Chapitre 24 - 5 minutes

Dans les Lendemains Sans Peur,

à la suite de l’échange radio avec la résistance.

 

 

20h05, ils avaient tous cinq minutes de retard. Dans la vie de tous les jours, cinq minutes ce n’était rien. Rien d’important. Mais dans les Lendemains Sans Peur, cela représentait presque une éternité. Un temps du moins si précieux, qu’il reliait les prisonniers à la vie. Répondre présent à l’appel du soir voulait dire qu’on était encore capable de réaliser les tâches que les gardiens donnaient et donc qu’on était encore vivant. L’absence d’une réponse à son nom sonnait comme le glas d’une vie. Sans réponse, l’appelé était soit mourant ou déjà mort. Pour les gardiens, il n’y avait de toute façon pas de différence. Soit on était présent, soit on ne pouvait plus l’être. Quand Achot Amegh arriva avec ses cinq minutes de retard ce soir-là, il comprit donc son erreur. La cheffe de camp l’avait déjà déclaré mort. Qu’il se présente maintenant pour démentir pouvait ne rien y changer. Le jeune professeur allait devoir rendre des comptes sans savoir si les gardiens continueraient à le garder rayer de l’équation.

 

_Achot Amegh… Présent… Je n’ai pas entendu quand vous m’avez appelé, balbutia-t-il conscient que sa vie en dépendait.

_Pas entendu ? répéta bêtement l’officier.

_Oui, j’étais un peu à l’écart et…

 

Le professeur n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un coup de crosse le sonna sous les yeux de ses amis. Tremblant, il leva la main en direction de Gaultier pour qu’il n’intervienne pas malgré tout. Derrière lui, l’appel continuait comme si de rien n’était. Les prénoms défilaient, ceux des anonymes, mais aussi ceux de ses compagnons arrivaient à temps.

 

_Sur le listing vous êtes indiqué comme absent, reprit l’officier sans interrompre sa supérieure. Vous savez ce que cela signifie être absent, ici ?

_Oui, mais je ne le suis pas. Pas vraiment. Vé… Vérifiez mon collier, vous y verrez mon matricule. Achot Amegh, humain de la Cabane A. Pré…Présent, souffla-t-il fébrile.

_Absent, le reprit l’officier comme s’il faisait exprès de ne pas comprendre. Attendez ici la fin de l’appel. Nous verrons si nous vous ferons revenir d’entre les morts.

 

Avec l’arrivée toujours plus nombreuse d’hommes et de femmes aux camps, les chefs avaient dû s’organiser. En plus du bureau des admissions qui dirigeaient les prisonniers selon leurs pouvoirs, gabarits et connaissances, ils avaient également mis en place un système d’identification. Un collier de fer était attaché au cou de chacun pour pouvoir les reconnaitre et l’appel était fait matin et soir pour faire les comptes et parer à d’éventuels manques de main-d’œuvre dans certaines usines. Malgré des arrivées massives, Les Lendemains Sans Peur souffraient d’une forte mortalité chez certains prisonniers principalement siréliens. L’empoisonnement du voyage, la fatigue, la malnutrition et le travail forcé avaient souvent raison des plus faibles. Les miliciens n’étaient pas chargés de les éliminer, mais ils ne faisaient rien pour eux non plus. S’ils gênaient au bon fonctionnement d’une usine ou d’une tâche, ils étaient mis à l’écart. Les chefs de camps ne les comptaient donc plus dans les rationnements ou dans les couchages. Ces oubliés pouvaient survivre qu’avec la gentillesse et la générosité des autres déportés déjà bien mal en point. Peu d’entre eux passaient la semaine après leur exclusion à moins d’avoir des soutiens solides et de ne jamais déranger un des gardes. Achot savait donc très bien ce que signifiait être absent. La fin de l’appel se fit dans le plus grand des calmes malgré les pensées tumultueuses du professeur. Il ne savait pas ce que l’avenir lui réservait. Surement rien de bon selon les mines avides de sang des miliciens qui se tenaient devant lui.

 

_Ce prisonnier est arrivé en retard à l’appel, cheffe ! expliqua l’officier à la femme qui venait de finir sa longue liste de nom.

_Et bien ?

_Dois-je rectifier l’erreur, cheffe ?

_Carson… Vous savez bien que je ne fais pas d’erreur. Jamais, répondit la responsable d’un ton sec.

_Bien sûr. Je parlais de la sienne, cheffe. Dois-je rectifier sa présence ? reformula l’officier comme si Achot n’assistait pas à la scène.

_Oui, allez-y. Rectifiez. La liste doit être exacte.

_Très bien, cheffe.

 

Trop loin pour entendre quoi que ce soit, Gaultier assistait impuissant à la scène. Manon, Bernard, Solaïne et Tania attendaient derrière lui pour le soutenir. Quand Achot tourna le visage pour planter son regard céruléen dans les yeux de son âme sœur, l’Élu des Hylés crut défaillir. Il n’entendait rien de ce qui se jouait face à lui, mais il comprenait que trop bien le message qu’on essayait de lui faire passer. La tête tournée vers l’homme qu’il aimait, Achot murmura des Adieux que seul son amant comprendrait.

 

_Pour toujours et à jamais…

 

Comme s’il vivait la scène au ralenti, sans pouvoir bouger Gaultier se figea face à ces derniers mots laissés en suspens. Prononcés dans un murmure, cette maxime venait pourtant de se graver en lui comme une profonde cicatrice. Le souffle coupé Gaultier tomba à genoux dans la neige quand le bras de l’officier se leva l’arme tendue vers la tête d’Achot. Il ne pouvait pas le quitter, il n’avait pas le droit de payer ce prix pour cinq minutes de retard. On voulait leur reprendre en quelques secondes le bonheur qu’ils avaient mis tant d’années à construire ensemble. Ils avaient bravé tant d’interdit, de préjugés et de danger pour être heureux. Tout ne pouvait se terminer pour cinq minutes de retard, pour le manquement d’un oui à l’appel d’un prénom. Gaultier ne pouvait le laisser faire. Il savait qu’au moment même où il utiliserait son pouvoir de magnétisme sa couverture n’existerait plus. Peut-être bien que c’est lui qu’on tuerait à sa place, mais il n’avait pas le temps d’y réfléchir plus longtemps.

 

Sous le regard désapprobateur et suppliant d’Achot, Gaultier tendit la main vers son bien aimé. Ses doigts le démangeaient d’utiliser son don. Il ne l’avait pas fait depuis son arrivée au camp et des picotements remplirent tout son corps. Il s’en voulut de se montrer rouiller face à un tel moment décisif, mais alors qu’il n’avait pas encore eu le temps de diriger son magnétisme sur le pistolet de l’officier, celui-ci appuya sur la détente.

 

Gaultier ferma les yeux comme pour ne pas voir son échec, mais rien ne se passa. Il les rouvrit, certain pourtant de ne pas avoir réussi à utiliser son don. Un simple cliquetis incessant semblait crever le silence de cette scène monstrueuse. Un agacement de l’officier sur le déclencheur venait troubler cette mort certaine, comme si le futur venait de se mettre en pause.

 

Face à lui, Achot était toujours là debout. L’officier s’obstinait à faire marcher son arme qui semblait se montrer récalcitrante. Gaultier ne comprenait pas. Il n’avait pas utilisé son don, il n’avait pas eu le temps, mais le destin semblait pourtant lui offrir une seconde chance. Mais combien de temps leur restaient-ils avant que le pistolet puisse de nouveau tirer ? Quelques secondes, cinq minutes ou une éternité ? Gaultier ne pouvait pas laisser ce répit au hasard. Tandis qu’il se relevait péniblement pour venir au secours d’Achot avec ses poings cette fois, une voix l’en dissuada.

 

_Non… L’arme ne tirera pas. Pas ce soir, pas sur lui, je te le promets, le retenu Manon une main sur son épaule.

 

Derrière elle, son aura bleutée s’agitait sans trop se montrer dans la pénombre de la nuit. Le regard soigneusement accroché à l’arme du  milicien, elle usait de son don de télékinésie pour l’enrayer. Manon ne pouvait pas laisser Achot mourir ainsi ni Gaultier trahir son identité pour le protéger.  Cela ne devait pas se terminer comme ça, Manon en était certaine. Elle aurait risqué sa vie pour ça. Face à eux, l’officier s’agaçait de ne pas réussir à tirer tandis qu’Achot fixait ses amis, conscients qu’il leur devait la vie.

 

_Bon alors, ça vient ? s’enquit la cheffe de camp impatiente d’entendre enfin le coup de feu.

_L’arme s’est enrayée…

_Le destin semble offrir une seconde chance à ce prisonnier dans ce cas. Mentionnez-le comme présent.

_Mais…

_Ne discutez pas ! Si vous saviez prendre soin d’une arme, nous n’en serions pas là, s’énerva la cheffe en jetant l’arme de son officier par terre comme s’il s’agissait d’un vulgaire jouet. Emmenez-le dans une cellule et qu’on le mette à la question. Je veux connaitre la raison de son retard, reprit-elle avant de s’adresser directement à Achot. Soyez convaincant. Si vous l’êtes, vous aurez la vie sauve.

 

Sans plus attendre, l’officier attrapa son prisonnier par le cou et le traina dans la neige comme s’il pesait guère plus lourd qu’une poupée de chiffon. Les deux mains accrochées à son collier de métal, Achot ne lâcha pas du regard son âme sœur malgré l’obscurité. Il avait peur de ce que la nuit lui réserverait, mais il n’avait pas envie de lui montrer sa faiblesse. Il voulait faire comprendre à Gaultier que pour lui, tout irait bien. Grâce à Manon, il avait échappé au pire. Il ne lui restait plus qu’à tenir la nuit.

 

Encore cinq minutes, se répétait Achot face aux coups que lui portait l’officier.

 

_Pourquoi n’as-tu pas répondu présent ? Vais-je encore me répéter !

_Je voulais dit, je n’ai pas entendu mon nom, répéta Achot le visage en arrière, ta tête basculée dans ses omoplates.

 

Cela faisait déjà plus d’une heure qu’il endurait les questions de l’officier qui avaient voulu le tuer en début de soirée. Inlassablement, il répondait la même chose et inlassablement, il lui posait la même question. Assis sur une chaise, les chevilles attachées aux pieds de celle-ci, les mains dans le dos, le professeur ne pouvait se débattre. Il n’aurait jamais cru pouvoir résister aussi longtemps à la torture. Il s’était toujours senti si fragile malgré ses convictions. Il avait l’impression de souffrir de plusieurs côtes cassées, d’un visage tuméfié, mais ne ressentait pas vraiment la douleur. Il aurait aimé sentir que c’était l’amour de Gaultier qui le soutenait ainsi, mais il savait que ce n’était pas le cas. Quelqu’un était rentré dans sa tête à l’instant où on avait commencé à l’interroger. Il n’avait pourtant pas appelé à l’aide, mais elle était là, à prendre les coups à sa place. Son corps encaissait pour lui, mais c’est Manon qui percevait ses souffrances.

 

_Je n’ai pas entendu ! répéta-t-il encore une fois avec plus d’intensité cette fois.

 

Son impertinence fut de courte durée. À bout de ces mensonges, l’officier lui retourna une gifle si forte que la tête d’Achot vacilla d’avant en arrière dans un craquement sourd. Puis plus rien, le professeur venait de s’évanouir face à cet ultime coup sans douleur. À présent, les yeux clos, l’esprit parti en dérive Achot, perçut l’âme de Manon qui lui tenait compagnie. Dans un dialogue silencieux, ils échangèrent secrets et promesses.

 

_Ce mensonge ne vous sauvera pas. Nous aurons beau vous soutenir, vous éviter la douleur, votre corps ne résistera pas encore très longtemps, expliqua Manon d’une voix plus mature qu’à l’accoutumée.

_Que proposes-tu dans ce cas ? demanda Achot, perturbé par son vouvoiement.

_Ne résistez plus, laissez-moi parler à votre place. Laissez-moi entièrement prendre les rênes et tout sera fini. Je le promets.

 

À cet instant, Achot comprit que cet échange n’engageait pas que lui et son amie Manon, mais la Déesse elle-même. Conscient de cette récente dualité chez la jeune fille depuis ses aveux, il ne l’avait pourtant jamais expérimenté. Il ne savait pas s’il pouvait la compter comme une alliée solide ou s’il devait s’en méfier.

 

_Puis-je vous faire confiance ? hésita le professeur. Enfin, comme je fais confiance à Manon.

_C’est elle qui m’a demandé de vous aider… lâcha Namon comme si la question l’avait blessée.

_Oui, mais quel est votre but dans tout ça ?

_Vous avez ma parole, se reprit la Déesse. Faites-moi confiance, quand vous vous réveillerez, les coups auront arrêté. Je vous le promets, à tous les deux.

_Que voulez-vous en échange ?

_Hum… hésita Namon. J’avais oublié que vous étiez professeur. Je vous aide pour en finir avec cette détention, mais vous aussi, vous m’aiderez à en finir un jour avec ces camps, ajouta-t-elle d’une voix énigmatique.

_Partir d’ici ? C’est ce que j’ai toujours voulu !

_Bien, alors nous sommes d’accord… souffla la Déesse d’une voix qui résonna dans tout le corps du professeur comme si un changement soudain s’opérait en lui.

 

Toujours évanoui, Achot se réveilla l’esprit étourdi après avoir reçu un seau d’eau glacée sur le visage. Déboussolé, il cligna plusieurs fois des yeux avant de retrouver réellement ses sens. Machinalement, il ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, comme si quelque chose s’était logé dans sa mâchoire. Le professeur avait l’impression de voir le monde différemment tout d’un coup. Toujours un peu absent du ressenti de son corps, il dû se concentrer sur ce que lui disait l’officier énervé face à lui pour l’entendre.

 

_Alors ! Vous allez me dire ce que vous faisiez avant l’appel ou je vous pends !

_Eh bien, je nourrissais tous ceux que vous avez déclaré morts sur votre liste et qui ne le sont pas, vomit Achot d’une seule traite comme si cette pensée ne lui appartenait pas.

_Vous nourrissiez quoi ?

_Je… hésita Achot conscient qu’il ne maitrisait pas son mensonge. Je donne un peu de restes à ceux qui sont trop faibles pour travailler. Chaque soir. Cette fois, j’ai passé plus de temps avec l’un d’entre eux et cela m’a mis en retard.

 

À ces explications, l’officier se fendit d’un rire qui laissa apparaitre toutes ses dents jaunies par le tabac. Quant à lui, le professeur ne comprenait pas bien où Namon voulait l’emmener avec ce mensonge. Il ne voyait pas en quoi ça allait l’aider. La pitié ne faisait pas partie des qualités des miliciens.

 

_Cheffe, vous a-t-il convaincu ? se reprit l’officier en s’essuyant les yeux d’avoir trop ri.

_Eh bien… Oui je crois, lui répondit la femme en entrant dans la pièce dans le dos d’Achot.

_Je peux le tuer maintenant ?

_Non, je tiendrais ma promesse. Il m’a convaincu, nous ne le pendrons pas. En revanche, tuez tous ceux qui ne sont plus sur la liste, mais qui erre toujours dans les camps, exigea la haute gradée sous le regard médusé d’Achot. Eh bien, il fallait y penser avant. L’entraide n’a pas sa place ici. Maintenant, vous le saurez. Libérez-le qu’il raconte à tout le monde ce qu’il va se passer.

 

Bouleversé, Achot reprit pleine conscience de son corps au moment même où la cheffe de camp dit tenir sa promesse, comme un écho à  son propre serment qu’il avait fait à la Déesse. Il aurait voulu faire machine arrière, mais il était trop tard. On venait de le libérer et il ne pouvait revenir sur les mots qu’il avait prononcés. Personne n’aurait cru qu’ils n’étaient pas vraiment de lui. Perdu, il marcha seule dans la nuit jusqu’à la cabane A où l’attendait Gaultier et Manon, les seuls encore debout. Son âme sœur l’enlaça de toutes ses forces avant de se raviser face aux gémissements d’Achot. À présent, le professeur ressentait la douleur des coups, mais il n’aurait su dire ce qui lui faisait le plus mal de ses côtes cassées ou de sa trahison.

 

_Demain, je ferais en sorte de t’emmener à Vikthor. Pour qu’il te soigne, intervint Manon en le prenant dans ses bras à son tour.

 

Réfractaire d’abord à l’échange, il se laisse pourtant faire quand il lut l’innocence dans le regard de son amie.

 

_Merci… lui souffla-t-il à la place sans cacher une émotion certaine.

_J’ai mis tout mon pouvoir pour t’aider. Je ne savais pas ce que j’arriverais à faire ou non, avoua Manon soulagée. Contente d’avoir réussi à te venir en aide.

 

Achot en était certain, Manon ne savait rien des mots qu’il avait eus avec une partie d’elle et il ne voulait pas l’ennuyer avec cela. Elle avait déjà tant à porter. Il se mura dans le silence face à l’adolescente et rejoignit les bras de Gaultier qui l’aida à atteindre leur couche. Douloureusement, il s’allongea à ses côtés, l’esprit plein de questions. Il aurait voulu être sûr que la Déesse ne savait pas ce qui allait arrivé après ce mensonge, mais il n’en était pas certain. Il aurait voulu savoir ce que sa promesse de l’aider à sortir des camps impliquerait, mais il avait peur de ne jamais avoir de réponse. Après tout, avec son triangle de Sélénite Namon pouvait connaitre et agir sur les pensées, les souvenirs, les envies ou les peurs de tous. Y compris ses idées. Et si elle pouvait également connaitre l’avenir comme il le pensait, Achot était conscient qu’elle pouvait aussi se servir de lui pour le modifier. Il n’avait plus qu’à espérer que Namon eût autant de cœur que l’adolescente qu’elle possédait. Si seulement il avait pris cinq minutes pour y réfléchir avant de lui céder. Si seulement.

 

 Si seulement j’avais pris un peu de recul pour être certain de mon choix, se tourmenta-t-il sans trouver le sommeil.

 

Si vous aviez pris plus de temps pour y réfléchir, vous seriez morts, le rappela à l’ordre son inconscient pour mettre fin à ses questionnements avant qu’Achot plonge subitement dans un sommeil profond et réparateur.

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