JO
Un an avant,
JO ne savait pas ce qu'il foutait là. Enfin, il savait pourquoi il se dirigeait vers le jardin de la vieille à deux heures du mat'. Mais, plus généralement, il ne savait pas ce qu'il foutait là. Il était le pur produit de la génération Z : un être étrange entre le startupper névrosé et l'immobile connecté. Il était de cette génération, celle du champ des trop possibles, celle d'un monde tactile. Il suffisait de tendre un bras bien musclé pour attraper de la fumée entre des doigts trop fins. En ce qui le concernait, JO n'avait jamais poussé les portes d'une salle de musculation et il fallait avouer que l'immobilisme ne lui déplaisait guère. À vingt ans passés, le visage couvert d'une barbe timide et le corps pas vraiment adulte, il vivait toujours dans le bled qui l'avait vu grandir. Une petite ville autour d'un grand lac en forme de papillon.
Il habitait dans la maison familiale, l'une des premières de la ville. Elle était à lui les trois-quarts de l'année à cause des envies globe-trotteuses de sa tante. Comme toutes les premières maisons à avoir été construites ici, elle avait une vue imprenable sur le lac et ses eaux sombres été comme hiver. On avait une impression d'abysses quand on plongeait la tête sous l'eau. Ce lac lui rappelait les premières expériences. La baise, l'alcool, la fumette et les réunions de famille. Il y avait été dépucelé au lendemain de sa première cuite au rhum arrangé. Elle était un peu plus âgée que lui et montait à la capitale à la fin de l'été. Ils ne s'étaient jamais revus, n'avaient jamais gardé contact. JO n'était pas doué pour garder contact. C'était ici précisement, se rappela-t-il en passant devant ce qui avait été un lavoir accessible par un petit sentier noyé dans la végétation. Ici, comme partout d'ailleurs, les fougères poussaient comme du chiendent.
Ce n'était pas un hasard si JO avait élu domicile dans cette grande baraque familiale. Depuis son enfance, il y passait quelques semaines à l'occasion du regroupement familial. Fils, filles, frères, soeurs, cousins, cousines. La dernière réunion datait d'il y a trois ans et pour une fois ils n'étaient qu'entre cousins, la génération du dessus s'étant déchirée après la disparition du patriarche. Les griefs du passé et les blessures non cicatrisées s'étaient liés aux questions d'héritage. JO se souvenait de ce fameux repas où les verres et assiettes avaient volé. Il se souvenait des regards gênés d'une génération et de la colère aveugle, longtemps réprimée, de l'autre. Trois ans déjà, songea-t-il. Aujourd'hui, tous les autres avaient leur vie, étudiante, travailleuse, voyageuse ou familiale. JO, lui, restait bloqué. Cette dernière réunion avait marqué la fin d'un temps, les au revoir et adieux. JO éprouva ce sentiment étrange qui vient lorsque les souvenirs de l'enfance se noient dans les réalités de la vie nouvelle. Un angoisse soudaine venue des tripes lui monta dans la gorge. Une angoisse prête à le fouttre à quatre pattes comme un chien prêt à vomir. Sans qu'il puisse trouver d'explication valable, ce monde lui foutait la trouille à s'en rendre malade. Et tout ça était marqué sur ses mains aux doigts rongés jusqu'au sang qui, parfois, s'infectaient puis gonflaient en abcès prêts à exploser à la moindre pression. Il savait pas ce qu'il foutait là.
Il marchait le long du lac, sur les petits sentiers pour être certain de ne croiser personne. Et, comme d'habitude, personne. Les individus noctambules plausibles se limitaient à quelques belettes agressives et aux chats de gouttières pouilleux. Pas de SDF, pas de violence, pas de misère, pas d'extrêmes dans la ville au lac papillon. Il n'y avait pas de soucis loin de tout et tout allait bien dans le meilleur des mondes. Le long du lac, seul le cri des batraciens et les chants d'insectes accompagnaient sa marche. Ils sonnaient faux. Il marchait à contretemps. L'esprit embrumé par ce capharnaüm ambiant, JO s'arrêta quelques instants, le temps d'allumer une clope à herbes. Il inhala lentement, puis savoura en expulsant la merde de brouillard. Il serpenta entre les arbustes touffus avec, comme seule lumière, le bout rougeoyant de sa clope. Il connaissait ce chemin par coeur et déboucha sur le sentier principal. Il respira mieux. Enfin. À gauche, le lac amenait une fraîcheur bienvenue sous le ciel orageux. À droite, il pouvait distinguer les lueurs blanchâtres des réverbères au milieu des conifères. JO s'installa sur le banc tagué aux abords du lac plat, une matière noire inquiétante prête à avaler les imprudents noyés dans leur marche aveugle. De l'autre côté, le rivage apparaissait comme une ligne tranchant l'horizon. Les réverbère : phares pour le voyageur égaré.
Il balança son mégot dans la poubelle puis scruta le mur d'un peu moins de trois mètres qu'il allait devoir escalader. C'était là. Juste derrière se trouvait l'ancien abri et, plus loin, la maison. Il évalua ses chances de réussite. Si le lierre retenait ses soixante kilos tout se passerai bien. Il hésita puis l'angoisse de manquer eut raison de lui. Il accrocha les premières branches puis testa leur solidité avant de se lancer. à sa grande surprise, il se hissa facilement en haut du mur pour se figer sous une branche de pin. Protégé des rayons de lune, il se fit sentinelle pour scruter la nuit à la recherche d'un mouvement dans le jardin. En contre-bas, les allées s'étendaient jusqu'à l'abri. à droite, tandis que son regard dévalait le terrain pentu, il pouvait apercevoir le dôme de glycine. Tout était noir, pas de mouvement, rien. Sous l'effet de sa clope à herbes et avec un peu de confiance retrouvée, il s'amusa à pivoter sur le mur par petits bonds. Son pied dérapa sur le lierre encore humide et il bascula de l'autre côté en étouffant un cri ridicule. L'épaisse pelouse amorti sa chute puis il se laissa entraîner par la pente douce. D'épaisses ronces le stoppèrent en s'enfonçant dans son bas ventre. Il poussa un gémissement rapidement couvert par le concert nocturne des batraciens. Immobile. Oreille tendue. Calme plat. Caché au milieu des buissons il réalisa qu'il se trouvait en plein milieu de toiles d'araignées qui lui couvraient maintenant le visage et les bras. Arachnophobe, il se redressa paniqué en imaginant les petits corps velus parcourir le sien. Il s'extirpa des buissons en tentant de se débarrasser des toiles qui s'accrochaient inexorablement. Il se secoua, sautilla sur place comme un pantin désarticulé tiré par les fils de soie. Son rythme cardiaque revint peu à peu à son état normal et ce n'est qu'alors qu'il sentit les regards posés sur lui. Ils l'avaient été dès l'instant où son corps avait chuté dans le jardin interdit. Il leva les yeux pour apercevoir les deux silhouettes dressées à contre-lune. Elles surplombaient, immenses, un sourire carnassier aux lèvres. Sorties d'un cauchemar, elles le fixaient. Des prunelles noires accusatrices prêtes à fondre sur lui, le voleur imbécile.