À Kentronakan,
Harassé, Garnel quitta les applaudissements de la foule. Depuis qu’il avait légèrement utilisé son pouvoir sur Manon, il avait du mal à se remettre de ses mauvaises nuits ou de ses inquiétudes. Il se sentait physiquement plus fragile, mais peut être humainement plus fort. Toutefois, les au revoir avec ses frères lui redonnèrent du baume au cœur. Il allait enfin être seul dans sa citadelle. Cet éloignement lui ferait le plus grand bien, il en était certain. Il avait également fait joindre deux ministres à ce grand convoi. Monsieur Chiwa, ministre de l’Économie et des Fiances et Madame Lona, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture. Ensemble, ils représentaient le conseil ministériel dans cette guerre.
À présent, Garnel Asage voulait assister à un dernier départ. La menace contre Hestia ne s’arrêtait pas seulement à son discours. De même pour son avertissement sur Vikthor Peyrache. Le ministre ganté avait d’autres cartes dans sa manche et il comptait bien les jouer sur son terrain préféré. La propagande.
_ Sergent Mandrin, j’espère que cette petite cérémonie vous a plu ?
_ Oui, beaucoup, répondit le milicien mal à l’aise.
_ Bien. Montez, je vous accompagne à la gare. Nous discuterons sur le chemin, proposa Garnel en lui faisant signe de s’installer dans sa voiture.
Louis accepta après une courte hésitation. Il savait que c’était un grand honneur qu’on lui faisait, mais qu’il y avait surement un prix à payer pour partager ce trajet. Une fois installé, il remarqua la vitre qui les séparait du conducteur, à tous les coups celui-ci n’entendait rien des confidences qui pouvaient se faire à l’arrière. Gêné, il n’arrivait pourtant pas à détacher ses yeux du ministre. À chaque fois qu’il le côtoyait, il se laissait enivré par son imposant charisme. Il n’était pas beau, mais il avait un charme certain qui vous donnait confiance et qui vous attirait. Le sergent s’attarda un peu trop sur lui. Il détailla silencieusement ses habits impeccables et parfaitement ajustés à sa silhouette. Le ministre, carré d’épaule, n’était pas un bloc de granit comme Loris, mais sa chemise laissée deviner une certaine musculature malgré sa minceur. Ses jambes semblaient plus longues que la moyenne et les doigts apparents de sa main gauche étaient tout aussi longilignes. L’analyse de Louis s’arrêta quand son regard heurta celui de Garnel. Sombre, entouré de longs cils, il donnait l’impression de percer à jour tous vos secrets.
_ Vous avez demandé à visiter les Lendemains Sans Peur, s’impatienta l’homme politique.
_ Oui, tout à fait. Je veux voir de mes propres yeux le fruit de mon dur labeur, se reprit Mandrin.
_ Mais ce ne sont pas des vacances. Si j’ai consenti à vous y envoyer, c’est aussi parce que je vais avoir besoin de vous là-bas. Soyons clairs là-dessus.
_ Je serais ravie de remplir la mission que vous voudrez bien me donner, déclara-t-il Solaïnellement
_ Bien. Comme vous l’avez entendu, nous détenons Vikthor Peyrache et Arthur Agape. Lors de votre séjour à leur côté, je souhaiterais que vous preniez quelques photos de leur incarcération. Ainsi, nous pourrons donner des nouvelles au Kalokas comme je l’ai promis, mais aussi prouver nos dires, expliqua un Garnel sûr de lui.
_ Si c’est tout ce que vous attendez de moi, je le ferais avec plaisir, acquiesça le sergent avec sincérité.
_ Les miliciens sur place s’occuperont de tout, vous n’aurez plus qu’à attester en image de leurs bonnes conditions de détentions et à relater votre agréable visite dans des interviews. Ne fréquentez pas trop les prisonniers pour autant. Beaucoup vous en veulent pour leur déportation, je ne souhaiterais pas qu’il vous arrive… quoi que ce soit… acheva Garnel avant de se murer à nouveau dans un silence pesant.
Mandrin quitta la voiture plein de doutes. Il venait de comprendre que ce ministre pouvait se montrer aussi chaleureux que glacial. Dans tous les cas, il imposait un grand respect. Le milicien regarda la voiture s’éloigner en direction du centre-ville puis se dirigea vers son train où d’autres miliciens l’attendaient. Apparemment, des renforts étaient envoyés pour combler les rangs des gardiens de camps.
Quand Garnel retrouva son bureau au sein du conseil ministériel, il se réjouit d’être enfin seul. Sans frère, sans Kalokas, sans miliciens, sans chauffeur. Lui qui aimait sa solitude, avait de plus en plus de mal à vivre avec Loris et sa caserne de jeunes recrues. Cet éloignement allait lui faire le plus grand bien. Il se réjouit du stockman qui portait désormais la robe de Manon face à son bureau. Placée de façon à ce qu’il ait toujours un œil dessus tout en l’installant à l’entrée pour que l’ouverture de la porte puisse la cacher des interrogations de secrétaires trop curieux.
Comme à chaque fois qu’il en éprouvait le besoin, il s’en approchait pour essayer de capter l’odeur de celle qui l’avait porté. Alors qu’il s’enivrait de cette sensation de quiétude, il regarda sa montre et prit conscience du temps qui avait passé. Il ne pouvait pas se permettre d’être en retard à son rendez-vous radiophonique. Comme la dernière fois, il détacha la cape du stockman pour l’amener avec lui à son bureau. Comme la dernière fois, il la plaça sur ses genoux telle une couverture rassurante puis se pencha vers le poste pour l’allumer. Après quelques secondes qui lui parurent une éternité, il entendit la voix qu’il attendait tant.
_ Du thé à la cerise et des gâteaux à la myrtille… souffla Manon pour simple bonjour.
_ Des scones. Tes préférés, répondit simplement Garnel ému.
_ Oui. Il te sera difficile de faire mieux la prochaine fois.
_ Me mets-tu au défi ? s’amusa le ministre.
_ Des nouvelles de ma mère, ignora Manon préférant lancer les hostilités.
_ Oui, je crois que tu tiens d’elle, plus que de ton père.
_ Pourquoi ce compliment ?
_ Hestia a lu ton père et a fui. Ta belle-sœur et un certain Zaven sont partis avec elle, expliqua-t-il calmement.
_ Maman, Marie et Zaven ?
_ Oui, confirma le ministre en se dégantant pour se mettre à l’aise.
_ C’est mon père qui te l’a dit ? s’empressa Manon inquiète.
_ Oui et Loris qui a fait son enquête sur eux.
_ Que va-t-il leur faire ? s’écria la Kalokas fébrile.
_ Il a retrouvé leur trace dans le désert physé puis les a reperdus. Comme à son habitude. Il semblerait que Bénédit Karmir leur soit venu en aide.
_ Tu es sûre ? insista Manon consciente que sa mère avait peut-être fait un pas vers la résistance.
_ Pourquoi ?
_ C’est dur de quitter son âme sœur…
_ Je lui reconnais une certaine force de caractère, confessa Garnel.
_ Et maintenant que tu sais ça, que vas-tu faire ?
_ Nous savons qu’ils se dirigeaient vers Mÿrre. J’ai donc envoyé ton père, son armée, Loris et sa milice les retrouver.
_ Et après ?
_ J’ai révélé que nous détenions Vikthor et ton frère et que selon les agissements de ces hors-la-loi, je pourrais influer sur leur vie au sein des Lendemains Sans Peur.
_ Vous avez officialisé leur détention, conclut Manon consciente qu’à présent la résistance savait qu’il pouvait communiquer avec eux.
Sa tête était en ébullition. Peut être allait elle bientôt pouvoir parler à sa mère, elle n’attendait que ça. Elle savait que ces révélations donneraient du baume au cœur à Solaïne et Arthur également. Ensuite, elle se souvint de la mauvaise nouvelle. Garnel venait d’envoyer une armée sirélienne et humaine pour déloger la résistance. Les seuls qui pouvaient les aider.
_ Mon ordre est d’éliminer Bénédit Karmir, le meneur de la résistance. S’il nous donne du fil à retordre, Vikthor sera mon moyen de pression. Si ta mère veut révéler ses secrets, ton frère sera là pour la rappeler à l’ordre, acquiesça froidement Garnel.
_ Tu sais très bien qu’ils ne se laisseront pas faire… s’insurgea Manon.
_ Malheureusement, je ne peux les protéger plus longtemps de mes frères. Paskhal tient à la mort de Vikthor et Loris à la souffrance d’Arthur, je leur ai offert un répit. Pas une amnistie.
_ Je ne m’en contenterais pas. Sachez-le, s’offusqua la télépathe d’une voix pleine de rage qui n’était plus vraiment la sienne.
_ Je m’en doute. Je tenais juste à te prévenir, confessa Garnel fébrile en remarqueant ce changement de ton.
_ Moi aussi. Je vous mets en garde de ma réaction. S’il leur arrive quoi que ce soit, vos petites douceurs n’y changeront rien.
_ Je le sais. Mais je crois que je crains encore plus la folie de mes frères que votre courroux, insista le ministre en remontant la cape jusqu’à son nez.
_ Elle vous croyait plus sensible et moi plus prévoyant. Nous verrons bien si vous assumerez le temps venu, acheva-t-elle énervée.
_ Elle ?
_ Je… je dois y aller… répondit simplement Manon déboussolée.
La cloche venait de sonner dix-neuf heures et elle était attendue comme chaque soir dans les latrines pour une réunion officieuse. La voix pressante de ses camarades dans son telsman lui fit hâter le pas. Elle n’avait pas le temps de s’étendre avec son oncle ni de comprendre ce qui venait de se passer en elle. Une migraine s’était formée sous ses cheveux bleu nuit et elle avait l’impression d’avoir vécu une absence. Mais dehors, on l’attendait avec impatience.
_ Désolé pour le retard, lâcha-t-elle en rejoignant ses amis en dernier.
Personne ne se retourna à part Vikthor qui lui tendit la main. Face à eux, le poste grésillait et la voix de Bénédit se fit entendre.
_ Brandissez votre poing comme nous l’avons fait avant vous et résistez.
_ Nous résistons, répondirent en cœur Tania, Bernard, Achot et Gaultier sous le regard amusé de Krÿ.
_ Nous avons appris beaucoup de choses, nous avions besoin de vous parler.
_ Nous aussi, répondit Vikthor en s’avançant prêt du micro.
_ Vikthor ? C’est bien toi ? le coupa Sophya la voix vibrante.
_ Oui ma sœur, c’est bien moi. Je suis heureux d’entendre ta voix.
_ Moi aussi, même si je préférais que tu ne sois pas là-bas. Tu es bien dans un camp, souffla Sophya.
_ Oui, avec Arthur et…
_ Arthur ? Tu m’entends ? s’écria une autre voix dans les haut-parleurs.
_ Marie ! Mais c’est impossible… souffla le rouquin perdu.
Manon prit Solaïne dans ses bras la voyant vaciller face à ses émotions. Elle aussi était émue de l’entendre.
_ Je ne suis pas seule, ta maman est là aussi et Zaven nous a accompagnés, ajouta Marie.
_ Oh Maman… souffla Arthur.
Manon et Solaïne restèrent silencieuses, elles avaient rêvés de ce moment, mais n’arrivaient pas à y croire. Elle pleurait à chaudes larmes sans savoir quoi dire. Arthur prit la parole pour elles.
_ Je ne suis pas seul… mes sœurs sont là Maman… On a réussi… Elles sont là, on est réunis, annonça Arthur d’une voix rayonnante teintée d’émotions.
_ Maman… balbutièrent les deux sœurs avant de fondre en larmes.
Sur le coup, personne ne comprit comment c’était possible. Tout le monde voulait parler en même temps et expliquer son histoire, mais une voix les rappela à l’ordre.
_ Laissez Manon parler, je crois que c’est elle qui en sait le plus à présent, déclara Andzrev d’une voix étonnamment assurée.
_ Andzrev, tu es là ? Tu as réussi ! s’enthousiasma Manon.
_ Avec Flopin… souffla-t-il.
Le télépathe confirma sans cacher son émotion face à ces retrouvailles radiophoniques. Il avait tant de choses à lui dire, mais à présent c’était à elle de parler. Flopin et lui échangèrent quelques mots puis il insista pour qu’elle raconte ce qu’elle avait vécu après son départ, en lui précisant qu’il s’était chargé de leur dire tout ce qui s’était passé avant. Manon raconta leur arrivée dans les camps avec Solaïne et ses retrouvailles avec Vikthor et Arthur. Elle précisa également ce qu’elle lui avait caché, son lien avec la Déesse et le triangle de Sélénite. Tous furent étonnés, mais personne ne la coupa. Les yeghes eux-mêmes ne connaissaient pas tous ces détails.
_ Incroyable… souffla Tomàs.
_ Mauvais présage, rétorqua Flopin avant de se prendre un coup de coude d’Andzrev.
_ Dommage que vous ne soyez pas là pour repousser la milice et l’armée kalokas. Le ministre les a envoyées tuer Bénédit, ajouta Sophya pragmatique.
_ Il a quoi ? s’insurgea Vikthor.
_ En venant ici, Hestia a mis la milice sur nos traces. Ils retournent les alentours de Mÿrre pour nous retrouver, précisa-t-elle sèchement.
Tout le monde remarqua son ton désinvolte, mais personne ne releva. On n’avait pas le temps de prendre les choses à cœur. La guerre frappait à leur porte.
_ Il faut vous enfuir ! s’alarma Solaïne apeurée.
_ Combattre serait plus judicieux, on peut pas se permettre de perdre cet endroit stratégique, proposa Gaultier songeur.
_ Le combat est inéluctable, mais vous pouvez gagner du temps, ajouta Achot.
_ Inélu quoi ? le coupa Krÿ perdu dans la discussion.
_ Inévitable, précisa Zorina en le bousculant pour le faire taire.
_ Très bien, qu’est-ce que tu proposes professeur ? demanda Sophya prête à en découdre.
_ De vous camoufler. Ne vous laissez pas trouver, accueillez-les quand bon vous semblera.
_ J’ai pensé à déclencher un brouillard, mais ça confirmerait notre présence.
_ Elle a déjà était confirmé, répliqua Achot. Mais je serais plutôt d’avis de lancer une tempête de sable. Le brouillard c’est ce que tu fais d’habitude, la tempête c’est monnaie courante dans votre région, non ? Heureux hasard ou non, ils n’en seront pas certains. Et surtout, vous vous savez ce que c’est de vivre avec. Les miliciens et les Kalokas, j’en doute.
_ Oui, nous pourrons les espionner en retour et choisir notre plan et notre endroit de bataille. Tu es redoutable dans l’art de la guerre Achot, ajouta Bénédit la voix confiante.
_ Je ferais un bon ministre, plaisanta le professeur en remontant maladroitement ses lunettes sur son nez aquilin.
Une heure avez déjà passée entre effusion sentimentale, conquête des secrets et plan de bataille. S’ils ne voulaient pas se faire prendre, les prisonniers des Lendemains Sans Peur devaient rejoindre leurs cabanes au plus vite. Ils avaient raté le souper, si on pouvait appeler cela ainsi. Ils ne pouvaient pas se permettre de rater l’appel du soir également. Sinon on les aurait cherchait, sinon on aurait voulu connaitre la raison de leur absence.
_ Il est temps pour nous de vous quitter, précisa Gaultier en maitre de cérémonie.
_ Maintenons un échange par semaine à présent, en temps de guerre ce sera un minimum, répondit Bénédit.
_ Chaque soir, nous sommes ici même à 19h. Si vous avez une urgence comme aujourd’hui, n’attendez pas.
_ Pareil pour vous et surtout prenez soin de vous, ajouta l’ancien Élu.
_ Sophya… je suis fière de toi, acheva Vikthor avant d’éteindre le poste sans attendre la réponse.
Chacun regagna sa cabane dans le silence comme à chaque fois. Ils avaient l’impression qu’ils apprenaient de nouvelles révélations à chaque réunion. Mais maintenant qu’ils étaient tous rassemblés, ils se sentaient poussés des ails. Éloignés par des milliers de kilomètres, ils avaient l’impression d’être pourtant si proches de leur famille et de leurs amis résistants. L’espoir flottait à nouveau parmi la joyeuse bande. Si bien qu’ils en avaient oublié l’heure. L’appel avait commencé sans eux et ça n’annonçait rien de bon. Achot Amegh faisait partie des premiers de la liste et il avait manqué à l’appel. Il allait devoir rendre des comptes et Gaultier ne pourrait rien pour lui. Pas cette fois. L’officier qui lui tomba dessus quand il se présenta n’avait pas l’air de prendre la chose à la légère. Gaultier se fit violence pour laisser le milicien emmener son âme sœur loin de lui. Cette nuit, Achot ne passerait pas la nuit auprès de lui. Cette nuit, l’espoir que leur avait insufflé le poste de radio ne tiendrait pas jusqu’à l’aube.