Mama
Son surnom était presque aussi vieux qu'elle.
Marie-Ange Malherbe adorait les confitures. Chaque jour, dès lors que seize heures frappaient, elle sirotait son thé de la main droite, fumait ses roulées de la gauche en dégustant pain ou brioche et confiture. Les confitures nécessitaient seulement le tour de main, les brioche, quant à elles, demandaient patience, technique et une bonne dose de muscles dans les bras. À ceux qui lui demandaient pourquoi elle n'achetait pas un pétrin elle répondait : ça emmerdera mes mains. Elle inspecta la boule bien gonflée puis la reposa sur l'assiette, satisfaite. Pour ce qui était du pain, elle se ravitaillait à la boulangerie toutes les semaines. Il savait en faire du bon. Le petit connaissait son métier. La mie était aérée, la croûte solide et exquise. Du bon travail. Quand elle revenait chez-elle avec les sacs remplis de gros pains elle inspirait à fond. Elle en congelait une partie puis laissait le reste dans sa panière qu'elle recouvrait d'un torchon propre. Elle lavait tout au savon de Marseille et n'avait pas confiance en ces produits vendus en grande surface. Elle n'aimait pas imaginer ce qu'il y avait dans ces liquides embouteillés. Marie-Ange Malherbe n'était pas du genre à laisser son imagination divaguer. Elle faisait partie de cette génération fidèle au possible.
Mais, en cet après-midi, tout était différent. La confiture avait un goût amer et le pain semblait sec. Le thé était trop infusé et les cigarettes trop chargées. Tout en mangeant dans son rocking-chair, Mama fixait avec inquiétude l'autre bout du jardin.
Marie-Ange Malherbe avait sa routine. Celle d'une octogénaire suractive. La maison était grande, il y avait de quoi se tenir occupée. Rien que la poussière lui demandait toute une journée mais elle tenait à tout faire elle même. Il était hors de question d'engager quelqu'un. Question de principes, disait-elle aux curieux. Elle tenait certainement ça de sa propre mère : faut jamais payer quelqu'un pour nettoyer derrière soi. C'est un coup à se prendre un couteau sale dans le bide. En revanche, Mama Malherbe et sa mère n'avaient jamais rien dit à propos des robots aspirateurs. Tic et Tac faisaient donc l'affaire. L'un en haut, l'autre en bas. Il fallait simplement penser à bien laisser les portes ouvertes. Mama avait donc du temps pour arpenter son jardin dont elle prenait le plus grand soin. Elle l'avait vu grandir, l'avait fait grandir toutes ces années durant. C'était aussi le seul souvenir qu'elle avait de Gaspard. Certes, il y avait la maison, mais le jardin avait une toute autre signification. Il lui était vital.
C'est pour ça qu'en cet après-midi, tout était différent.
Mama soupira, se leva et s'engagea dans le jardin. Elle espérait avoir rêvé. Si seulement. Ses vieilles jambes robustes évitèrent les flaques sur les marches en pierre lisse pour rejoindre la pelouse. Elle passa devant les carrés d'herbes à tisanes, aromatiques et médicinales. Sa verveine citronnelle embaumait l'air et les tiges de ciboulette se dressaient bien droites. Encadré de pelouse et de rondins de bois, le petit sentier de cailloux ronds craqua sous ses pas pressés. Bouillonnante depuis les premières lueurs, Mama inspira à fond les senteurs. Ici et là, lavandes et pivoines. Le dôme de glycine et, en dessous, dahlias, jacinthes et hibiscus. Le yoga olfactif resta innéficace. Plus surprenant, ses rangés de myrtilliers garnis, sa fierté du moment, la laissèrent totalement indifférente. Elle eut cependant un regard tendre envers ses fraisiers et framboisiers tout juste sortis d'un printemps mouvementé.
Les abeilles dansaient au paradis perdu.
Arrivée au niveau de Starsky et Hutch, ses deux épouvantails, elle inspecta une nouvelle fois l'endroit où le coupable avait atterri.
- Et vous n'avez rien vu vous deux, pesta-t-elle main sur les hanches.
Mama suivit une nouvelle fois les traces qui passaient, telle une traînée de sang, sur le tapis de coquelicots sous les arbres fruitiers. Elle arriva aux rangées d'hortensias. Le lieu du crime...
Un foulard couvrant sa bouche et son nez, elle s'agenouilla au milieu des bourdonnements pour faire face aux victimes. La scène infecte lui donna la nausée. Et, dans l'incompréhension la plus totale, Mama resta sans solutions. Comme ce matin, elle demeurait muette face à ce spectacle nauséabond. Désespérée, elle détourna le regard. Qui pouvait faire une chose pareille ? Cueillir une fleur revenait à ôter une vie, c'était de notoriété publique. Que fallait-il donc penser des arracheurs ? Car, Mama avait à faire à un véritable tueur en série. Plusieurs hortensias avaient été défigurés, tailladés et leurs corps habituellement verdoyants avaient été dépecés. Là où hier les fleurs rayonnaient, il n'y avait plus que des trous donnant sur l'herbe jonchée de cadavres arrachés à la vie. Mama plia les jambes et examina encore et encore les pétales orphelins. À la manière du détective star de TF1 elle plissa les yeux en mettant ses lunettes de soleil. Presbyte, Mama, tâtonna vainement dans les herbes folles à la recherche d'indices. Ses articulations craquèrent lorsqu'elle se releva. Malgré cette tragédie, certaines choses restaient à faire et il ne fallait pas se faire d'illusion : avoir les plus beaux hortensias de la région attirait jalousie et convoitise. Avec une liste de coupables plausibles en tête, elle s'arrêta devant ses myrtilliers injustement ignorés pour décharger leurs branches des fruits trop murs. Elle les stocka dans les poches de sa blouse verte à motifs floraux tout en se faisant une promesse : son châtiment serait terrible. Cette horrible affaire n'avait que trop durée. La quatrième fois en deux semaines. Une main d'Homme était coupable c'était certain. Même les chiens n'oseraient pas faire une chose pareille.
On enquête pas pour si peu Madame Malherbe. Mama n'en avait pas cru ses oreilles lorsqu'elle était allée se plaindre. Il avait bien insisté sur son nom quand elle s'était rendue au poste de police. C'était encore à cause de cette histoire. De ce putain d'hôtel. Bouffons, songea Mama bien décidée à mener l'enquête de son côté.
Sa montre indiquait dix-huit heures lorsqu'elle décida qu'il était temps de faire chauffer les marmites. Tout en réfléchissant aux potentiels suspects, elle se dirigea vers l'abri, lieu où la magie opérait. Sous le saule pleureur et donnant sur le lac, l’abri qui jadis accueillait les barques était maintenant clôt par un bel antivol rose bonbon qu'elle déverrouilla. Un équipement de professionnel voulait dire une protection professionnelle. En inspectant la façade, Mama se demanda s'il ne valait mieux pas installer des caméras de surveillance. Elle se ravisa puis fit coulisser la porte métallique sans grande difficulté. Une odeur fruitée et sucrée vint l'accueillir lorsqu'elle entra. Les lumières tamisées envahirent l'intérieur de l'abri pour révéler une batterie de casseroles et de bassines en cuivre. Les pleines attendaient sur un grand plan de travail central. Les vides et récurées étaient suspendues au mur du fond. Adossé au plan de travail, un grand piano faisait face aux bassines pleines de myrtilles. Sur la gauche, un évier et un établi courraient le long du mur. Les pots, vides ou pleins y régnaient en désordre. Mama noua son tablier, démarra son poste de télévision qu'elle régla sur TF1 puis alluma les fourneaux.
Le générique du dernier épisode des Experts débutait lorsque Mama referma et isola le dernier pot de confiture. Il restait des cuissons à terminer mais tout était bien. Elle se voyait déjà au lendemain matin, filant sur son triporteur électrique. Pour la première fois de la journée, Mama eut un sourire. Elle avait presque oublié son assassin.