qui va de pair avec celle-ci ?


Puisqu’il posait la question, il ne s’était pas aperçu que Nohan en avait une à son doigt. Après tout, le magérien était discret en classe, et M. Vandré se fichait éperdument de ce que les élèves portaient aux doigts, tant qu’ils revêtaient l’uniforme. 


  —  Si c’était le cas, qu’est-ce que ça signifierait ? demanda Thalion.


M. Vandré replongea dans le silence sans le quitter des yeux. Était-ce une technique pour le faire parler ? Parce que la pression que ressentait Thalion était oppressante. Dissimuler son malaise devenait aussi difficile que de soutenir le regard sombre de M. Vandré. Thalion était sur le point de s’énerver quand l’enseignant finit par répondre :


  —  Que vous avez une bague jumelée à votre doigt. 


Devant la confusion de Thalion, M. Vandré précisa : 


  —  Ces bagues ne sont pas issues de l’orfèvrerie magérienne, mais elfique. Cela se devine aux symboles caractéristiques gravés dans l’argent, mais aussi à la pureté de la magie qui en est imprégnée. 


Pas étonnant que leurs recherches se soient avérées vaines. Les elfes étaient des êtres secrets qui refusaient de partager ouvertement leurs savoirs aux autres espèces. La quantité d’informations que possédaient les magériens sur eux, sur leur culture, était infime comparée à tout ce qu’ils ignoraient. De ce fait, les objets elfiques étaient aussi rares que mystérieux, et les ouvrages avaient peu de matière pour en parler. 


  —  Je ne savais, avoua Thalion. Comment savez-vous que c’est une bague jumelée ? 


M. Vandré s’adossa sur le dossier de sa chaise, les bras croisés.


  —  Il y a quelques années, Luciphella cherchait ces deux bagues partout. Je ne connais pas leur utilité, j’en ai simplement eu la description, mais elles paraissaient importantes pour elle. 


Thalion contempla sa bague. Pourquoi comptait-elle autant pour Mme Luciphella ? Et surtout, à quoi servait-elle ? Sa seule capacité observée est une connexion télépathique avec celle de Nohan. 


  —  Avez-vous été témoin d’un phénomène surnaturel avec ? poursuivit le professeur, l’air inquisiteur.
  —  Non. J’ai toujours pensé que c’était une bague ordinaire.
  —  Par mes pairs, tu voles et mens sans retenu, pesta Apocryphos. 


Pas du tout. Uniquement quand il n’avait pas le choix. Et Thalion ne voulait pas que M. Vandré lui confisque sa bague. 
L’enseignant le fixa comme s’il ne croyait pas un traître mot de ce que racontait l’adolescent. Il se sentait vexé par sa méfiance. N’était-il pas l’incarnation de l’élève parfait ?


  —  J’en toucherai un mot à Luciphella, se contenta-t-il de dire. 
  —  Ce n’est pas nécessaire, je lui en parlerai moi-même. J’aimerai en savoir plus sur ces bagues.


Thalion était réellement intrigué. Il souhaitait connaître leur fonctionnement, mais aussi leur lien avec Mme Luciphella. M. Vandré dut percevoir sa sincérité car il acquiesça.


  —  De toute façon, tant qu’il n’y a aucun danger, cette histoire de bijou ne me concerne pas. En revanche, ce changement de club, si. Je vous laisse une dernière chance pour me répondre clairement et honnêtement : pourquoi vouloir cette modification ?


Thalion passa nerveusement une main sur son visage. Avouer qu’il agissait dans l’unique but d’être avec Nohan pour que son mensonge devienne réalité était inutile. Il devait trouver autre chose.


  —  Je ne supporte plus Camille. Je prends sur moi dans la chambre car Nohan est là, mais mes limites sont mises à rudes épreuves à l’atelier. Avec ce qu’il s’est passé l’année dernière, je crains que les Ombres ne reviennent…


Thalion pinça les lèvres pour se retenir de rire en imaginant Camille s’offusquer de servir d’excuses. Le maudit ne mentait pas totalement : Camille avait le don de lui taper sur les nerfs. Parfois, l’envie de lui faire ravaler son insolence tentait dangereusement Thalion. 
M. Vandré arqua un sourcil.


  —  Vraiment ? Après ce qu’il s’est passé au club de duel, j’ai demandé à Mme Soribel de continuer à vous surveiller, et d’après ses dires, il n’y a rien qui puisse attirer les Ombres. Vous semblez avoir trouvé un terrain d’entente avec M. Regan et on vous entendrait même rire. 
  —  C’est des rires de politesse. Il se croit drôle en faisant l’idiot avec les objets, je ne veux pas froisser son égo. 
  —  Comme c’est gentil de votre part. Et vous souhaitez aller dans quel club ?
  —  Le club de cuisine.
  —  Hm… Par hasard, est-ce que M. Melvine fait partie de ce club ?


Thalion ne sut si ce fut sa mine irritée ou ses oreilles rougissantes qui apportèrent à M. Vandré la confirmation. Il s’accouda sur son bureau, les mains jointes, avec ce rictus méprisant qui horripilait Thalion. La suite n’allait pas lui plaire. 


  —  M. Connor, vous n’êtes pas le premier à tenter de changer de club en cours d’année pour être avec un ami. Si vous vouliez être avec M. Melvine, il fallait y penser avant. L’académie ne va pas se plier au moindre de vos désirs comme vous semblez le penser, asséna-t-il. 
  —  Je ne….
  —  Vous êtes un aimant à problèmes et vos frasques ont causé de sérieux préjudices à l’académie, et même au Conseil. Vous n’êtes pas en mesure de réclamer quoi que ce soit et malgré tout, vous venez me voir avec quelques mensonges sous le bras en espérant me soumettre à vos desseins personnels. Mais ce n’est pas étonnant venant de vous. Vos tendance mensongères et manipulatoires sont dignes d’un corbeau. 


Les oreilles de Thalion sifflèrent comme si les paroles acides de M. Vandré lui avaient percé les tympans. Ses pupilles rétrécies fixaient l’enseignant qui ne voyait rien d’autre qu’un corbeau devant lui, et pas un élève. N’importe quel apprenti de l’académie n’aurait aucune difficulté à mentir devant un professeur, mais parce que c’était lui, c’était la preuve d’une dangerosité intrinsèque. Tout le monde était persuadé que la bassesse dont il pouvait faire preuve lui était naturel et justifiait son signe. Personne n’avait songé qu’en le réduisant en permanence depuis l’enfance à un être abject et immoral, il avait fini par le devenir ? Que ce soit pour obtenir ce qu’il désirait, se défendre ou infliger une correction, Thalion n’hésiterait pas à utiliser les armes qu’on lui avait attribué, qu’elle soit approuvée ou non.
L’injustice qui rugissait dans sa poitrine était impossible à réprimer. L’obstination à voir du danger là où il n’y en avait pas devenait ridicule.


  —  Et vous, votre incapacité à séparer votre vie professionnelle et personnelle fait de vous un professeur incompétent.


Les narines de M. Vandré frémirent face à la réplique insolente de Thalion, mais il n’en avait cure. Il s’appuya sur le bureau, surplombant le professeur assis. D’une voix acerbe, il mitrailla :


  —  Pourquoi vous me détestez ? Qu’ai-je fait à votre famille ? Tant qu’à faire, balancez toutes les horreurs qui vous démangent la langue. Crevons l’abcès, M. Vandré, parce que moi, je vous abhorre aussi. Vous vous sentez meilleur que moi juste parce que vous n’êtes pas un corbeau, mais vous encouragez la mort d’un être vivant même pas majeur dont le seul crime est d’exister.


Bien que, sans lui et ses explications dans le bureau de Luciphella, Thalion n’aurait pu échapper au renvoie, il n’avait pas oublié ses mots : « Si ça ne tenait qu’à moi, il serait déjà mort, enterré six pieds sous terre ».
Le maudit en avait marre de courber l’échine par peur d’être puni. L’heure était à la confrontation. L’atmosphère était aussi tendue que son corps crispé. Sans ciller, Thalion toisait sévèrement M. Vandré, resté immobile et mutique, avec la ferme intention d’avoir une réponse.


  —  Vous voulez plutôt dire « Qu’est-ce que les corbeaux ont fait à ma famille ? le corrigea l’enseignant.
  —  Les gens ne font pas cette distinction, vous le premier. Je suis le dernier corbeau, et le visage de tous les précédents. Osez me détromper. 


Sa dernière phrase agit comme un marteau sur le masque insondable de M. Vandré. Son expression indéchiffrable se fissura, et une grimace haineuse déforma son visage. Il se leva brusquement, faisant tomber sa chaise en arrière, et contourna son bureau d’un pas décidé. Thalion ne broncha pas quand l’enseignant se planta devant lui. L’adolescent aurait dû avoir peur, surtout avec le souvenir de son seul cours avec M. Pradel, mais l’adrénaline dans ses veines le maintenait ancré dans le sol. Tous faux semblants abandonnés, ils affichaient ouvertement leur animosité respective. 


  —  Vous voulez de la franchise, M. Connor ? Très bien. Oui, je vous exècre à cause de votre signe, et oui, je ne fais pas de distinction avec les autres corbeaux, tout simplement parce qu’il n’y en a pas. Vous êtes tous destinés à sombrer dans les ténèbres, peu importe votre bonne volonté ou les espoirs que vous nourrissez. Les Ombres étoufferont chaque étincelle jusqu’à vous faire perdre la raison. Et quand il sera trop tard, quand vous tremperez dans une mare de sang, vous regretterez de ne pas être mort avant. 


Il se pencha vers le maudit. Son regard était dégoulinant de fiel au point que Thalion avait l’impression de le sentir glisser sur son visage.


  —  Je déteste votre manie de croire en vous, en votre chance de réussite. Au final, ce n’est pas seulement vos proches qui pâtiront de votre échec, mais surtout vous-même.


Il recula, ses yeux le fustigeant une dernière fois, avant de lui tourner le dos. 


  —  Je reste un professeur, donc je ferai ce qu’on attend de moi, à savoir, vous enseigner, vous protéger et vous surveiller. Mais ma priorité sera toujours la sécurité des autres élèves. Oubliez ce changement de club et déguerpissez. 


Sans un mot, Thalion obéit. Il quitta la classe sans prendre la peine de claquer la porte et fila jusqu’à la salle d’Astrémi. Il ne demanda pas à ses jambes de courir, elles le firent d’elles-mêmes, comme si son être entier ne désirait qu’une chose : se perdre dans l’univers.
Le magérien arriva dans la salle, essoufflé. Il pénétra dans le hall et s’assit sur le sol noir étincelant, perdu au milieu des étoiles.


  —  Je dois reconnaître, mortel, que tu es courageux.


Et Thalion pleura. 
 

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Neila
Posté le 09/03/2025
Mais quel horrible bonhomme ce Vandré ! Je lui souhaite de se casser une jambe è.é

C'est sympa de reparler des bagues jumelées. On les avait un peu mises de côté, mais ce serait bien de finir par savoir ce qu'elles sont, d'où elle viennent. Je serai très curieuse de savoir pourquoi Luciphella les cherche.

Et cette punition alors, qu'est-ce que c'est au juste ? XD
L'ellipse en début de chapitre m'a un peu perturbée, je m'attendais à avoir la conversation avec Luciphella. Mais bon, si on apprend rien de nouveau et qu'on apprend les retombées de la conversation ensuite, pourquoi pas faire une ellipse. Éventuellement, j'aimerais bien savoir ce que le directeur en dit je crois. è.é Je sais pas, je serais curieuse de sa réaction.
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