Chapitre 23 - Un nouvel enfer

Kentrony dans la cité ministérielle.

Le lendemain après la mort de Manon, Garnel Asage se rendit comme si de rien n’était à la cité ministérielle. Enjoué comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, il n’évita pas les Yeghes venus à sa rencontre. Tous venaient lui demander s’il avait entendu parler de la chose inexplicable qui c’était passé la veille au soir.

_ Ministre Asage, vous avez des informations sur ce qu’il s’est passé hier soir ? l’interpella Tomàs.

_ C’est-à-dire ? lui répondit Garnel, intéressé.

Tomàs prit alors soin de lui raconter son ressenti, sa douleur, les fissures de son corps avant que tout redevienne à la normale. Pour une fois, le ministre l’écouta attentivement jusqu’à en prendre des notes.

_ En effet, il s’est passé quelque chose d’étrange, mais tout à fait explicable. Ne vous inquiétez pas, ajouta simplement Garnel.

Sa réponse resta évasive et le ministre ne développa pas plus son propos. Au contraire, silencieusement, il continua sa descente du cratère jusqu’au dôme du conseil. Là encore, il était attendu comme le messie. Vu comme l’homme le plus intelligent et surtout le plus éclairé de sa génération, tout le monde alla à sa rencontre.

_ Le Nouveau Monde est en effervescence ! On nous a fait part d’une vague de malaise incompréhensible dans toutes les régions. Vous, vous avez bien une explication, le questionna la ministre de la Justice.

_ Vous avez reçu des plaintes des Yeghes et des Siréliens, c’est bien cela ? interpréta Garnel.

_ Principalement oui, mais aussi quelques humains.

_ Humains également ? Étrange, souffla Garnel en le notant dans son carnet.

_ Vous savez ce qu’il se passe, n’est-ce pas ? insista Mme Gortsik.

Tout le monde espérait que Garnel, qui connaissait si bien l’histoire de leur civilisation, avait la réponse à ce désordre. Tous se reposaient donc sur le ministre Asage, pourtant c’était un être bien sombre pour lui demander d’éclairer leurs lanternes.

_ Ne vous inquiétez pas, oui je sais ce qu’il se passe. Laissez-moi juste un peu de temps pour vous préparer un discours.

Le ministre, après avoir rassuré ses collègues, s’enferma dans son bureau à double tour. Il n’en sortit qu’en fin de matinée, paré d’une mine encore plus réjouie qu’à son arrivée. Il souhaitait prendre la parole au plus vite et programmer de nouvelles mesures restrictives. Chargé de la protection du Nouveau Monde et de ses peuples, il prenait son rôle très à cœur et avait organisé un nouveau discours radiophonique. Son ton déterminé ne laissait aucune place au doute, la situation était grave, mais il savait comment y remédier.

''Peuples du Nouveau Monde,

 mes frères et sœurs humains, mais particulièrement mes amis Siréliens,

Vous venez de vivre une expérience douloureuse, inattendue et inexpliquée.  Tel un parent face à la perte de son enfant, vous avez ressenti un choc qui vous a assailli et peiné. La douleur a pu même sembler insurmontable pour certains Siréliens. Puis d’un coup, elle est partie laissant derrière elle un vide inexplicable. Si certains ont su passer outre cette souffrance, il ne faut pas être dupe. Ne soyons pas dans le déni ! Hier soir, quelque chose de grave s’est produit. J’ai moi-même été incommodé, comme vous, sans comprendre pourquoi, au départ. Toutefois, entant que grand historien et ministre protecteur des peuples, j’ai étudié notre situation actuelle. Il ne fait aucun doute que de tous les peuples, les Kalokas furent les plus touchés par cette vague de malaise. Malheureusement, il n’y a qu’une explication possible à tout cela. La déesse Namon et ses disciples nous ont laissé peu de préceptes sur leur idée de notre nouvelle humanité. Toutefois, ils nous ont sauvés de la détresse d’une ère où on ne pouvait plus enfanter. Depuis, je cite dans nos terres et nos maisons les rires des enfants s’élèvent. Du moins, c’est ce que l’on imagine. Malheureusement, à la vue des chiffres des naissances Siréliennes, on est loin d’avoir de nouvelles générations prospères. Si les Kalokas est le peuple qui élève le plus de sang pur, c’est aussi celui qui enfante le moins. Quelques rares villages offrent de belles familles, mais on est loin de l’incroyable natalité des humains. Rappelez-vous donc, cette jolie comptine que vous chantez votre mère en vous donnant le sein. ‘‘Le jaune, le rouge et l’orange font briller les pierres. Un deux ou trois-mille ans et nous aurons de nouveaux enfants’’. VOUS, qui avez vu l’aspect de vos telsmans se changer hier soir. Vos pierres qui d’habitude reflètent les rayons du soleil, ne se sont-elles pas ternies tout d’un coup ? VOUS qui faites briller les pierres, pouvez-vous nous dire pourquoi se sont-elles éteintes soudainement ? PARCE QUE cela fait maintenant trois-mille ans et qu’il n’y aura bientôt plus assez de ‘‘nouveaux enfants’’. Nous avons cru en vous et été reconnaissants de votre aide. Toutefois, pour la prospérité de tous, il vous faut fonder des familles. Les couples mixtes ne sont qu’une partie du problème. Orgueilleux, vous vous contentez de vos âmes sœurs sans penser aux lendemains. De nos jours, sur une planète qui a failli voir sa population périr, c’est un pêcher de ne pas procréer. Chaque génération doit permettre à la prochaine de s’élever au mieux. Si nous n’avons pas assez d’enfants prometteurs, vous ne pourrez pas assurer la succession de vos élus. Nous le voyons bien, certains dons se font rares et de moins en moins d’adolescents se présentent aux cérémonies d’intronisation. Il est de votre devoir de garantir votre descendance. Un ou deux enfants par foyer sont-ils suffisants pour permettre la relève de Paskhal Agape, Vikthor Peyrache ou bien de Gaultier Kajut ? Mise à part, l’Élu des Kalokas, aucun d’eux n’a encore assuré sa descendance. Gardien et guide de votre peuple et de vos croyances, ils se doivent de montrer l’exemple.  Pourtant ni l’un ni l’autre ne s’est encore lié à qui que ce soit dans le projet de fonder une famille. Pour le bien de tous, je les exhorte vivement à le faire. Le conseil pourra, à terme, leur proposer des prétendantes de choix parmi celles qui étaient, autrefois, en union avec un humain. Nous n’imposons aucune alliance ou vie commune, mais nous exigeons que tous les Siréliens s’accomplissent dans leur devoir de procréation. Si vos préférences ou vos convictions vous ont empêchés jusqu’ici de donner à votre peuple une descendance, il faudra vous montrer fort et vous résigner à enfanter coute que coute. Dans le cas contraire, des mesures exceptionnelles seront prises visant à vous faire céder pour le bien du Nouveau Monde et de tous ses peuples. Comme pour mes anciennes lois, ce futur projet permettra de préserver notre société. Alors, n’oubliez pas, PLACE AU FUTUR’’.

Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, le discours de Garnel Asage n’avait pas créé la polémique. Tous les humains ou presque soutenaient leur ministre favori qui venait de les citer en exemple face au grand peuple Sirélien. Eux qui ne partageaient pas le concept d’âme sœur, à moins d’être liés à un Sirélien, avaient toujours fondé des familles recomposées, mais nombreuses.

Les Siréliens eux n’approuvaient pas spécialement ce genre de discours, mais ils n’aimaient pas non plus ceux qui n’enfantaient pas. Les préférences ou les convictions ne devaient pas rentrer en compte. On devait transmettre son pouvoir à ses descendants et pas le laisser se perdre dans la nature. Âme sœur ou non, peu importait du moment qu’à un moment ou un autre on avait un enfant avec quelqu’un.

Or depuis des centaines d’années, beaucoup de Siréliens n’enfantaient pas ou très peu. En réalité, la famille Agape était même une exception, trois enfants c’était rare. Les enfants doués de pouvoir demandant beaucoup d’attention, les parents préféraient les choyer particulièrement et envisageaient donc peu d’avoir une famille nombreuse. Contrairement aux humains, souvent insatisfaits, qui papillonnaient jusqu’à fonder de grandes fratries.

Pourtant le discours n’annonçait rien de bon. Connaissant les convictions et la haine de Garnel Asage, il visait bien une partie du peuple. Tout comme ses lois précédentes, ses nouvelles mesures seraient violentes. Il y avait peu de chance pour qu’elles respectent les sentiments des Siréliens concernés. Comme à son habitude, le ministre ne faisait pas dans la dentelle.

Gaultier fut saisi d’un frisson à l’écoute de ce discours. De la bile lui remontait presque jusqu’aux lèvres, entendre son nom cité dans un discours de haine le rendait malade. Lui qui avait été élevé dans la liberté, lui qui avait perdu ses parents parce qu’ils véhiculaient un message de paix et de tolérance, vivait très mal ce contexte politique.

Achot, révolutionnaire dans l’âme, fulminait au plus haut point. Rentré dans une rage impulsive, il s’emportait seul face au poste de radio.

_ Non, mais alors celui-là, il contrôle qui s’aime et maintenant il s’en prend à votre couche ? Il se prend pour qui ? Pour Dieu ? Si c’est le cas, Namon à un drôle de sens de l’humour ! Affubler son porte-parole d’un physique austère et disgracieux au lieu d’une gueule d’ange, c’est le comble du mauvais gout. Demain, on retrouvera sa photographie au-dessus de son discours grotesque et on ne saura même plus lequel des deux est le plus difficile à regarder ! s’empourpra Achot en faisant de grands gestes.

_ Il va falloir que l’on soit encore plus discret qu’avant malheureusement. Il avait déjà créé des lois qui pouvaient nous séparer, là elles me guident vers un autre style de vie. Il va falloir ruser, être intelligent, mais ne pas céder à ces facéties, le calma Gaultier en le prenant dans ses bras musclés.

_ Je sais que tu fais confiance à personne, mais tu devrais te rapprocher de Vikthor. Lui aussi a été cité dans le discours comme le vilain petit canard de son peuple ! Il devrait partager tes convictions. Tu portes également en estimes Bénédit, chose assez rare pour être soulignée. Il veut nous séparer pour mieux régner, ne lui donne pas ce plaisir.

Malheureusement pour Gaultier, personne à Mÿrre ne put lui donner des nouvelles de Vikthor. Il s’entretenu toutefois avec Bénédit. Méfiants, ils parlèrent évasivement de leurs convictions. Cependant, ils étaient d’accord. Leur peuple ne devait pas continuer à se soumettre à cette mascarade. Ils devaient tous deux s’y opposer. Normalement, cela devait être le rôle du conciliateur-dynaste. Malheureusement, ils ne faisaient plus confiance à Paskhal. Ils étaient donc seuls pour prendre ces décisions et ne connaissaient pas grand-chose de l’univers politique.

Ils étaient donc anxieux et peu préparés à affronter un adversaire aussi prévoyant que Garnel Asage. Lui au contraire, son discours l’avait encore plus galvanisé. Il se sentait proche de devenir le roi du Nouveau Monde, comme si plus rien ne pouvait l’arrêter. C’est donc avec un sourire qu’on ne lui connaissait pas qu’il retrouva sa citadelle et son entourage.

_ Mon cher Andzrev ! Tu as pu écouter mon discours ? Incroyable n’est-ce pas ?  Dès demain, il sera publié dans le journal officiel et nous pourrons ensuite mettre en place de nouvelles lois en accord avec mes paroles.

Son interlocuteur courba l’échine au son de sa voix. Andzrev faisait rouler péniblement son fauteuil dans la grande salle du trône, tournant ainsi au tour de Garnel Asage. Quand il regarda enfin le ministre, celui-ci n’attendait plus sa réponse. Souriant, il continuait à s’auto féliciter de ses décisions politiques avant de passer à un sujet qui l’enchanta encore plus.

_ Vas-tu enfin me dire ce qui t’a permis de la faire plier ?

Andzrev, bien qu’il eût retourné le point faible de Manon contre elle, n’avait jamais dévoilé ce secret aux autres. Tout s’était passé dans la tête de l’adolescente et personne ne savait donc ce qui avait déclenché la libération de son pouvoir.

_ Il n’y a pas grand-chose à expliquer. J’ai joué sur son endurance, vous avez su vous montrer assez convaincant pour que je le fasse.

_ Oh, je sais bien mon cher. Comme tu ne tiens pas à la vie que je t’ai offerte et que tu préférais mourir que de m’aider, il fallait bien que je me montre persuasif. Tu t’attaches trop, je suis content que menacer la vie de Solenne soit un bon levier pour te faire plier, mais cela me montre à quel point tu es faible en réalité, ricana Garnel.

_ Pourtant j’ai l’impression de ne plus être le seul à avoir été touché par ces filles. Cette nuit, c’était la première fois que je vous voyais aussi empathique et chamboulé, rétorqua Andzrev en quittant la pièce devant le ministre vaniteux qui en resta coi pour une fois.