Chapitre 25 : la pomme et le serpent

Cette nuit ressemblait aux précédentes. Sygn errait sur un ponton de verre tandis que sous ses pieds, le flot du Grand Fleuve la narguait. Toute la forêt s'y baignait, bercée par l'inaltérable carillon de son clapotis. Même Lokten avait cédé à son appel.

Ses plaies se refermaient, mais en dépit de la nourriture qu'il ingurgitait chaque jour, la force lui manquait encore. Quelques pas suffisaient à faire luire son front de sueur. La fièvre lui donnait des vertiges à tel point qu'il ne cessait de perdre l'équilibre.

La perversité du stratagème de Torunn ne surprenait pas réellement Sygn. Sa mère ne vivait que pour la destinée de son fils et elle avait œuvré pour lui assurer une victoire aisée. Et quelle victoire ! Un dragon emprisonné dans une apparence humaine, cloué au sol par des chaînes et abruti par le poison ! Quel grand guerrier aurait fait Siegfried en se recouvrant d'un sang si valeureusement versé !

Sygn de redouterait cependant son retour. Siegfried se ficherait de n'avoir en face de lui qu'un homme. Sa hache réclamerait de s'abattre sur une nuque, fusse-t-elle couverte d'écailles ou d'une peau tendre. Au mieux réaliserait-il son erreur et faute de massacre à présenter à Alldrheim, il considérerait cette traque comme un entraînement. Au pire y verrait-il le sacrifice nécessaire à son apaisement. Dans cette histoire, Lokten n'était rien de plus qu'un gibier. Sygn peinait à le regarder en face. N'avait-elle pas conduit Siegfried jusqu'à lui ? Croiser les yeux de son frère ne serait guère plus aisé. Ne l'avait-elle pas trahi ?

Il fallait partir, et vite.

En une poignée de jours, Sygn avait tracé des dizaines de runes dans l'écorce, prié l'Ancien dieu ainsi que le lui avait enseigné sa mère, écrasé mille plantes entre un mortier de pierre et un pilon de fortune. Elle avait concocté cent onguents, potions et remèdes divers. Des ampoules éclataient au creux de ses paumes. Ses phalanges blanchies, les muscles échauffés de ses bras, la tension dans ses épaules, grandissaient autant que la frustration. Ses souffrances ne signifiaient rien, comparées à celles de Lokten et les nuits qu'elle passait, isolée du monde, n'égalaient en rien les ténèbres de sa geôle. Pour faire taire les voix saboteuses de ses pensées, Sygn s'entêtait, s'écorchant les doigts sur les épines des ronces, usant ses ongles à sang en creusant la terre à la recherche de racines, s'éraflant les jambes et les bras sur l'écorce et la pierre. Du moins jusqu'à ce soir-là, où, dans les Jardins, il ne demeurât plus une baie, plus une feuille, plus une tige, plus un pétale dont elle n'eût tenté d'extraire un remède.

Narquois, le lac lui offrait un reflet pathétique, aux yeux humides et au nez rougi, désolé et impuissant. Sygn se fixait, mauvaise, envahie par l’unique certitude de son échec. Celle qu'elle regardait ne réussissait rien, ne tenait aucune promesse, n'avait aucune parole.

Et ce fleuve, qui continuait de couler ! Sa maudite musique l'insupportait. Il berçait les dormeurs mais tourmentait les autres. Tenait-il à la torturer ainsi longtemps ? Qu'il la noie ! Qu'il l'emporte et que ses bras, jamais ne la relâchent !

Près des dernières braises encore fumantes, Lokten dormait, ratatiné sur lui-même. Sygn lui remonta la veste sous le menton avant de s'éloigner. Elle jalousait trop l'éphémère légèreté de son cœur pour rester plus longtemps, à portée de ses ronflements.

Avalée par l'obscurité glaciale des nuits hivernales, elle déplora plus que jamais l'absence de Spiegel. La jument lui aurait offert la chaleur de son flanc et sa crinière hirsute aurait tressé une couverture sur ses épaules. Même la compagnie du corbeau moqueur, envolé quelques jours plus tôt, lui manquait.

Cette nuit-là, les Jardins assistèrent à l'errance de leur apathique gardienne. Elle glissa au travers des reliefs tailladés par un rayon de lune et se fraya un passage parmi les hautes silhouettes noires des arbres. Chaque courant d'air hérissèrent ses bras, déversant leur souffle de fantôme jusque dans le creux de son dos. Au-dessus de sa tête, les branches semblaient prêtes à l'attraper.

Sygn retint sa respiration, obligeant son corps à n'accorder son énergie qu'à ces pas qu'elle avait longtemps refusé de faire. De l'autre côté des Jardins, le sentier se mourrait au pied d'une colline que l'ombre n'osait toucher. Le scintillement du gel lui donnait la semblance d'un colossal serpent de nacre. Le plus précieux trésor de Torunn résidait en sa tête dressée. Le plus dangereux, aussi. Les dieux s'étaient déchirés par sa faute. Les rais d'argent de la lune se dispersaient dans le prisme de ses écailles et dans les perles d'or de ses nombreux yeux.

Une auréole de brume couronnait l'Arbre de vie. Son tronc arqué saluait les mains tendues vers lui. A la fois souverain grandiose des bois et apparition spectrale, il se tenait au sommet de sa cour,  soucieux de partager la richesse débordant de ses doigts.

Sygn ressentit son aura chaleureuse, chassant les griffes de la froide saison. Les racines du pommier décrivaient une spirale qui se poursuivait bien au-delà de sa vue. Posées sur la voûte de son feuillage, ses fruits brillaient comme autant d'étoiles.

Aux pieds de ce dieu silencieux, Sygn se mit à hésiter. Comment pouvait-elle lui faire confiance ? Que lui prendrait-il en échange de ses précieux cadeaux ? Cette richesse avait provoqué la jalousie des dieux et conduit Idunn au trépas. Aux portes de son jugement, se pressaient l'imminence du retour de Siegfried et les inévitables conséquences de son geste. Plusieurs fois, elle tendit la main avant de se raviser.

Un seul de ces fruits guérirait Lokten. Il partirait et Siegfried arriverait trop tard. Siegfried la haïrait pour cela. Ce pourrait être la sienne, cette vie qu'il prendrait pour apaiser sa rage. Et si elle ne cueillait pas cette pomme ? Le sang de Lokten pourrirait. Il mourrait là, d'empoisonnement ou de la main de Siegfried. Alors Sygn se haïrait elle-même. Son chemin se séparait en deux voies qui, de toutes manières, se réunissaient à la fin.

Un sifflement s'insinua dans la respiration régulière des Jardins. La main de Sygn se figea à nouveau. Entre les branches de l'Arbre, une créature qui ne tarda pas à se révéler. Les yeux verts et fendus d'un serpent la considéraient avec curiosité. Ce n'était pas tant la peur qui battait dans les tempes de Sygn, qu'un intérêt partagé. Quelque chose de familier se dégageait de sa présence.

« Une décision difficile que celle-ci, dit-il.

Ses lèvres d'écailles s'écartèrent en un sourire moqueur.

« La Sorcière a-t-elle interdit à quiconque de goutter ces fruits ?

— Aucune plante de son territoire n'est proscrite, mais en ce qui concerne cet arbre, ces pommes, elle choisit ceux qui sont dignes d'y goûter, répondit Sygn dans un souffle. Qu'arrivera-t-il si j'en cueille une seule sans sa permission ? L'Arbre de vie se changera-t-il en poison ?

— La Sorcière pervertirait ainsi le souvenir de sa sœur. Au contraire, en sa mémoire, elle les aura rendus plus merveilleux qu'ils ne l'étaient autrefois.

— Plus merveilleux et plus dangereux.

— Une route dangereuse n'est pas une route interdite.

— Ne pas s'en emparer serait plus sage.

— Ce n'est pas la sagesse qui a blessé votre ami. La Sagesse aurait dû vous pousser aux côtés de votre frère. Je crains qu'il soit malheureusement trop tard pour parler de Sagesse. »

Les serpents étaient intelligents et ceux qui en prenaient l'apparence, redoutables. N'était-elle pas venue jusqu'ici pour cela ? Pour ces maudites pommes ? Le Serpent disait vrai : la Sagesse n'avait pas été sa guide dans les Jardins de Torunn. Alors pourquoi l'invoquer ?

« Ne serait-il pas plaisant de prendre plus que les miettes laissées par les Dieux ?

— C'est à cause de l'un d'entre eux que Lokten est blessé.

— Depuis le jour où vous vous êtes interposée à la lame de votre frère, vous avez estimé qu'il était de votre devoir de rétablir cette injustice. C'était autrefois le rôle des dieux mais cela fait bien longtemps qu'ils vous ont abandonné. »

Le cœur de Sygn battait la mesure dans sa poitrine, tambour de guerre frappé à l'heure de l'offensive. Cette percussion profonde fit naître une vague qui recouvrit toute autre pensée. Dans un souffle, elle se hissa sur la pointe des pieds, les yeux irrésistiblement attirés par l'éclat d'or des fruits de la discorde. Ils scintillaient comme le trésor maudit des Nibelungen. Au contact chaud de la pomme, une vague plus haute émergea des profondeurs pour engloutir d'un trait tout le paysage. Il n'y eut plus que les ténèbres autour de Sygn et elles lui murmuraient, de leurs voix sifflantes qu'il ne lui appartenait pas d'user un tel pouvoir, pas plus qu'il ne lui appartenait de s'opposer aux prédictions des Nornes.

Alors pourquoi suis-je là, en cet instant, s'il ne m'appartient pas d'exister ? eût envie de leur rétorquer Sygn. Nul ne s'était donné la peine de lui confier une route à suivre. Qu'attendait-on d'elle en ce cas ? Qu'elle erre éternellement entre les lignes du Tissage, ombre silencieuse et docile ?

Elle agrippa la pomme et la décrocha de l'Arbre et son aura solaire chassa les ombres.

Le Serpent émit un sifflement satisfait.

Familier, aux oreilles de Sygn.

Il était le corbeau.

Il était bien plus que cela. Ses visages se déclinaient en autant de nuances que n'en comptait le ciel au gré des saisons. Ses talents lui avaient octroyé un accès au refuge d'une Sorcière aussi cachottière qu'impitoyable.

Que venait-il y faire ?

Glissant la pomme d'or dans sa besace, Sygn serra le couteau de chasse dans la poche intérieure. Ses phalanges blanchirent sous l'effet de la pression. Pourtant, elle savait que cette lame, aussi aiguisée fusse-t-elle, ne lui serait d'aucun secours.

« Montrez-vous. »

Sur le fil du rasoir, sa voix avait trahi une hésitation qui se propageait dans son bras. Le couteau glissait dans sa paume moite.

Le regard du reptile s'éteignit derrière le voile de sa paupière. Il parut déçu à tel point que Sygn regretta son hostilité. La silhouette commença à se tordre comme un torchon que l'on essore. Elle s'étirait, se nouait et se brisait. Un instant, elle disparut derrière l'écorce. Sygn retenait sa respiration, poumons crispés.

Et puis, dans un rai de lune, il réapparut, son apparence modelée sur celle d'un homme grand et longiligne, à la peau de marbre. Auréole incandescente, ses cheveux flottaient autour de sa nuque et de ses joues creusées. Les lèvres chiffonnées par de minces cicatrices, gravait son nouveau visage d'une expression taquine.

Sygn se sentait minuscule en sa présence. Ses yeux vifs pétillaient de centaines de vies, éveillées derrières ses prunelles d'émeraude. Il était le dieu que les héros de contes redoutaient de croiser.

Ce qui intimidait le plus Sygn, fut qu'il ne ressemblât en rien au dieu décadent d'Alldrheim. Elle se souvenait de Heimdall, de la vaine débauche de richesses incrustées jusque dans sa chair, au point de le figer dans une attitude lasse et autoritaire.  Le changeur de formes, lui, ondulait comme le serpent qu'il venait de quitter, en se délectant de l'effet provoqué par son apparition. Sa beauté se nourrissait de la lumière de la lune et de l'obscurité de la nuit.

« Vous êtes...

— Le dieu que l'on dit fourbe, coupa-t-il de sa voix soyeuse. Toutefois, Loki est un nom qui me sied bien mieux. »

Il s'étira, pareil à un chat après une longue sieste.

« Que dit-on de moi, en ces terres éloignées ?

— On dit ... on dit que votre langue est aussi fourchue que celle d'un serpent.»

Aussitôt, il lui tira la langue ; parfaitement normale. 

« Vous voyez bien que c'est faux. Que dit-on d'autre ?

— On dit... on dit aussi que vous êtes un menteur, le faiseur de tous les maux.

— Croyez-vous en ces rumeurs ?

— C'est ce qu'on dit, répondit prudemment Sygn en se souvenant de la mise en garde de Torunn. Pour le moment, je ne peux attester que de votre nom. »

Loki arqua un sourcil et sa surprise déclencha tout un réseau de réactions. Ses joues se relâchèrent, l'arc de sa bouche tressaillit et même sa posture parut soulagée d'une tension.

Sygn sentit sa propre expression se détendre. Sa réponse avait été la bonne. Retenu en suspension le temps d'un battement blême, le sang reprit sa course dans ses veines.

« Vous connaissez mon nom, mais j'ignore le vôtre.

— Sygn.

— Sygn, répéta-t-il avec un air suspicieux.

— Oui. Sygn.

— Me voici enchanté, Dame Sygn

D'une élégante courbette, Loki lui prit la main pour y souffler un baiser. Sygn la retira aussi sec. Dès lors, cette main, elle ne sut plus quoi en faire. Elle la glissa dans sa poche, puis dans son sac, puis dans ses cheveux avant de la laisser tordre le bas de sa tunique. Son regard n'était guère plus serein. Il fuyait vers le tronc du pommier, vers ses racines, vers ses propres pieds. Une bouffée de chaleur soudaine flamba la courbe de ses oreilles.

« Les dieux ne s'aventurent plus au-delà d'Asgard depuis longtemps, fit-elle en tâchant de dissiper son malaise.

Loki haussa les épaules, la mine réjouie.

« La mort du Vieux a changé certaines choses et le marché de la Sorcière qui a bâti ces Jardin en a bouleversé bien d’autres. Le retour de la Vie éternelle à Asgard en échange d'un sacrifice ! Rien que ça ! Bien sûr, ils ont refusé par principe, parce que les dieux ne font pas de sacrifices, ils ont davantage coutume d'en recevoir. Toutefois, aux grands maux, les grands remèdes ! Raillait joyeusement Loki. La proposition en fait cogiter certaines mais avant de se froisser un muscle trop rarement utilisé, elles veulent une preuve.

— Une preuve que la Sorcière a bel et bien de quoi honorer sa promesse, comprit Sygn.

— C'est en effet la raison de ma venue.

— Alors pourquoi ne pas les avoir déjà prises ? Elles sont là et pourtant vous épiez les Jardins depuis des jours.

— Votre frère m'a livré un spectacle divertissant dont j'aimerai connaître le dernier acte avant de repartir.

— Vous l'avez suivi, n'est-ce pas ? A-t-il atteint la maison ?

— Oh, il va mieux que votre ami, lança Loki avec nonchalance. D'ailleurs, vous devriez vous hâter. Votre frère ne tardera pas à revenir.»

Et il ne mentait pas. A quelques lieues des Jardins, le galop lourd de Spiegel martelait la terre, talonné par celui de deux autres destriers plus légers.

 

 

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