Chapitre 3

Ely se tenait en première place de la haie d’honneur formée par les domestiques de la maison. Tous étaient figés dans une raideur, provoquée autant sous l’effet de l’amidon enduisant leur tablier blanc que sous la tension palpable émanant de la Maîtresse. 

Tête droite, épaules en arrière, Ely luttait à chaque seconde pour maintenir une bonne position. Crispés par l’enjeu de la soirée, les poils de ses bras se hérissaient sous l’effet de l’atmosphère électrique courant sur les murs du couloir étroit. Sans bouger le visage, elle balaya du regard les toilettes portées par le reste du personnel.

En première ligne, la douce Marie, inspirait et expirait de façon retenue, pour contenir sa généreuse poitrine dans le décolleté ajustée de sa robe noire. Ely ressentit quelques peines pour elle. La Maîtresse n’avait pas jugé bon d’investir une nouvelle tenue pour tout le monde.

Les hommes de la maison n’avaient pas été épargnés. Leur cou rougissait à mesure que la dentelle rêche des cols à jabot venait se frotter avec insistance à leur peau. 

Ely remarqua qu’au poignet de son voisin, un des boutons nacrés menaçait de tomber. Elle déglutit à cette idée. Elle savait à quel point, un détail paraissant si anodin, pouvait provoquer de si grandes conséquences. 

Sur le perron de la maison, la Maîtresse trépignait en attendant ses invités. Sous le large auvent, les flammes dansaient dans les lanternes. La soie de sa robe absorbait la lumière vacillante s’échappant par petites étincelles, faisant chatoyer la profonde couleur émeraude. La taille sculptée par le corset, les épaules dénudées et bordées par de fines lignes de perles de cristal scintillantes, le port de tête fier, rehaussé par un chignon haut sophistiqué, mettait en valeur ses cheveux d’un noir jais. Sous une apparence altière et raffinée, nul n’aurait pu soupçonner la violence qu’elle cachait. Une âme sombre dans un écrin de joaillerie. 

Les mains jointes, le regard impatient, la Maîtresse prenait un plaisir non dissimulé, à exciter l’intérêt des nombreux voisins qui s’agglutinaient dans toute la rue.

Lentement, sa tête pivota sur la droite, faisant balancer imperceptiblement ses boucles d’oreilles dorées. Un faible écho de bruit de sabots frappant le sol pavé était parvenu jusqu’à elle. La marée de curieux se sépara en deux bras, laissant jaillir une calèche richement décorée, tirée par un attelage composé de quatre étalons majestueux. Leur robe marron luisait de sueur, des volutes de fumée s’échappaient de leurs naseaux éreintés, tandis que le cocher dirigeait fermement son équipage pour s’arrêter avec précision devant le perron.

L’attention de la Maîtresse étant entièrement tournée vers eux, Ely en profita pour se décaler légèrement du rang et observer les premiers invités arriver. Le conducteur sauta de son siège pour se précipiter devant la porte de la calèche dorée à l’or fin, et déployer un minuscule escalier en métal forgé. L’air solennel, le corps au garde-à-vous, sa main saisit fermement la poignée et ouvrit la porte pour laisser sortir son éminent propriétaire.

Un pied délicatement chaussé d’un soulier en soie noir, orné d’une broche brillant des feux de mille diamants, se posa sur la première marche. Dans l’embrasure de l’entrée, une silhouette se déplia pour s’extraire de la calèche. Toute l’attention était fixée sur lui, glissant avec envie, sur son costume d’une élégante sobriété ainsi que son haut de forme soulignant parfaitement l’ovale de son visage. Le gris perle du taffetas de sa tenue mettait en valeur sa large carrure. Son regard transperça la foule, sans leur apporter quelconque intêret.

D’un geste gracieux, sa main épousseta rapidement sa veste, tandis que l’autre était posée sur le pommeau finement ciselé et argenté de sa canne sculpté dans un bois précieux. Ely ne voyait que le dos de la Maîtresse. Aux tressaillements de ses épaules délicates, et aux petits muscles de sa nuque qui frémissait, elle la savait tendue. 

Il y a finalement un peu d’humanité dans cette bête sauvage, s’étonna Ely.

— Cher ami, soyez le bienvenu. Mon humble demeure devient la vôtre.

Les yeux de l’inconnu balayèrent la façade de la résidence puis la tenue de la Maîtresse. Ses lèvres esquissèrent un imperceptible mouvement, puis il inclina très légèrement son buste en avant dans un semblant de salutation.

— C’est un plaisir, Madame de Chavard, répondit-il d’une voix hautaine et distante

La Maîtresse l’invita d’un geste à la suivre à l’intérieur de la maison et ensemble, ils prirent la direction de la salle de réception. Ely ferma la marche, déstabilisée par la situation. Elle se questionna sur l’identité de ce convive provoquant tant de servitude et d’anxiété chez sa Maîtresse. 

Ely se focalisa sur le doux froufrou émanant de sa robe, afin d’éviter de se laisser submerger par un stress teinté d’excitation. Depuis qu’elle travaillait ici, il n’y avait jamais eu de réception organisée.

La Maîtresse sembla retrouver sa confiance naturelle en passant les deux battants en bois sculptés, des portes du salon grand ouvertes. Avec élégance, elle s’assit sur l’un des nombreux sofas disposés dans la pièce. Son invité lui préféra un fauteuil crapaud, lui faisant face.

 Ely s’installa discrètement dans un coin, attentive au moindre geste indiquant que sa présence était requise, pour le service des liqueurs ou mignardises. Ayant passé son après-midi à se reposer, elle n’avait pas eu le loisir d’apprécier les préparatifs exécutés par les autres domestiques. Habituellement, cette salle de réception restait fermée et pour la première fois, Ely pénétrait dans ce lieu. 

Le lustre possédait plusieurs étages, composés de multiples pampilles de cristal éclaboussant d’une lumière étincelante et scintillante les arabesques des moulures du plafond. Un parquet point de Hongrie habillait le sol, il n’y avait pas eu d’économie sur la cire d’abeille pour le rendre éclatant. Au milieu de la pièce était déposé un tapis aux motifs enlacés, dont l’épaisseur avalait tous les bruits de pas. Un sentiment de fierté gonfla la poitrine d’Ely. Elle savait la Maîtresse riche, le reste de la maison possédait tous les conforts réservés à la haute bourgeoisie, mais cette pièce en était le joyau royal. 

Peu à peu, les invités arrivèrent. Certains en petits groupes, d’autres en solo. Tous arboraient des tenues d’une apparente simplicité, mais qui par la finesse et les détails parsemés, laissait entrevoir le statut privilégié de leur propriétaire. Ely, attentive à la moindre gestuelle de la Maîtresse, devinait à un mouvement d’index qu’il lui fallait remplir les coupes vides. Une bouche pincée l’envoyait proposer quelques mignardises. 

Les pieds effleurant le sol, elle se dirigea vers la console sur laquelle avaient été disposés les rafraîchissements. Une par une, elle déposa avec précaution les flûtes de cristal sur le plateau argenté. Sans trembler, elle souleva l’ensemble et se faufila parmi les invités pour qu’ils puissent se désaltérer.

L’atmosphère se réchauffait au rythme des coupes de vin pétillant avalées.

Quelques éclats de rire sonores s’élevèrent au-dessus du brouhaha de discussion. Les joues des Dames perdaient de leur pâleur pour gagner en couleur, tandis que dans l’œil de ses Messieurs une étincelle aux lueurs canaille, commençait à émerger. Nombre de leurs regards glissaient sur la gorge profondément mise en valeur de la Maîtresse, s’amusant follement de la situation.

Pendant que leur esprit s’enfonçait dans son décolleté, elle multipliait les questions indiscrètes, leur arrachant quelques secrets qu’ils n’auraient jamais dévoilés sans ce diabolique mariage d’alcool et de chair.

Le talent de La Maîtresse ne se limitait pas à la gent masculine. Les femmes succombaient avec tout autant de facilité. Ely admirait l’aisance de la Maîtresse, à camoufler son mépris pour elles. Pas d’œillade ou de lèvres faussement gonflées de désir… La technique était tout autre. Elle venait flatter leur ego en se montrant ignorante, innocente. Belle et bête. Un loup caché sous les traits d’un agneau.

Les gorges se désaltéraient et les langues se déliaient.

Écoute, Ely, c’est pour toi.

Un léger étourdissement faillit lui faire lâcher son plateau. Il s’agissait de la même voix entendue après sa sieste. Un froncement de sourcil stoppa net sa réflexion. La Maîtresse regardait avec agacement le verre vide de son invité, celui arrivé en premier, qu’elle n’avait pas quitté de la soirée. Ely se dépêcha de reprendre son service.

— Et cette chuchoteuse alors, que s’est-il passé, dîtes moi tout, Armand, je suis certaine qu’avec votre position privilégiée à la cour du roi, murmura la Maîtresse, les coudes sur ses genoux, laissant le loisir à son voisin de se perdre dans cette vision d’un décolleté généreusement offert.

Malgré toute la discrétion enrobant sa voix, un lourd silence se propagea autour d’eux. Les Dames se rapprochèrent, certaines n’hésitant pas à s’asseoir au pied du voisin de conversation de la Maîtresse. Les Messieurs, quant à eux, se tenaient immobiles, les moustaches tendues et les oreilles attentives. Échauffé par l’alcool englouti et tous les regards braqués sur lui, cet homme se leva et se lança dans un long monologue, excitant la curiosité de chacun, semant un piètre suspens dans son discours, tout en faisant virevolter sa canne au pommeau argenté.

Ely le remercia intérieurement, car après plusieurs heures à piétiner et à porter le plateau lourdement chargé, ses bras se tétanisaient pendant que ses pieds fleurissaient de cloques et d’ampoules au contact prolongé de ses souliers neufs. Mais peu lui importaient ces désagréments. Elle était parfaite ce soir. Elle reprit sa place au coin de la pièce, près de la console où étaient déposés les rafraîchissements et observait de loin ce Armand gesticulant dans tous les sens tout en captivant son auditoire. Le pommeau argenté de sa canne virevoltait, fendant l’air pour appuyer certains propos. A cette distance, elle entendait à peine ce qui se disait, et ne cherchait pas à tendre l’oreille. Elle connaissait déjà cette histoire, circulant au marché, ce matin.

Alors que tous les yeux étaient dirigés sur lui, Ely s’aperçut qu’un des hommes postés derrière la Maîtresse la scrutait. À plusieurs reprises dans la soirée, leur regard s’était croisé. Sa tenue était légèrement différente des autres convives. Plus coloré, plus décoré, plus ostentatoire. Elle avait déjà vu ce type d’étoffes vendu au marché. Les marchands se vantaient de les ramener des frontières les plus lointaines du royaume. Elle se demanda si lui aussi venait de là-bas.

Regarde et écoute, Ely, c’est pour toi.

Un éclair de migraine d’une violence incroyable fusa dans sa tête. Pendant quelques instants, sa vision et son ouïe s’évaporèrent. Et dans ce sombre intervalle, un flot de flashs d’images et de mots surgissant de nulle part dévalèrent dans son esprit.

Kidnappé, Chuchotteuse, deuil, Roi, nouveau, torture, mystère…

À ces mots en désordre s’entremêlaient les lacets en soie du corset d’une robe émeraude, le cristal délicat d’une flûte vidée et un éclat argenté virevoltant dans les airs. Ely avait la sensation que son crâne était pris dans un étau infernal, se resserrant peu à peu, jusqu’à ce que les os de ses tempes douloureuses cèdent sous la pression. Brutalement, elle retrouva la vue et l’audition. Cette soudaineté lui fit perdre l’équilibre. Son pied trébucha dans l’angle du tapis et sans réfléchir, sa main droite chercha un appui auquel se raccrocher pour se stabiliser, mais ne rencontra que l’anse du plateau argenté déposer sur le rebord de la console. 

Le bruit sourd de ce large plat frappant le sol, fut suivi par une cascade sonnante et fracassante du cristal des flûtes s’explosant à toute allure contre le parquet. La lumière du lustre se reflétait dans le liquide répandu sur les lattes du plancher, et ricochait contre les éclats de verre scintillant comme une rivière de diamant. Les joues devenues écarlates, les jambes tremblantes, les oreilles bourdonnantes, Ely ne s’aperçut pas du silence qu’elle venait de provoquer. Elle ne s’aperçut pas que tout le monde l’observait, médusé.

La seule chose qu’elle voyait, c’était les pupilles noires de la Maîtresse qui s’élargissaient. Deux cercles infiniment sombres dans lesquelles, elle avait la sensation de tomber encore et encore, à grande vitesse sans espoir, sans filet. Ce regard qui lui transperçait l’abdomen et ravivait la flamme de ces cicatrices.

Le visage impassible, il s’échappa de sa bouche un petit rire amusé. Rapidement, les autres personnes de l’assemblée l’imitèrent et en peu de temps une vague de fou rire secoua l’assistance.

— Mesdames, Messieurs, ma domestique vient de sonner l’heure du dîner ! s’exclama la Maîtresse.

Deux employés de maison patientant à l’entrée de la pièce, ouvrirent les deux battants de la salle à manger dans une parfaite coordination. Se plaçant de part et d’autre de la porte, ils inclinèrent la tête au passage de chacun des invités. Peu à peu, la salle de réception se vida, laissant Ely et la Maîtresse seule. En tête à tête. Dans le couloir, elle vit l’inconnu à la tenue coloré lui jeter un dernier coup d’œil avant de se désintéresser d’elle, tandis que le reste du personnel fixait le plafond, avec obstination.

Des frissons prenaient naissance à la racine des longs cheveux ondulés d’Ely, s’engouffrant dans sa gorge asséchée pour se disperser en milliers d’aiguilles acérées entre son ventre nauséeux et son cœur terrorisé.

— La soirée est terminée pour toi, quelqu’un d’autre va prendre le relais. Tu peux aller te coucher, je te verrais demain, chuchota la Maîtresse, avant de partir rejoindre ses convives.

Elle lui tourna le dos dans un mouvement brusque, le courant d’air provoqué fit céder les jambes d’Ely. Ses genoux s’écrasèrent mollement contre le tapis, puis ce fut le tour de ses mains, de son buste, de ses joues.

Étendu de tout son corps sur le sol, son regard fixait la porte de la salle de réception, où le fantôme de la silhouette de la Maîtresse la menaçait. Cette phrase si anodine prononcée dans un souffle était remplie de promesses aux couleurs les plus sombres que son martinet allait tenir avec grand plaisir. Il n’avait jamais failli. Jamais.

L’esprit brisé, recollé et modelé à grands coups de fouet, Ely se releva, ramassa lentment chacun des morceaux de baccarat cassé, d’éponger le liquide qui avait coulé sur le parquet puis de ranger les flûtes survivantes dans l’armoire à vaisselle. Un pli de rideau à remettre en place, le coin du tapis à repositionner dans le bon angle, des petits tapotements délicats de la main pour regonfler les coussins des sofas, qu’elle réaligna avec minutie. Comme si prolonger sa présence dans ce lieu et en prendre soin pouvait effacer ce qui venait de se passer. Comme si le temps pouvait s’arrêter pour que demain n’arrive jamais.

L’estomac d’ely se crispa lorsqu’elle entendit les bouches pleines de gibiers rôtis s’esclaffer, le bruit des fourchettes raclant sans ménagement les assiettes, le cristal des verres qui chantaient sous les vibrations des points excités qui frappent les tables. Elle vérifia une dernière fois l’organisation de la salle de réception, elle referma les portes. Elle ignora les regards désolés et fuyants des autres domestiques, puis remonta lentement le long couloir.

Une marche après l’autre, l’esprit anesthésié, elle gravit l’escalier menant à sa chambre. Arrivée au pied de son lit, dans cette pièce désespérément vide, elle se déshabilla doucement. Il était inutile de se dépêcher. Le reste du personnel se trouvait encore au rez-de-chaussée, à leur poste. Elle plia avec tendresse sa jolie robe aux couleurs sucrées et la déposa délicatement sur sa table de chevet.

Du bout des doigts, elle caressa les extrémités de ses cicatrices qui couraient sur ses flancs et qui commençaient tout juste à dégonfler et à blanchir. 

Vous aurez bientôt de nouvelles copines, fût la seule pensée que son esprit torturé put formuler.

Après avoir revêtu sa large chemise grise, Ely se glissa sous la couverture. L’odeur de lessive lui apportait un peu de réconfort, comme si cette sensation de propre venait laver ses péchés, venait laver l’obscurité de sa vie. Par les battants de la fenêtre toujours ouverts, les étoiles clignotaient à leur rythme et la brise s’invita pour caresser les joues d’Ely, évaporant la sueur de son front, née de la peur du lendemain.

Chaque grincement de lattes, la faisait frémir. Pourtant elle savait que la Maîtresse ne serait pas là avant le lever du soleil. Elle savait que la Maîtresse aimait cette attente, insoutenable pour l’une, excitante pour l’autre. Elle savait que ce moment faisait partie de la punition. 

Elle savait que demain, la fatigue de cette courte nuit allait exacerber la douleur. 

Ses mains s’agrippèrent à la couverture épaisse, son nez s’enfonça dedans à la recherche de réconfort et elle resta immobile, quelques minutes ou quelques heures.

Et cette nuit-là, dans ses rêves, Ely hurla.

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Alice_Lath
Posté le 08/02/2025
"L’atmosphère se réchauffait au rythme des choupettes avalées" => Des coupettes, j'imagine ?
"Elle savait la Maîtresse riche, le reste de la maison possédait tous les conforts réservés à la haute bourgeoisie" => j'imaginais que la dame était plutôt noble ?
J'ai beaucoup apprécié la précision avec laquelle tu décris les tenues et le décor dans ce chapitre, c'est vraiment très immersif ! On commence à deviner également un peu ce qui se trame hihi j'ai très hâte que le lien avec UJU apparaisse
Pour savoir également, est-ce que tu souhaites un type de retour en particulier sur cette histoire ? Plutôt lectrice ou BL ?
Courage Ely pour le lendemain : ')
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