Chapitre 24 : Choisir son camp

Siegfried et Sygn avaient déjà visité les Jardins avant ce jour-là. En compagnie de leur mère, le lac paraissait miroir d'argent et les plantes, sculptures de jade et d'émeraude ; mais en son absence, une ombre se mouvait, dissimulée dans les reflets éblouissants de l'eau. Avaient-ils réellement le droit de se trouver là ? C'est une question que ne se posait pas Siegfried. Il avançait en terrain conquis, là où Sygn, alerte, guettait le moindre bruit - ou le moindre silence suspect. Elle éprouvait un profond malaise à blasphémer les lieux, car en l'absence de Torunn, ils n'étaient pas tant des étrangers tolérés que des intrus.

Il flottait dans l'air une puissance impalpable, sans odeur et sans empreinte, semblable à celle laissée par le monstre dans le flanc de la montagne. Les souvenirs des Jardins émanaient de la terre, de l'eau, de l'air. Le souvenir du vent, dont le cours avait été altéré par l'apparition du Pont. Le souvenir de l'eau dont la surface s'était brisée. Le souvenir de l'herbe plongée dans l'ombre. Le pied du Pont s'était ancré ici même. De ses vives couleurs persistaient une teinte diaphane, diluée à la surface du lac. S'en était-elle allée ? Torunn était partie, sinon ils l'auraient trouvée ici.

Le cœur de Sygn se serra. Sa mère, en lui apprenant à écouter les Jardins, lui avait légué quelque chose. Telle était la raison qui poussait toute une myriade d'éléments à se confier. La reconnaissaient-ils comme leur gardienne régente ou bien s'agissait-il d'un message laissé par leur déesse ? Sygn se sentit brièvement flattée d'être la seule à pouvoir le décrypter ; avant de réaliser qu'une telle offrande ne ressemblait pas à sa mère. Torunn essayait de l'enchaîner à cet endroit. Pourquoi ? Parce qu'elle redoutait que ses actes n'entachent la prodigieuse destinée de son fils ? Se serait-elle abaissée à penser à la manière des asgardiens qu'elle méprisait tant ? Elle lui donnait bien trop d'importance. Comment aurait-elle pu avoir le moindre rôle ? C'était stupide.

« Sygn, tu as vu ça ? Il est là. Regarde ! »

Torunn avait laissé un présent pour Siegfried. Un garçon. Non, un homme. Aux membres de grès et aux cheveux de charbon. Agenouillé, de lourdes chaînes tendaient ses bras en croix. Le métal ceignait ses bras et englobait ses mains. Sa tête avait basculé, menton contre thorax. Il semblait dormir. C'était lui. Un poids s'enfonça dans la poitrine de Sygn et la cloua sur place. Elle avait secrètement espéré tomber sur une Bête. Il aurait été si simple que sa chevelure soit crinière ! Que ses mains se terminent par des griffes ! Que sa respiration régulière soit sifflée par une langue bifide logée entre des crochets couverts de venin.

Toutefois, Sygn ne voyait devant elle qu'un homme.

Siegfried tendait le bras pour atteindre sa hache, fixée à la sangle barrant son dos. Lui, ne voyait qu'un butin.

« Qu'est-ce que tu fais ?

— C'est lui, c'est ce que tu disais, non ? Mieux vaut l'abattre tout de suite avant qu'il ne fasse plus de dégâts ou qu'il ne reprenne son apparence de...

— Tu ne vas pas le tuer comme ça ? Attends ! »

Sygn lui barra la route. Siegfried, plus haut de deux têtes, ne détachait pas le regard du prisonnier ; Sans doute s'imaginait-il déjà, exposant sa tête tranchée aux yeux d'Alldrheim.

« Tu ne peux pas faire ça. Je t'en prie !

— C'est ce pourquoi je suis né, Sygn, fit-il en tournant le manche de sa hache d'un habile moulinet de poignet. C'est une occasion en or. Allez, pousse-toi !"

— Nous ne savons même pas de qui il s'agit ! continua-t-elle en le poursuivant. Il n'est certainement pas celui que tu cherches ! Imagines-tu un instant le dragon s'offrir à toi si facilement ? Regarde-le ! On dirait un bouc livré en sacrifice. C'est un homme. Juste un homme. Tu ne serais qu'un lâche de t'en prendre à lui alors qu'il ne semble même pas conscient !

— Un lâche ? »

Siegfried avait subitement pivoté. Son regard d'acier pétrifia Sygn.

« Tu avais promis de cesser tes idioties, grinça-t-il. N'as-tu pas juré m'accompagner ? Ou bien n'es-tu là que pour te mettre en travers de ma route ? 

Au-dessus d'eux, logé quelque part dans les branches, un corbeau croassa à gosier déployé. Sygn y lut un mauvais présage que Siegfried repoussa en la dégageant à nouveau de son chemin.

« Et Heimdall ! lança Sygn après un sursaut. Heimdall te voit ! Lui, il saura. Les Nornes t'ont fait Tueur de Fléau, pas meurtrier ! »

L'oiseau se moqua de plus belle. Siegfried jeta un regard assassin vers les cimes des arbres sans réussir à le débusquer. Qui prétendait se moquer de lui ? Les éclats de rires assourdissants l'obligèrent à élever le ton :

« Il importe peu à Heimdall que ma tâche soit ardue tant qu'elle est exécutée !

— Et notre mère ! As-tu pensé à elle ? Que pensera-t-elle ? »

La lame de la hache chuta d'une longueur de bras. Sygn se félicita intérieurement, sans crier victoire. Trop tôt. Une brèche venait à peine de s'ouvrir.

« Oh, ça je peux te le dire ! renchérit-elle. J'ai passé suffisamment de temps avec elle pour le savoir. Elle a raconté à chaque arbre de cette maudite forêt que son fils était un chasseur de monstres et que bientôt, tous en seraient témoins ! La rumeur se répandra plus vite que tu ne l'imagines si tu la déçois. »

La silhouette noire du corbeau se détacha de celle des branches. Il s'envola et commença à décrire un large cercle, à la manière des vautours guettant une proie. Il piailla et quelques instants après, son cri fut repris par un chœur d'oiseaux cachés dans les troncs et dans les branches. Bien qu'alliée en apparence, sa présence inquiétait Sygn. Qu'était-ce donc que cette créature qui les épiait ?

Siegfried suivait sa ronde, endêvé d'entendre pareille calomnie s'étendre si rapidement. Au moins, daigna-t-il écouter Sygn. Sa réponse fut un grognement d'ours mécontent de voir le poisson lui glisser entre les pattes.

« Je veux seulement lui parler. Pour savoir qui il est. Je veux te voir réussir, c'est évident. Mais il pourrait bien s'agir d'un piège. Un piège tendu par le dieu de la discorde, lui-même, afin de te ridiculiser ou de narguer les dieux. Ne te souviens-tu pas des récits de notre mère à son sujet ? De cette fois où la lame du bourreau s'est abattue sur sa nuque et ...

— Je connais cette histoire aussi bien que toi !

— Ne le laisse pas se vanter de t'avoir eu avec un appât si grossier. »

Siegfried croyait à ce que racontait Torunn ainsi que ce que prétendait Heimdall et Heimdall accusait le dieu Loki de tous les maux. L'argument fit mouche et au fond, Sygn se trouvait idiote de ne pas l'avoir employé plus tôt. Un nouveau grognement inintelligible lui donna la permission d'agir.

Tête enfoncée dans les épaules, c'est avec une extrême précaution qu'elle contourna son frère, évita son ombre et esquiva jusqu'à son regard. Siegfried ne la lâcherait pas. Elle craignait qu'il ne devine, rien qu'à la regarder. Des mots, des mots, qui se transformaient en mensonges. Des hypothèses qu'elle lançait en les savant idiotes. Des cachoteries qui lui donnaient une longueur d'avance et qui, par le poids de la honte, s'avéraient aussi douloureuses à porter que ne l'étaient les connaissances des Nornes, fussent-elles accablées des souffrances passées ou des drames futurs. Tôt ou tard, Siegfried finirait par le découvrir.

Son cœur tambourinait un peu plus fort à mesure que la distance entre le prisonnier des Jardins et elle se réduisait. Son souffle se suspendit quand elle se trouvât à une longueur de bras de lui. Elle n'avait aucune idée de ce qui suivrait. Ce qu'elle allait lui dire. Parlait-il ? Cet homme... Il n'en était pas un. Sygn avait éprouvé sa solitude, suintant de chaque roche de la caverne. Son isolement retentissait dans toute la forêt, comme le hurlement d'un fantôme. Cent mues pourraient se détacher de ses muscles sans que cela ne parvienne à atténuer sa douleur. Aucun homme ne pouvait endurer pareil calvaire. En était-il encore un, malgré tout ? Il était plus que cela. Pas seulement parce qu'il descendait d'une sorcière. Pas non plus parce qu'il avait été élevé par l'obscurité. Parce qu'il y avait survécu. N'avait-il pas suffisamment souffert pour être épargné ?

Sygn s'agenouilla auprès de lui et se racla doucement la gorge, sans qu'il ne réagisse. En revanche, il respirait. Il respirait ! Il aurait été si simple qu'il soit déjà mort.

Les doigts de Sygn effleurèrent les chaînes qui alourdissaient et imprimaient leur teinte anthracite sur ses poignets. Les maillons de métal tintèrent les uns contre les autres. Il émit un râle tandis que ses épaules roulèrent mollement autour de son cou. Soudain, son visage, d'une pâleur maladive, surgit d'entre les pans épais de sa chevelure. Après quelques battements de ses paupières chiffonnées, se découvrirent deux yeux aussi sombres que ceux de Lopten. Une grimace froissait son expression.

Sygn avait ôté sa main avec la gêne d'une voleuse prise sur le fait. La fièvre rougit ses joues. Le sang pulsait, brûlant contre ses tempes. En fait, c'était lui, cet homme aux traits d'enfant, qui la détaillait comme une bête curieuse.

Le silence était étourdissant. Les yeux noirs du garçon avaient la semblance de deux gouffres sans fond. Sygn se sentait minuscule. Insignifiante. Comment pouvait-elle prétendre le sauver de cette obscurité qui tourbillonnait dans ses prunelles ?

« Tu... Tu es... Tu es le fils de la sorcière, de Lopten, finit-elle par dire à voix basse. 

Il ne parut pas entendre. Ou alors, il décida de l'ignorer. Ses yeux glissaient sur cette femme dont il ne saisissait pas la posture. Lokten connaissait la présence de son geôlier et celle, très occasionnelle, de sa mère. L'un ne venait que pour le narguer et l'autre pour lui répéter que quelqu'un l'aimait. L'aimer. Lui. Cependant, il ne la connaissait pas, elle. Que devait-il en attendre ?

« Lokten. C'est ton nom », parut-elle se souvenir.

Alors, il inclina doucement la tête, dans un mouvement de curiosité. Cette femme, ce devait être elle.

« C'est toi. Celle qui l'a aidée. De l'autre côté de la porte. »

De crainte de renverser les larmes qui débordaient de ses yeux, Sygn acquiesça lentement.

« Mon nom est Sygn. »

Lokten observa le mince plissement de son front. Elle, Sygn, puisque c'était ainsi qu'elle se nommait, fronçait à peine ses sourcils délicats. Craignait-elle de les froisser ? Son regard s'était posé sur sa manche.

« Ce manteau appartient à ma mère, dit-elle sans l'accuser.

— Elle m'a piégé.

— Je... je m'en doutais. Je suis désolée. »

Le spectacle de ses mains, se nouant et se dénouant pour masquer leur tremblement captivait Lokten. Il en oubliait ses entraves. Quel singulier spectacle que cette femme, cherchant ses mots. De quoi était-elle désolée ? Une ombre bougea derrière elle, interrompant sa contemplation. Une ombre haute et massive dont le pas fit tressaillir Sygn.

« Je vais t'aider à partir, je te le jure, murmura-t-elle à la hâte. Mais pour cela... Ne redeviens pas un dragon, je t'en prie. Il ne faut pas... Il n'attend que ça. Laisse-moi un peu de temps. Je vais trouver un moyen.

— Ma mère a dit qu'il fallait te faire... »

Confiance.

Le mot s'évanouit. Tout était subitement devenu froid et sombre. La menace se trouvait derrière Sygn et sa carrure faisait barrage aux maigres rayons du soleil. Lokten tendit le cou pour la voir. Cette chose qui déployait l'obscurité ne l'effrayait pas, lui.

« Alors ? C'est lui ?

— Non, couina-t-elle, les larmes aux bords des yeux.

Trop tard.

— C'est seulement un homme que notre mère a puni pour être entré sur son territoire, parvint-elle à dire de sa voix tremblante. J'imagine que... qu'elle espérait attirer le dragon avec cet appât.

— Alors pourquoi l'avoir couvert de son manteau ? »

Lokten voyait le rose de ses joues se diluer dans ses larmes. Elle voulut répondre quelque chose mais sa voix n'était plus qu'un murmure mourant. Lokten n'aimait pas ça. Il n'apprécia pas la voir pleurer.

« Détache-le. Tout de suite. »

Muette et livide, Sygn ignora quelle force la porta auprès de Spiegel, lui fit prendre le couteau de chasse, caché dans l'une des sacoches et la ramena entre Siegfried et Lokten. Les maillons s'écartèrent sous le levier de sa lame mais les mains du garçon demeuraient les prisonnières du métal. Penchée sur lui, Sygn constata l'odieux stratagème de ces entraves, mâchoire dont les crocs se plantaient dans les poignets de sa victime. Une odeur de sang poisseux se mêlait à celle, ferreuse, des chaînes. Sygn tenta de l'en défaire mais Lokten se dégagea vivement. Bien qu'il grimaçât à chaque mouvement, il parvint à se relever.

Son équilibre instable n'inspira pas la moindre pitié à Siegfried, qui se plut à le provoquer. Par des mots, par des gestes, par la menace. Sous son joug, Lokten battait en retraite sans le quitter des yeux. Du manche de sa hache, Siegfried le harcelait comme un chien que l'on excite avant un combat. Il lui arracha des grognements, le fit trébucher et s'écorcher les jambes. Du sang ruisselait de ses bras. Lokten se relevait, chaque fois plus voûté.

Sygn comprenait ce que tentait de faire son frère, mais de toute évidence, ça ne fonctionnerait pas. Lokten était faible, sa peau luisait de fièvre et il perdait du sang. Pour autant, elle ne sut ni bouger ni parler. Elle avait émergé des tunnels de la Cité avec la ferme intention de ne plus céder à la peur. C'était une décision bien aisée quand elle n'impliquait pas la déception d'un être aimé. La peine l'étranglait. Pour la première fois depuis son retour, Sygn se demanda si cet homme cruel n'avait pas toujours vécu tapi dans les entrailles de son frère. Si finalement, ce frère n'était pas qu'un masque revêtu par cet Autre. Ce n'était pas la seule création d'un dieu. C'était un personnage forgé par Torunn depuis l'aube de son existence et seulement sublimé par Heimdall.

Siegfried acculait Lokten sur la rive du lac. Sa lame fendit l'air et déchira un pan du manteau de Torunn. Le corbeau continuait sa spirale dans le ciel. L'heure du festin approchait. Sygn le contemplait, incapable d'affronter les attaques perverses de Siegfried. Et puis, le corbeau croassa, sonnant un glas macabre.

Au sol, Lokten se tordait de douleur. Elle le dévorait, tel un brasier. Ses poings de métal frappaient la terre. Son corps brûlait d'une fièvre qui jaunissait le blanc de ses yeux et en fendait les pupilles.

Le sourire narquois de Siegfried retomba. Du dos de son adversaire, s'extrayaient deux excroissances d'os et de membranes. Son visage se déformait et ses écailles déchiquetèrent l'étoffe de son manteau. Lokten, que la difformité rendait monstrueux, rugit. Ses ailes atrophiées fouettèrent les airs et dans leur effort, repoussèrent Siegfried. Sa hache lui glissa des mains. Il s'écroula lourdement tandis que Lokten, cloué au sol, s'affolait comme un loup avec une patte prise dans un piège. Siegfried se mit à ramper pour récupérer son arme. Lokten le vit, et en un éclair, lui planta dans le bras la paire d'ergots qui marquaient les articulations de ses ailes. Le hurlement de Siegfried déchira le cœur de sa sœur.

Le sang afflua tout à coup dans les veines de Sygn. Leurs regards se retrouvèrent comme deux aimants. Siegfried suppliait son secours, pathétique dans son armure souillée de boue et son visage dégoulinant de rage.

Assourdie par les échos des croassements sauvages, aucune autre pensée ne vint à Sygn hormis celle qui lui exhortait de sauver son frère, dont le sang étalait son empreinte. Elle se précipita dans la mêlée.

Lokten se trouvait coincé entre homme et Bête. Des écailles le recouvraient mais quelque chose contraignait sa transformation. Sygn se jeta sur lui. Ils basculèrent tous les deux dans le lac. L'eau aurait tout aussi bien pu lui ronger la chair. Par de grands gestes, il se débattait à la surface du lac avec autant de force et d'angoisse que si les milles bras du Kraken étaient en train de se refermer sur lui.

Sygn l'abandonna à sa détresse à contrecœur, le temps de rejoindre Siegfried, qui était sur le point d'atteindre Spiegel, attachée un peu plus loin. Sans lui accorder un mot, elle lui offrit son appui et l'aida à se relever - non sans une grimace. A l'instant où il fut à sa hauteur, elle le gifla de toutes ses forces. Le choc lui fouetta la paume autant qu'elle marqua la joue de son frère.

Hissé sur la jument, Siegfried tenait à peine droit. Il tremblait, noyé dans une sueur froide. Il n'avait jamais supporté la vue du sang. Du sien, encore moins. Un flot répugnant de bile lui coulait sur le menton. Ses yeux se réduisaient à deux fentes. Il était à peine conscient.

Sygn le défia du regard, sans indulgence. Puis, il lui sembla la voir, qui murmurait quelque chose à l'oreille de Spiegel. Ses sabots martelèrent le sol et elle déguerpit aussitôt. Siegfried rebondissait sur son dos à chaque secousse, bringuebalé comme une poupée de chiffons.

Sygn sut qu'il ne tarderait plus à tourner de l'œil.

Une tension forte bandait chacun de ses muscles, durcissait ses veines et ses nerfs. Spiegel ramènerait Siegfried à la Maison-dans-l 'Arbre. Avec un peu de chance, Siegfried y reprendrait conscience et saurait choisir parmi les onguents. Lazare finirait par l'y retrouver. Durant ces quelques jours de répit, voila ce qu’elle venait de s’offrir.

Elle pivota lentement, repoussant le plus longtemps possible le spectacle de la terreur de Lokten, dont les rugissements furieux s'étaient éteints. Il avait réussi à patauger jusqu'à la berge. Il frissonnait, transit.

En l'approchant, elle lui présenta ses mains vides. Elle se réjouissait de retrouver son visage vierge d'écailles. Exténué par sa transformation avortée, Lokten se roula en boule, lové dans son manteau trempé et partiellement déchiqueté. Il tressaillit quand une main dégagea ses mèches collantes de son front. Sygn ne tenta même pas de lui ôter son vêtement. Elle dit quelque chose qu'il n'entendit pas.

Lokten ferma les yeux un instant, pour reprendre son souffle et quand il les rouvrit, le soir tombait.

Une odeur piquante crépitait à quelques pas. A la force des bras, il se traîna jusqu'au cercle de pierres au centre duquel dansaient de grands spectres orangers. Il y faisait une chaleur réconfortante qui apaisa sa fièvre glacée. Sygn était assise là. Ses mains s'affairaient méticuleusement.

« Tu ne dois pas trop bouger pour le moment. Tu es blessé. »

Lokten prit conscience que quelque chose de visqueux recouvrait son ventre.

« C'est un onguent, précisa Sygn avant qu'il ne pose la question. C'est pour que les plaies ne s'infectent pas. »

Il découvrit aussi des bandages imprégnés d'une pâte verdâtre autour de ses poignets. Avec précaution, ses doigts se pliaient et se dépliaient - sans que leur mouvement ne soit puni par la morsure du métal. En revanche, ses articulations grouillaient de picotements. Le long de ses bras, courraient de minces filigranes gris, comme des traits de fusain, et qui s'estompaient au niveau des coudes.

« Dans les chaînes, il devait y avoir une sorte de poison, poursuivait-elle en s'obstinant à ne pas le regarder. L'eau du lac... elle a calmé sa propagation mais je pense que ça ne suffira pas. J'ai fait avec ce que j'ai trouvé mais demain... demain j'irai chercher quelque chose de plus efficace. Il faut te reposer en attendant. Il faut que tu récupères vite. Siegfried finira par revenir. Cette nuit, je surveillerai les alentours. »

A la lueur du foyer, Lokten reconnut enfin ce que manipulait la jeune femme. Une carcasse d'oiseau. D'un petit oiseau. Le feu ne faisait qu'une bouchée de ses plumes. Sygn lui enfonça une branche dans le gosier et la lui tendit. Elle s'était réservé un oiseau plus petit encore. Sans comprendre, Lokten l'imita tandis qu'elle approchait sa broche des flammes.

Ils mangèrent sans mot dire. Lokten ne parvint pas à penser ce soir-là. Ses membres endoloris accaparaient la moindre de ses pensées. Il mâcha une patte terreuse que lui donna Sygn. Pour endormir le mal.

Sygn ne savait pas ce que ses propres mots signifiaient. Le mal. Quel mal cherchait-elle à endormir ? Celui qu'éprouvait Lokten ? Celui qu'elle ressentait chaque fois que son regard se posait sur le garçon-dragon ? Celui qu'elle avait causé à Siegfried ? Celui qu'elle lirait dans les yeux de son frère à leurs prochaines retrouvailles ?

Au moins n'eut-elle pas besoin de combattre le sommeil. Il se détournait d'elle, de toutes manières. Elle songea à plonger dans l'esprit du corbeau moqueur mais lui aussi, avait disparu. Il dormait sans doute. Tout le monde dormait, bercé par le clapotis du Grand Fleuve.  

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